Chère Sylvie, chers Jean-Edouard et Marine, chers amis,
A quelques mètres de cette église, près du numéro 1 de la Place du Panthéon, adresse de Jean-Claude et de Sylvie Colliard, se dresse l’imposant édifice où la République honore ses grands hommes. Jean-Claude, à qui l’arrogance était étrangère, n’a jamais joué aux « grands hommes », mais il était indéniablement ce que l’on peut appeler, avec respect et affection, un « grand monsieur ».
Chacun ici connait son parcours brillant et ses responsabilités : directeur de cabinet du Président de la République, avant que j’aie eu la chance d’en faire mon propre directeur de cabinet à la présidence de l’Assemblée nationale, professeur de droit, président de Paris 1, membre du Conseil Constitutionnel, j’en passe. Rien de la pratique ni de la théorie du droit et du pouvoir ne lui était étranger.
Mais je veux me placer en cet instant sur un autre plan, celui de la vérité et de l’amitié au-delà du prestige des titres. La vérité et l’amitié de Jean-Claude étaient débonnaires et attentives aux autres, celle d’un capitaine Haddock aimable, cultivé et pétri d’humour. Jean-Claude, était l’homme de toutes les synthèses. La preuve ? Il réussissait ce tour de force d’être à la fois mitterrandophile et tintinolâtre.
Si en ce triste moment je parle de Jean-Claude Colliard avec une sorte de sourire, c’est parce qu’il l’aurait souhaité et parce que tout en lui appelait le sourire et suscitait la sympathie : son humour qui l’aidait à conserver de la distance dans les épreuves les plus difficiles, son calme, sa bienveillance… L’une des dernières fois où je l’ai rencontré au Quai d’Orsay, à l’occasion d’une remise de décoration à notre ami commun Louis Schweitzer, Jean-Claude, très amaigri par la maladie, affichait pourtant un optimisme communicatif : on ne demandait, hélas, qu’à se laisser convaincre…
D’autres que moi ont qualité pour évoquer le juriste remarquable, l’enseignant hors pair, l’expert éminent en droit constitutionnel, le spécialiste du gouvernement comparé qu’il fut. Mais quel était le fil rouge de tout cela ? Le fil rouge, c’était un mélange ou plutôt une addition de conviction et de fidélité.
Sa conviction s’était exprimée alors que Jean-Claude était très jeune : il a 25 ans quand se forme, à Epinay, le nouveau Parti socialiste ; son engagement politique est déjà entier, puisqu’il est l’un des jeunes piliers de la Convention des institutions républicaines, un de ceux dont François Mitterrand, qu’il admirait tant, a vite mesuré les talents. En ces temps où il fallait pas mal d’inconscience et beaucoup de conviction pour imaginer qu’un jour les socialistes et l’alternance gouverneraient la France, Jean-Claude était déjà de ces combats-là. Ses idées, ses valeurs – justice sociale, laïcité, service public, démocratie – il les a défendues avec une fidélité qu’ont éprouvée François Mitterrand, puis moi-même, et ses compagnons politiques, comme tous ceux qui ont travaillé avec lui. Fidélité aux idées, fidélité aux personnes, qui n’excluait jamais la subtilité dans l’analyse, l’imagination dans la recherche des solutions, la souplesse dans leur mise en œuvre, et toujours, toujours, je peux en témoigner, une grande rectitude sur les principes et les valeurs.
Les éditions Dalloz, chères aux juristes, s’apprêtent à publier un livre de mélanges en hommage à Jean-Claude Colliard. Le titre de l’ouvrage en résume les facettes : « L’État, le Droit, la Politique ».
L’État, il l’a servi avec bonheur et intelligence, sans jamais se laisser éblouir par son décorum. Le Droit a été sa passion, lui dont l’ouvrage sur « Les régimes parlementaires contemporains » est un classique, de même qu’il aura été sans doute notre meilleur analyste de l’organisation des campagnes électorales et des processus de désignation des candidats. La Politique… En 1971, alors que Georges Pompidou commençait son septennat, Jean-Claude consacra son premier livre aux Républicains indépendants et à Valéry Giscard d’Estaing : le jeune professeur ne manquait pas de flair ! Et début 1994, alors que s’ouvrait la seconde cohabitation, dans un numéro de la revue Pouvoirs intitulé « Qui gouverne la France ? », il consacre un article à la question « Que peut le Président ? ». Il y analyse avec pertinence – je cite – « cette situation particulière où la lecture de notre constitution ne suffit pas à savoir qui gouverne, qui peut quoi ? » – fin de citation. Comme quoi, parfois, l’Etat, le Droit et la Politique se rejoignent, noués en une gerbe par un homme sage, en qui la responsabilité politique n’altérait pas l’intelligence de l’analyse, ni la subtilité de l’analyse ne restreignait la capacité d’action.
Sa connaissance de notre système institutionnel lui valut, à lui le second doyen de la famille Colliard, d’être notamment membre de la Commission Vedel sur la réforme du mode de scrutin et du comité consultatif pour la révision de la Constitution.
Ce sont ces mêmes qualités qui m’amenèrent à le nommer en 1998 membre du Conseil Constitutionnel. Choix au demeurant facile car qui mieux que Jean-Claude pouvait allier l’expertise, l’impartialité et les qualités humaines nécessaires ? Je suis d’autant plus heureux de cette nomination qu’elle lui a apporté, je le sais, beaucoup de bonheur.
« Neuf ans de bonheur », c’est précisément le titre qu’il donna à l’article, publié en 2009 par les Cahiers du Conseil Constitutionnel, où il relate son expérience dans cette grande institution avec la verve lucide que nous lui connaissions. « En neuf ans, écrit-il, je n’ai pas reçu une seule fois un “conseil” de mon autorité de nomination ». C’est tout Jean-Claude Colliard : dire les faits et, ce faisant, l’air de rien, dire le droit.
Chers Amis,
Nous n’avions tous qu’une chose à espérer pour lui : encore de nombreuses années de bonheur. Car cet expansif pudique, qui se serait affectueusement moqué de notre hommage rendu un premier avril, n’aimait rien tant que la vie, la vie simple, à la fois sa famille, la moto, fumer la pipe et pratiquer la voile depuis sa maison de la Ciotat.
La vie – ou plutôt la mort – en a décidé autrement.
Pour toutes les raisons que j’ai dites – et bien d’autres –, il manquera à son pays et il nous manquera, à nous ses amis. Mais notre affection pour ce professeur demeuré étudiant, ce chargé d’honneurs bardé d’humour, ce militant tripal mais tolérant et intellectuellement honnête, oui notre affection restera profonde pour ce faux bourru, ce vrai gentil et ce grand républicain.
Affectueux adieu, Cher Jean-Claude, notre si généreux ami qui, son devoir accompli, s’en va.