Nous venons de perdre il y a quelques mois un être exceptionnel et admirable, un ami irremplaçable, un grand scientifique, un grand serviteur de l’État, en bref l’une des trop rares personnalités qui nous rendent fiers d’être français.
D’autres que moi ont retracé dans leurs éloges les principales étapes d’une vie particulièrement brillante et bien remplie : normalien, universitaire, physicien en cristallographie, responsable des organismes de recherche français les plus importants, « père » de la fusée Ariane, ministre de la Recherche à deux reprises pendant les mandats du Président, président du CERN, de l’Académie des Sciences et de très nombreuses autres institutions… À côté de ce tableau impressionnant quasiment impossible à peindre globalement, j’ai demandé et obtenu l’autorisation de me contenter d’évoquer quelques détails plus personnels qui me paraissent néanmoins révélateurs du caractère exceptionnel de cet homme hors du commun, de cet ami attentif et fidèle.
J’ai fait partie des promotions des jeunes physiciens de l’École normale qui bénéficièrent des enseignements de maîtres aussi prestigieux qu’Alfred Kastler (Prix Nobel de physique en 1965), Yves Rocard (le père de Michel) et Hubert Curien. Je ne mesure que maintenant la chance inouïe que nous avions d’avoir de tels professeurs. Les cours d’Hubert Curien se caractérisaient par leur limpidité : en l’écoutant, nous avions l’impression, peut-être fallacieuse, de nous sentir un peu plus intelligents, car il avait ce don incroyable de rendre faciles des concepts parfois très complexes. Je ne fus donc pas surpris quand j’appris sa nomination comme directeur scientifique au CNRS en 1966, organisme qu’il dirigea de 1963 à 1973 avant qu’il devienne le délégué général à la Recherche scientifique et technique, responsable de la structure qui pilotait alors la Recherche du pays. Hubert Curien avait foi en la science comme élément essentiel de la culture universelle, de la bonne santé de la France et de la démocratie. Avec Catherine Tasca qui était alors ministre chargée de la Communication, il voulut bien confier en 1988 à Jean-Claude Carrière et à moi-même la rédaction d’un rapport sur la place de la science à la télévision. L’année suivante, au cours de la cérémonie officielle des Rencontres de l’audiovisuel scientifique qu’il présidait à la tour Eiffel il lança haut et fort cette apostrophe qui demeure dans la mémoire de chacun : « Y at- il un diffuseur de télévision dans cette salle ? » Cet épisode remarquable démontre combien la diffusion de la culture scientifique auprès de tous les publics était importante pour lui, ce pédagogue attentif et cet orateur extraordinaire. Rappelons-nous qu’il est l’initiateur de la fête de la science qui rassemble chaque année depuis 1992 l’ensemble des Français, en particulier les plus jeunes, autour des chercheurs et de façon plus générale de la communauté scientifique entière. Il n’y a pas de pays en Europe qui ne tienne à un moment ou à un autre de l’année sa propre « fête de la science ». En ce qui me concerne, je ne compte pas les nombreuses conversations, toutes les visites qu’il me rendit et les conseils, suggestions ou appréciations qu’il eut l’amitié de me faire lorsque je dirigeais le palais de la Découverte, établissement qui lui tenait particulièrement à coeur.
Pendant le temps où je fus (encore grâce à lui !) conseiller technique à la présidence de la République chargé de la Recherche et de la Technologie, de l’Espace et de l’Environnement, je ne peux dénombrer tous les heureux moments que nous passâmes ensemble à évoquer telle ou telle question relevant de ces domaines, sinon pour dire combien ils étaient marqués de richesse intellectuelle, d’amitié, de respect réciproque. Je peux affirmer sans craindre de me tromper que tous ses collaborateurs, qu’ils appartiennent à ses cabinets ou aux administrations qui dépendaient de lui, bénéficiaient de la même qualité d’écoute et de toute sa bienveillance chaleureuse où la moindre condescendance était totalement absente. J’eus la chance à cette époque-là de l’accompagner à l’occasion de plusieurs de ses voyages à l’étranger. Les qualités exceptionnelles de diplomate qu’il y déployait doivent être une caractéristique familiale puisque son frère aîné est ambassadeur de France. Mais en assistant aux échanges qu’il entretenait avec les autorités américaines, indiennes, hongroises, et quelques autres, j’avais l’impression d’entendre un ministre scientifique des Affaires étrangères !
Dans toutes les circonstances où j’ai pu l’observer ou être à ses côtés, Hubert ne voyait, ne parlait que du beau, de l’intéressant ou de l’intelligent. Les mesquineries, les petitesses de tout un chacun disparaissaient par la grâce de son regard et de sa parole. Les rares fois où j’ai eu l’opportunité de lui envoyer un texte que j’avais écrit (ce que je raconte ici est arrivé à tous ceux qui agirent de même à son égard), une petite carte me parvenait deux ou trois jours après (pas plus !), pleine de chaleur, d’encouragement et d’amitié : il était un lecteur infatigable et incroyablement rapide. Mon dernier grand souvenir de lui se passe en octobre 2004 à l’École polytechnique où il sut rendre si bien hommage à la mémoire de notre ami commun René Pellat en empruntant des mots simples et justes, comme lui seul savait le faire.
Hubert Curien, nous gardons de toi le souvenir d’un très grand homme particulièrement chaleureux et accessible, modeste et bienveillant, brillant et profond, qui haïssait plus que tout l’agressivité et la discorde, et qui savait se rendre proche à chacun quelle que soit sa place. Tâchons de rester dignes de ton bel héritage en essayant de faire en sorte que la science française demeure performante et fraternelle et que tous les habitants de notre pays y aient accès. Cherchons à agir dans l’esprit qui fut le tien, empreint d’intelligence, d’efficacité et de tolérance. Hubert, tu n’as pas fini de nous manquer !