L’homme qui a amené Mitterrand à Cortone s’appelle Spartaco Mennini. Sa discrétion n’a d’égale que l’estime que lui portait le Président. Homme de conviction et de culture, issu d’une famille de tradition antifasciste, longtemps directeur des archives de Cortone, membre de la fameuse Académie étrusque, il lève ici le voile sur les origines du jumelage entre Cortone et Château-Chinon dont il fut le deus ex machina.
C’est un matin de novembre 1958, à Paris, j’avais alors vingt-sept ans, que je fus présenté à François Mitterrand par une relation commune : « C’est un ami italien. Il est venu à Paris pour se divertir. Il est féru d’histoire et amateur d’arts figuratifs ». Le ministre Mitterrand, comme on l’appelait à l’époque, me serra la main et me demanda : « De quelle partie de l’Italie venez-vous ? – De la Toscane. De Cortone précisément, ville d’origine étrusque, riche d’art et d’histoire, récitai-je avec une pointe d’orgueil provincial. – Ah, la Toscane, où l’on parle la langue de Dante, la patrie des Médicis… » Ainsi s’engagea, dans son bureau du Palais Bourbon, notre première conversation sur la Toscane et les Médicis.
La Toscane, c’est ma terre, je lui porte un amour particulier et j’ai consacré une bonne partie de mes études à explorer son histoire. Aussi, la connaissance approfondie qu’en avait mon interlocuteur me stupéfia-t-elle. Les détails, apparemment anodins, dont il parsemait la conversation me donnèrent la mesure de l’étendue de son savoir, notamment sur la famille Médicis.
Il éprouvait un intérêt particulier pour Laurent le Magnifique, moins pour les agréments du poète et de l’épicurien, que pour les talents du politique et de l’homme d’Etat. La discussion se prolongea agréablement. Les observations que je fis, les sujets que j’abordai, le désaccord même que j’exprimai respectueusement sur certaines de ses appréciations, loin de le contrarier, ne firent qu’accroître son désir de débattre.
Un courant de sympathie était passé entre nous. Mais les rencontres de cette sorte, si plaisantes soient-elles, n’ont pas vocation à se répéter. Nous échangeâmes nos adresses en pensant sans doute, l’un et l’autre, que nous ne nous reverrions pas. Et pourtant, les circonstances ont fait que non seulement nous nous sommes revus, mais que nous avons construit quelque chose qui dure encore et que nos rapports, de cordiaux, se sont transformés en amitié.
Vers la fin de l’année 1959 ou le début de 1960, le maire de Cortona, Gino Morelli, m’interpella : « Vous qui êtes un nomade dans l’âme, qui connaissez tant de monde à l’étranger, essayez donc de me trouver le maire d’une ville française disposé à se jumeler avec Cortone ».
Je me mis à l’ouvrage. Ayant lu dans un journal que l’homme que j’avais rencontré l’année précédente à Paris avait été élu maire de Château-Chinon, je demandais au directeur de la Bibliothèque de Cortone, érudit à la vaste culture, des informations sur ce Château-Chinon.
Première visite à Château-Chinon
Voici ce qu’il me répondit quelques jours plus tard : Chinon, antique implantation celtique, avait été une colonie romaine, avant de devenir au XIIe siècle la résidence d’Henri II Plantagenêt, d’être inféodée aux Anjou et aux Orléans puis de revenir à la Couronne de France au XVe siècle. C’est là que le roi Charles VII avait reçu Jeanne d’Arc. Comme j’objectais que Chinon n’était pas Château-Chinon, il me répondit que, puisque la ville était dominée par un château formé par les vestiges de trois importantes forteresses, sans doute avait-on coutume d’ajouter la dénomination « château » devant le nom du lieu. Je m’abstins de répliquer et, non sans quelque doute, acceptai sa version.
Je réussis à joindre au téléphone M. Mitterrand, ce qui ne fut pas chose aisée, et lui rappelai notre rencontre et notre conversation dont il se souvenait parfaitement. Je lui expliquai que je souhaitais le rencontrer pour lui proposer un jumelage entre Cortone et Château-Chinon. Il me fixa un rendez-vous. Quelques jours plus tard, je pris la route du Morvan au volant de ma Fiat 500 flambant neuve. Nous avions rendez-vous à 18h30. C’était l’hiver, il faisait nuit noire, il pleuvait et il y avait du brouillard. Je trouvai quelqu’un à qui je demandai le chemin de l’Hôtel de Ville. Il m’accompagna très gentiment jusqu’à une bâtisse qui n’avait rien d’un palais. J’entrai, me présentai et fus aussitôt conduit chez le maire qui me reçut chaleureusement. Il me présenta au conseil municipal qu’il avait réuni pour l’occasion. Il évoqua le jumelage et ses objectifs, sa propre ville ainsi que Cortone, sur laquelle il était très documenté, et la Toscane en général. Moi qui n’avais jamais parlé en public, je dus prendre la parole pour transmettre les salutations du maire de Cortone et présenter ma ville et son histoire. Tout cela, dans mon français incertain.
J’étais littéralement terrorisé. Je me souviens de la gentillesse et de la compréhension avec lesquelles François Mitterrand me tira d’embarras et sut me mettre à l’aise. Après m’avoir écouté et chaleureusement remercié, il me remit entre les mains du premier adjoint, Joseph Tanzi, afin que nous préparions les grandes lignes du programme de jumelage. Le lendemain matin, quand je visitai le village, je tombais de haut. De tout ce dont m’avait parlé le bibliothécaire de Cortone, il n’y avait rien : pas de château, pas de ruine grandiose, pas d’église gothique, aucun musée ! C’était un bourg sans histoire au coeur du Morvan. La page d’histoire, il fallait aller la chercher plus loin, sur la montagne voisine où Vercingétorix avait vaillamment résisté aux Romains.
Un sommet franco-italien de la gauche en 1978
Sur le coup, je connus un moment de dépression. Je ne savais comment expliquer au maire de Cortone la confusion entre Chinon et Château-Chinon. Mais la modestie de la ville et de son patrimoine fut largement compensée par l’éclatante personnalité de son maire, promis à un grand avenir politique que personne n’imaginait alors. L’année suivante, le jumelage fut célébré à la satisfaction générale. Contracté sur la base d’un qui pro quo, le lien entre Cortone et Château-Chinon n’a cessé de se fortifier. Il est toujours vivant et vivace.
Mes rapports avec François Mitterrand se renforcèrent aussi et s’intensifièrent tout au long de ces années. Je suivais son ascension politique avec d’autant plus d’intérêt que, comme lui, je militais (et je milite toujours) au parti socialiste. Je le rencontrai plusieurs fois, soit à Cortone soit à Paris. Nos conversations roulaient presque toujours sur l’histoire et la politique, parfois aussi sur des sujets plus frivoles. En 1978, j’organisai à Cortone une rencontre politique entre Mitterrand et Bettino Craxi, secrétaire du parti socialiste, qui était également mon ami. Le maire communiste, Tito Barbini, profita de cette occasion pour le faire citoyen d’honneur de la ville. Il lui présenta également quelques responsables de son parti faisant de Cortone le siège d’un sommet inédit entre responsables de la gauche italienne et française.
Célébration de la Révolution à Cortone
Quand François Mitterrand fut élu président de la République, les contacts se firent plus rares, par la force des choses, mais il n’oublia jamais tout à fait Cortone et les amis qu’il y avait.
En 1987, je fus invité au déjeuner qu’il donna en l’honneur des délégations des deux villes jumelées. A cette occasion, je rencontrai Jean Musitelli, son conseiller diplomatique, qui est devenu mon ami. En 1989, nous organisâmes ensemble à Cortone un grand colloque pour la célébration du bicentenaire de la Révolution, intitulé « 1789 en Toscane. La Révolution française dans le grand-duché ». Le président assista au colloque et conclut la première journée par un discours qui enflamma l’auditoire tant par la force du message que par le talent de l’orateur.
Ce succès m’apporta beaucoup de satisfaction. Mitterrand s’apprêtait à partir, entouré par une foule de personnalités politiques ou de simples citoyens qui se pressaient pour le voir et le saluer. Je me tenais un peu à l’écart. Il me fit appeler et me dit : « Je ne pouvais pas quitter Cortone sans vous saluer et vous remercier. Il faut qu’on se revoie vite ».
Mais les choses prirent un autre tour. Nous ne nous revîmes à l’Elysée que deux mois avant la fin de son mandat. Nous reprîmes avec le même plaisir notre discussion de toujours. Au moment de prendre congé, il me dit : « Bientôt, je serai libéré de mes obligations de chef d’Etat, j’aurai plus de temps pour me livrer à mes intérêts culturels. Il faudra que nous publions ensemble nos réflexions sur Laurent le Magnifique et sur la maison de Médicis ».
Peu de temps après cette conversation, je vins lui rendre un dernier hommage à Notre-Dame. La France avait perdu un de ses plus grands hommes d’Etat, les curieux d’histoire ne connaîtraient jamais ses vues sur Laurent de Médicis. Moi, j’ai perdu un ami d’une exceptionnelle envergure politique, culturelle et humaine.