C’est ce deuxième aspect qui sera principalement abordé ici. On essayera de le faire en répondant à deux questions :
– Quel accueil la France va-t-elle réserver au courant nouveau qui se répand alors dans le monde de la science administrative sous l’appellation de NPM, new public management ?
– La gauche et la droite, qui se succèdent au pouvoir pendant cette période, vont-elle se différencier ou se rejoindre sur ce sujet ?
Le NPM nous vient de l’autre côté du globe puisqu’il trouve ses racines en Nouvelle Zélande. Il prend à contre pied les principes d’organisation de l’administration de type wébérien qui domine sur le continent européen. Séparation des tâches de conception et d’exécution, attribution de ces dernières à des agences autonomes et éventuellement concurrentes, contrat préféré au règlement, gestion par la performance, fonction publique d’emploi, rémunération au mérite, sont parmi ses thèmes privilégiés. Il trouve rapidement écho et application dans de nombreux pays, notamment anglo-saxons. On le voit encore aujourd’hui au Royaume Uni où le thème de la « big society » mis en avant par David Cameron s’inscrit dans sa perspective.
Qu’en est-il en France ? Dans un premier temps, c’est bien la droite qui va entrouvrir la porte au NPM avec le rapport commandé en 1993 par le gouvernement Balladur au Conseiller à la cour des comptes Jean Picq et la mise en place, dans la foulée, d’un commissariat à la Réforme de l’Etat.. Mais la gauche, revenue au pouvoir avec Lionel Jospin, ne refermera pas cette porte. Une réforme majeure, celle de la procédure budgétaire, réalisée avec la LOLF en l’an 2000, et votée sous son égide avec l’accord de la droite, peut être considérée comme inspirée, au moins en partie, par ce courant de pensée (I).
La nouvelle gestion publique va-t-elle poursuivre sa progression et s’attaquer à ce qui fait la principale originalité du système français, le statut de la fonction publique ? On verra se manifester, de la part de la droite, quelques velléités dans ce sens, vite remises au placard sous Jacques Chirac, plus appuyées au début du mandat de Nicolas Sarkozy. Mais, en définitive, la seule avancée dans ce domaine se réalisera sur le sujet du dialogue social et s’inscrira au contraire dans la continuité républicaine d’une réflexion entamée par la gauche (II).
Un autre chantier est alors cependant ouvert qui, lui, s’avère immédiatement très conflictuel et va entretenir les polémiques : celui de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Menée avec persévérance pendant cinq ans, fortement critiquée par la gauche et les syndicats, elle est aujourd’hui remplacée par la MAP (modernisation de l’action publique). L’approche est différente mais la contrainte financière demeure. De la manière dont elle sera gérée dépend largement l’avenir de notre administration publique. (III).
I. La LOLF : genèse bipartisane et application consensuelle
C’est, selon le mot de Pierre Joxe, alors Premier Président de la cour des comptes, une véritable « conjonction astrale » qui a rendu possible le vote de la LOLF en l’an 2000. L’initiative est venue de Didier Migaud, rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée Nationale à majorité socialiste, auteur de la proposition de loi qui, fait rarissime dans l’histoire parlementaire de la cinquième République, donnera naissance à cette réforme importante. Elle a reçu l’appui de Laurent Fabius, Président de l’Assemblée Nationale qui a constitué un groupe de travail sur le sujet. D’emblée présentée comme non partisane, la démarche va être fortement soutenue par Alain Lambert, président de la commission des finances du Sénat, à majorité de droite. L’affaire dite de la cagnotte (des recettes fiscales inattendues n’ont pas été portées à la connaissance des assemblées parlementaires) renforce la volonté de rendre plus transparente la comptabilité publique. Elle irrite Lionel Jospin, Premier ministre, qui se déclare au journal de 20 heures favorable à la réforme, à laquelle de son côté le Président Jacques Chirac va donner sa bénédiction. Entre temps Laurent Fabius est passé du fauteuil de président de l’Assemblée à celui de ministre de l’économie et des Finances et il est en mesure de donner une impulsion décisive au processus. Forte de tous ces appuis, la loi va pouvoir être votée avant que l’approche de l’élection présidentielle de 2002 ne compromette son vote unanime par les parlementaires, y compris ceux du Parti communiste qui, à l’Assemblée Nationale, ont voté pour.
La LOLF reprend certaines des orientations du NPM, notamment dans la mesure où elle encourage la gestion par performance, mais elle est parfaitement compatible avec le modèle français d’administration publique. Sa mise en œuvre restera tout aussi consensuelle que son élaboration. Il est symbolique à cet égard que, passée la longue période qui aura été nécessaire, sous les présidences Chirac puis Sarkozy, pour la mettre en œuvre et la roder, son principal décret d’application soit intervenu le 7 novembre 2012, sous la présidence Hollande.
La LOLF n’aura en définitive atteint que partiellement ses objectifs.
La nouvelle présentation du budget, non plus par moyens et en distinguant services votés et actions nouvelles, comme autrefois, mais désormais par crédits alloués aux missions, programmes et actions menées par l’Etat, en a considérablement facilité la compréhension et la discussion. On est passé du latin au français. Chacun ne peut que s’en féliciter, à commencer par les parlementaires de tous bords, qui ont été mis en mesure de mieux exercer leur contrôle, même si, accablés sous le poids des informations qu’ils reçoivent, ils n’en font pas nécessairement le bon usage.
La marge de jeu qui aurait dû permettre d’accroitre, dans l’exécution du budget, l’autonomie des responsables de la gestion, a soulevé beaucoup d’espoirs du côté des ministères dépensiers et elle a pu être effectivement utilisée pendant un certain temps. Mais, la crise financière aidant, l’administration du budget a repris les manettes. Même « asymétrique » comme elle était prévue dès l’origine, la « fongibilité » des crédits, c’est à dire la possibilité laissée au gestionnaire d’en changer la destination à l’intérieur de son enveloppe, sauf pour augmenter les dépenses de personnel, ne fonctionne plus vraiment et on peut le regretter.
Enfin le vent nouveau qu’aurait pu faire souffler dans l’administration la définition, pour chacune des grandes actions de l’Etat, des objectifs poursuivis et des indicateurs de leur réalisation, ne s’est pas vraiment levé. Trop d’objectifs, trop d’indicateurs, souvent artificiels, jamais concertés. Il n’y pas eu intériorisation par les agents publics de cet édifice compliqué. L’exercice se révèle stérile et devra un jour ou l’autre être repensé.
Bons ou mauvais, ces résultats engagent toute la classe politique et administrative française. Il n’y a pas eu, sur ce premier terrain d’action, de divergence de principe entre la droite et la gauche.
II. Fonction publique : controverses sur le statut, continuité dans la réforme du dialogue social
Le domaine de la fonction publique est a priori plus conflictuel que celui de la procédure budgétaire. Par deux fois au moins, au cours de la décennie 2000, la droite sera tentée d’emprunter le chemin qui aurait pu conduire du régime statutaire qui est à la base du modèle français à une fonction publique d’emploi sur le modèle anglo-saxon.
La première occasion est fournie par le rapport public 2003 du Conseil d’Etat, qui consacre une étude, établie par Marcel Pochard, lui même ancien directeur général de la fonction publique, aux « Perspectives pour la fonction publique ». Certaines des orientations évoquées dans cette étude – la réduction éventuelle du champ du régime statutaire, une place plus grande faite à la notion de contrat, la préconisation d’une structure de gestion par « cadres de fonction » et non plus par corps – auraient pu être exploitées par le gouvernement de l’époque en vue d’enclencher une transformation du système. Ces thèmes seront effectivement discutés dans divers colloques. Mais, finalement, il ne se passera rien ou pas grand chose durant le second mandat de Jacques Chirac.
En 2007 une ligne d’attaque plus vigoureuse s’esquisse avec le discours que Nicolas Sarkozy prononce à Nantes le 19 septembre et dans lequel il annonce une démarche ambitieuse. « Le moment est venu de reconstruire. Le moment est venu de refonder l’Etat, de refonder le service public, de refonder la fonction publique. Comme on l’a fait en 1945 avec le programme du Conseil National de la Résistance. Comme on l’a fait en 1958 avec le Général De Gaulle….
Ce que je viens de vous exposer : un meilleur service public au meilleur coût pour les citoyens, des règles de gestion motivantes et équitables pour les fonctionnaires dessinent à mes yeux les contours d’un nouveau pacte que je veux conclure avec les fonctionnaires et les citoyens.
Ce pacte, je l’appelle « Service public 2012 », car cela ne se fera pas en un jour. Mais l’ensemble de ces engagements devront être tenus durant mon quinquennat. »
Tout un appareil de concertation est mis en place. Il débouche, en avril 2008, sur le « Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique » établi par le conseiller d’Etat Jean-Ludovic Silicani. 230 pages, 40 propositions… qui resteront pour la plupart dans les tiroirs. La seule mesure d’assouplissement des règles du statut intervenue pendant cette période, la loi du 3 août 2009 sur la mobilité et les parcours professionnels dans la fonction publique, fortement contestée par les organisations syndicales, n’a en définitive apporté que des changements limités aux règles existantes. Le gouvernement n’a pas voulu ouvrir un front supplémentaire parallèlement à la démarche de la RGPP sur laquelle on reviendra ci-dessous et qui se déroule alors à marche forcée.
Paradoxalement c’est dans une optique différente et sur un chantier lancé six ans auparavant par la gauche, qu’est intervenue la novation la plus importante de la présidence Sarkozy dans le domaine de la fonction publique. Elle porte sur un sujet familier à l’auteur du présent article puisque c’est à lui que Michel Sapin, le ministre de la fonction publique du gouvernement Jospin, en avait confié l’étude.
Le livre blanc alors établi1 n’avait pas eu de suite immédiate en raison du changement politique intervenu en 2002. Mais la question restait pendante et elle a été reprise en 2007 dans des conditions qui ont permis d’avancer : il y a eu une vraie négociation avec les organisations syndicales et le thème du dialogue social a été traité en lui même, indépendamment de la démarche générale évoquée plus haut. Ainsi ont été rendus possibles d’abord la conclusion, le 2 juin 2008, d’un accord entre le gouvernement et la grande majorité des organisations syndicales (incluant, une fois n’est pas coutume, la CGT et Sud) puis le vote d’une loi du 10 juillet 2010 qui en a repris les principales dispositions.
Cette réforme, dont toutes les dispositions seront entrées en vigueur en 2014, s’inscrit dans le prolongement des orientations esquissées dans le livre blanc de 2002. Elle y ajoute un volet sur les règles de représentativité, qui était souhaité par les organisations syndicales et dont l’inclusion a facilité l’aboutissement de la négociation. Elle innove à bon escient sur plusieurs points : clarification et démocratisation des règles de représentation ; modernisation du dispositif des comités paritaires ; élargissement du champ de la négociation ; conditions de majorité mises à la validité des conventions. On a là un bon exemple de continuité républicaine. Le dialogue peut désormais se dérouler sur des bases plus claires et plus saines. Encore faut-il évidemment que l’on veuille y recourir et en tenir compte. C’est là que l’on retrouvera éventuellement les différences d’orientations politiques.
Au final, comme on l’a souligné lors des manifestations qui ont marqué, en juillet 2013, son 30ème anniversaire, le statut français de la fonction publique tient apparemment la route. La droite, pas plus que la gauche, ne l’a remis en cause dans son principe. Mais n’est il pas cependant, de retouche en retouche, en train de perdre son originalité ? Ne doit-on pas considérer, avec Christian Vigouroux2, que « la réforme avance masquée » et que les « transformations souterraines » dont il est l’objet dessinent peu à peu un nouveau système, de « banalisation du salarié de la chose publique » ? Nous n’en sommes pas là. Mais la pression reste forte, alimentée par le discours sur les charges du service public et les privilèges du fonctionnaire. La gauche n’y résistera qu’en sachant démontrer que la spécificité du régime de l’action publique est le corollaire nécessaire d’une bonne satisfaction des besoins collectifs.
III. De la RGPP à la MAP : des approches différentes mais la contrainte financière est toujours là
Nous arrivons ici au cœur de notre sujet : la réflexion sur les tâches de l’Etat et sur la meilleure manière de les assurer.
L’idée qu’il soit utile de procéder périodiquement à une revue des politiques publiques afin d’en mesurer la pertinence et l’efficacité et de les faire évoluer en conséquence, n’est ni de droite ni de gauche. Elle relève du bon sens et elle s’impose en particulier dans une période de changement comme celle que nous connaissons aujourd’hui avec la mondialisation de l’économie.
Mais la démarche qui a été suivie dans ce domaine au cours de la présidence Sarkozy, sous l’appellation de RGPP (Révision Générale des Politiques Publiques), est bien, elle, typiquement de droite. La décision a été prise au sommet et elle été conduite à partir du sommet, sous l’autorité du secrétaire général de l’Elysée Claude Guéant, sans concertation préalable. Les ministères ont été court-circuités, les cadres administratifs tenus à l’écart, les syndicats ignorés. Une bonne partie des études a été confiée à des consultants privés qui sont venus plaquer leurs recettes organisationnelles et managériales sur des réalités administratives qu’ils connaissaient mal. L’impératif financier a pris le pas sur tous les autres et la règle du non remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite est devenue le symbole de l’opération.
A la différence de nombre de programmes précédents de réforme administrative qui se perdaient dans les sables après quelques réalisations plus ou moins spectaculaires, la RGPP, portée par une forte volonté politique, aura été menée avec ténacité tout au long du quinquennat. Le bilan établi en septembre 2012 par trois grands corps d’inspection, à la demande des nouveaux responsables politiques, montre que, si les missions de l’Etat n’ont pas été allégées, des réorganisations administratives d’une très grande ampleur ont été opérées au niveau des administrations centrales et, davantage encore, au niveau de l’administration territoriale de l’Etat dans les régions et les départements. Elles n’étaient pas toutes sans justifications mais leur conduite à la hussarde a compromis leur acceptation et leur mise en œuvre. Dans le même temps, cependant, des opérations utiles de simplification et de dématérialisation des démarches administratives ont été menées à la satisfaction des usagers. Au total des emplois ont été supprimés (3% des emplois de l’Etat), des économies ont été réalisées, moins élevées qu’attendues, (12 milliards au lieu de 15 sur cinq ans), ce qui n’a pas empêché la dépense publique de continuer à augmenter pendant cette période.
A cette RGPP, très mal vécue par l’ensemble du corps administratif, est venue maintenant succéder, après l’élection de François Hollande et sous le gouvernement de Jean Marc Ayrault, la MAP, Modernisation de l’Administration Publique. S’agit-il seulement d’un nouveau sigle qui couvrirait la même marchandise ? Certains, du côté syndical, le craignent. Non, jurent ses promoteurs. La MAP se veut démarche de gauche. Elle innove sur plusieurs points : champ élargi, méthodes plus consensuelles, objectifs rééquilibrés. La contrainte financière demeure cependant et devra être gérée avec doigté si l’on ne veut pas compromettre le succès de l’entreprise.
Alors que la RGPP, ce fut l’une de ses limites principales, n’a concerné pour l’essentiel que les actions menés par l’Etat, la MAP a vocation à inclure dans son champ l’ensemble des politiques publiques, y compris celles conduites par les agences autonomes, les collectivités territoriales et les administrations de sécurité sociale. Cette approche est beaucoup plus logique. Elle devra prendre appui sur une véritable cartographie des politiques publiques, dont le dessin reste à préciser. Elle rendra l’exercice plus convaincant mais aussi plus difficile à conduire compte tenu de la multiplicité des acteurs qui seront impliqués.
La MAP devrait être le fruit d’une réflexion concertée. Elle sera pilotée par un secrétariat général placé sous l’autorité, non plus du ministre des finances comme auparavant, mais du Premier ministre lui même. Les décisions seront arrêtées dans le cadre d’un comité interministériel appelé à se réunir tous les trois mois. Elles seront fondées sur des évaluations conduites notamment avec le concours des grands corps d’inspection. Le programme de ces évaluations inclut dès l’année 2013 quelques 40% des actions publiques. Le nouveau haut commissariat à la prospective et à la stratégie sera associé à ce travail. Par son intermédiaire ou autrement, les associations d’usagers et les organisations syndicales devraient avoir leur mot à dire. Le sujet était ainsi inscrit à l’ordre du jour de la conférence sociale du mois de juin 2013. Reste à voir comment ce dispositif fonctionnera dans la pratique.
La MAP, enfin, et c’est là que la conciliation sera la plus difficile à opérer, se présente comme n’étant pas systématiquement orientée vers la réduction de la dépense publique. Il ne s’agit pas, pour reprendre une expression du ministre du budget Bernard Cazeneuve, de passer le rabot ou la paille de fer sur toutes les enveloppes de crédit, mais, au contraire, de dégager des priorités et d’arbitrer au mieux entre les exigences de la satisfaction des besoins et le meilleur usage de l’argent public. L’éducation, la justice, la sécurité et l’emploi sont ainsi mis en avant dans la préparation du budget 2014 cependant que d’autres ministères comme la défense, l’agriculture, les administrations financières, les transports, verront leurs moyens amputés. A plus long terme les réflexions engagées sur la politique familiale ou l’évaluation en cours des mesures d’aide aux entreprises montrent l’esprit dans lequel la démarche de modernisation devrait être poursuivie.
Il n’est pas question de contester le bien fondé d’une contrainte financière. Tout gouvernement, qu’il soit de gauche ou de droite, se doit de la prendre en compte. Mais il ne lui donne pas nécessairement la même portée.
Pour un pouvoir de gauche, la dépense publique n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle est nécessaire pour satisfaire les droits fondamentaux, exprimer la solidarité nationale, promouvoir le développement du pays. Il faut la décider démocratiquement, en contrôler l’emploi, en mesurer les résultats. Mais ce n’est pas par rapport à elle, ni pour l’augmenter ni pour la réduire, qu’il faut fixer les objectifs de l’action publique.
Saura-t-on faire sur ce point l’effort de pédagogie qui s’impose face au discours dominant du néo-libéralisme ? C’est tout l’enjeu de la période qui s’ouvre.
Affirmation du service public, renforcement de la solidarité, rigueur de gestion : les trois termes doivent rester indissociables. Ce n’est que conduite dans cet esprit que la MAP se distinguera vraiment de la RGPP.