« E pur si muove ». François Stasse, conseiller d’Etat, ancien directeur général de la Bibliothèque nationale de France de 1998 à 2001, vient de publier un essai sur son expérience à la tête de l’établissement et sur la genèse de celui-ci.
Ce livre devrait intéresser un cercle de lecteurs qui va bien au-delà des familiers des quatre tours du quartier Tolbiac. Il nous apprend beaucoup de choses sur François Mitterrand face à ces grands travaux qu’il affectionnait tant , mais aussi sur la France des années 1990.
Le 14 juillet 1988, François Mitterrand annonce à la télévision la création d’une bibliothèque d’un genre nouveau. Elle prendra la succession de la bibliothèque Richelieu, elle communiquera par réseau informatique – c’est la nouveauté – avec des universités, des centres de recherche, des bibliothèques répartis dans le monde entier.
Florilège
L’auteur – ceux qui le connaissent le savent – ne prise pas particulièrement la caricature et le poncif. Son ouvrage est un florilège des plus belles perles de ces « spécialistes » qui n’ont cessé de colporter fausses nouvelles et rumeurs, insinuations malveillantes pendant toutes ces années. L’oubli est souvent salutaire, mais un historien français installé aux Etats-Unis parla d’un « monument élevé à l’éviscération du socialisme français », et, l’édifice une fois construit – ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres – un journal populaire du matin n’a t-il pas annoncé l’inondation des sous-sols par les eaux de la Seine en crue. Ce n’était qu’une fuite d’eau provoquée par un joint défectueux. Dans ce concert – on devrait dire, cette cacophonie – la voix de Pierre Nora se fit heureusement entendre qui tout en ne faisant pas mystère de ses critères, eut à cœur de rechercher des solutions.
Le mérite de François Stasse est de tenter de formuler la réponse la plus juste à toutes les questions que soulève ce projet, et il le fait avec clarté et mesure. Et d’abord fallait-il construire une nouvelle bibliothèque à Paris, au lieu de doter plus généreusement le budget national de la lecture publique? La même critique a toujours accompagné cette politique de grands équipements culturels. La réponse de François Stasse est nuancée. La vétusté et l’exiguïté des locaux de la rue de Richelieu auraient rendu bientôt la situation insupportable. Parmi les adversaires du projet, combien étaient-ils qui avaient fait la queue à l’entrée de la rue de Richelieu? L’avaient-ils oublié? François Stasse relate la levée de boucliers que suscita chez les conservateurs de bibliothèques la parution du rapport Beck qui préparait les esprits à un déménagement et à la construction d’un nouveau bâtiment, mais le conservatisme (sans jeu de mot) dont ils firent alors preuve, aura pour effet de les écarter des décisions qui allaient suivre. Certaines erreurs auraient pu être évitées, sans ce premier court-circuit.
Un amateur de livres
L’auteur déplore que l’équivoque ait continué de planer pendant longtemps sur la coexistence de deux projets concurrents: la bibliothèque traditionnelle et la bibliothèque du futur qui diffuse des connaissances vers un public lointain et disséminé, au lieu que la traditionnelle accueille des lecteurs. « Si l’idée était vraiment de miniaturiser les documents par l’informatique, fallait -il alors une très grande bibliothèque »? se demande-t-il. Mais hormis Jacques Attali, ils étaient peu nombreux à croire en cette idée: la vague Internet n’avait pas encore atteint la France. Il était donc prévisible que la bibliothèque traditionnelle l’emporte sur l’autre, sans doute d’ailleurs provisoirement. Que François Mitterrand ait été amateur de livres anciens et rares, n’y fut en tout cas pour rien.
Ce dernier n’est d’ailleurs pas le personnage principal du livre. François Mitterrand nomma l’écrivain et journaliste Dominique Jamet à la tête de l’opération, ce qui acheva de fâcher les bibliothécaires qui virent là une mauvaise manière. Il prit quelques grandes décisions; il entérina l’abandon de la bibliothèque « futuriste » et renonça à l’idée que la nouvelle bibliothèque se partagerait les rôles avec l’ancienne selon une césure située en 1945. Il était surtout soucieux que les travaux fussent suffisamment avancés avant les élections législatives de 1993, pour dissuader un gouvernement de tendance opposée de tout remettre en cause. Mais pour le reste, le président de la République a davantage laissé agir ceux qui en avaient la charge qu’on ne le croit généralement.
François Stasse écrit ensuite les chapitres d’un roman français. Il y a d’abord cette obsession du calendrier qui fait prévaloir le point de vue des constructeurs et des architectes, aiguillonnés par Emile Biasini, alors secrétaire d’Etat aux grands travaux, sur tout autre point de vue. Nous replongeons dans l’esprit de l’époque, où chacun gardait les souvenir des menaces qui avaient pesé en 1987 sur la rénovation du Louvre.
Certains bibliothécaires auraient imaginé un bâtiment en forme de cube, qui eût été bien laid. « Quatre tours, ce n’est pas l’endroit idéal pour entreposer les livres » disait-on avec raison à l’époque. Qui faut-il alors blâmer? Le projet de Dominique Perrault fut choisi par un jury unanime. François Mitterrand l’a approuvé. Ce projet répondait à une commande dans laquelle une partie des livres, ceux postérieurs à 1945, n’iraient pas à Tolbiac. L’idée de « césure » allait bientôt provoquer une cabale bien parisienne. Faut-il se remémorer l’entrée en scène d’un éditorialiste qui cria à « l’attentat épistémologique », d’une philosophe qui déclara: « Je veux tous les livres à ma place en un temps record ». La coupure chronologique ne comportait pas que des avantages: elle avait le mérite d’alléger les contraintes qui pesaient sur le projet Perrault.
Un calendrier contraignant
L’abandon de la « césure » aurait peut-être dû aboutir à une nouvelle étude. Au lieu de cela, l’architecte fut prié de corriger sa maquette, ce qui l’obligea à renoncer à une baie vitrée donnant sur la Seine qui aurait été du plus bel effet. Toujours les contraintes du calendrier? De même, autre travers français, l’utopie technologique qui s’exprima en cette occasion par l’obstination d’informaticiens recherchant la prouesse, souvent synonyme de ratages et de retards, le tout dans une ambiance délétère de rivalités entre corps de métiers.
« E pur si muove ». Car, on nous pardonnera le truisme, cette bibliothèque aujourd’hui fonctionne! Elle offre un savant mélange de réussites et de promesses, de la confection d’un catalogue disponible sur Internet, en passant par la réunion de 600 000 ouvrages en accès libre, jusqu’à la naissance d’une bibliothèque numérique. C’est qu’entre temps s’est manifesté l’envers de l’arrogance nationale, comme si dans ce curieux pays, des prodiges ne pouvaient avoir lieu autrement que dans la discorde. D’ailleurs, nul ne parle plus de cette histoire. Comme le dit l’auteur avec drôlerie: « Y a-t-il quelqu’un pour dire merci à François Mitterrand » ?