Ai-je été écrivain au regard de François Mitterrand ? Oui, une fois. En recevant l’invite d’Hubert Védrine à porter témoignage des immenses capacités de notre Président en matière de littérature, j’ai failli jeter l’éponge. Une seule fois en tout et pour tout, est-ce vraiment la peine ? Voyons cela d’un peu près.
Je l’ai connu quand j’étais chef de la rubrique culture au Matin de Paris, quelques années avant son élection. À ma surprise, il m’avait choisie pour un entretien à propos d’un de ses livres, plutôt qu’un journaliste politique, alors que je n’avais pas échangé un seul mot avec lui. Je l’avais vu de loin le jour de ma première manif, au début de l’été 1958, sur le pavé de Paris, quand nous protestions contre la prise de pouvoir par le général de Gaulle. Entre 1958 et 1977, rien.
Pourquoi moi ? Sans doute parce que j’étais l’une des rares communistes du Matin de Paris, et aussi une femme. Réalisé au siège du Parti socialiste – le vieux siège, cité Malesherbes – cet entretien tissa des liens profonds, aucunement littéraires. À ses yeux, j’étais une journaliste.
Puis il y eut des promenades à pied dans Paris. François Mitterrand me parlait de la mort de ses amis, et ne me faisait signe qu’à ces occasions-là. Quelqu’un était malade, quelqu’un allait mourir. Je garde un souvenir précieux de ces conversations, où le littéraire eût été incongru. Peut-être sentait-il que je ne rendais pas à la littérature le culte officiel qui lui est dû en France, peut-être simplement avions-nous mieux à dire. Peut-être avait-il pressenti que je n’ai aucune peur de la mort, c’est possible.
Il y eut cette étrange balade dans ma voiture en avril 1981, à la sortie d’un meeting de l’Internationale socialiste, après que je me sois endormie dans ma travée et qu’il m’ait réveillée, en riant, sous les flashes. Il allait être élu, il me fit faire un long détour pour passer devant l’Élysée avant de me raconter, comme à tant d’autres, sa guerre, son évasion. Il se ramassait, il se configurait. De littérature, pas question.
L’élection passée, je le vis à de nombreuses reprises, mais j’étais officielle à mon petit niveau, directrice des échanges artistiques au ministère des Affaires étrangères. Cocasses, insolites, nos conversations touchaient à l’administration, à l’État, à la vie privée, au Parti socialiste – comme il était féroce ! -, à la vie du pays, sans rien de littéraire. Je publiais régulièrement des livres, mais ils se partagent, depuis le tout premier, entre essais et romans. Voilà qui n’aidait pas. Philosophe et romancière, c’est une figure qui n’entre pas dans les catégories françaises, surtout quand il s’agit d’une femme. Au vrai, je ne m’en souciais pas plus que lui.
Je fus donc infiniment surprise quand un jour, il bondit sur moi comme un éclair – je ne vois pas d’autres mots pour qualifier ce mouvement rapide – et me parla de mon dernier roman. C’était un livre intitulé Pour l’amour de l’Inde, où je romançais, mais à peine, les douze ans d’amour fou entre Jawaharlal Nehru, Premier ministre de l’Inde libre, et lady Edwina Mountbatten, dernière vice-reine des Indes. Leur amour était né en 1947 à Delhi, à l’automne, pendant les massacres de la Partition.
Que me dit le Président ? – Mais je ne savais pas ! Quelle histoire insensée ! Comment l’avez-vous trouvée ? – Oh, très facilement. Quand on vit en Inde, on entend cela tous les jours. Mais si, je vous assure, tous les jours. On appelle cela en Inde la « did-they-did-theynot question », est-ce qu’ils ont, oui ou non, couché ensemble ? Voilà le grand sujet des conversations. Pour vérifier que ce n’est pas un ragot ? Il suffit de lire la biographie officielle de Winston Churchill, tout y est. Et c’est un ambassadeur qui me l’a donnée à lire, autant dire que ce n’est pas la révélation du siècle. Mais oui, c’est un roman, parce qu’il n’existe pas de meilleure intrigue que celle qui raconte l’amour entre ennemis. Lui indien, elle anglaise, à l’aube de la décolonisation. C’est Tristan et Isolde en Inde au XXe siècle. Il écoutait, ravi comme un enfant à qui on lit un conte. Ma parole suffisait – par chance, elle s’étaye sur des documents, mais si j’avais menti ? Si j’avais falsifié ? Eh bien, il m’aurait écoutée de la même façon. Il n’était pas question de la littérature, mais il s’agissait de ses pouvoirs. Il ne me parla pas de style ni d’écriture, non, ce qui l’intéressait, c’était l’histoire elle-même, l’amour entre ennemis, à ce moment précis. Évidemment, il voulut connaître la réponse à la « did-they-did-theynot question ». Je lui donnai celle du roman : oui, tant qu’ils ont pu, car ils n’étaient plus de la première jeunesse. Est-ce qu’il y a eu des témoins ? Eh bien oui, malgré tout. Ah bon ? Dans la chambre ? Pas tout à fait, mais presque. Bref, il était immensément curieux. Un vrai, un bon lecteur de roman populaire, plus attaché à l’intrigue qu’au style. J’étais enchantée de mes pouvoirs, enchantée d’avoir réussi à capter l’attention de ce lecteur particulier, qu’on disait fasciné par l’écriture, les écrivains, la mythologie de la littérature telle qu’elle existe en France, ce vaste et beau théâtre où je n’ai pas envie d’être.
Dans son émerveillement de lecteur qui découvrait, dans le fil de l’Histoire, un amour qui joua un rôle certain dans la Partition entre l’Inde et le Pakistan, il y avait quelque chose de naïf que je lui ai vu à d’autres occasions. Naïf, François Mitterrand ? Le choeur éclate de rire, le choeur ne me croit pas. La doxa veut qu’il ait été florentin, machiavélique, retors et toutes ces sortes de choses, à chaque seconde de sa vie. Tel n’était pas mon Mitterrand à moi. Et ce jour où il se montra si curieux d’une histoire d’amour entre ennemis jurés, il avait la candeur d’un lecteur de romans.
Une fois, une seule, et sans littérature. Simplement le pouvoir du roman. Il m’a fait diantrement plaisir. Car telle est la raison pour laquelle je double la pensée philosophique de ce revers soyeux : pour captiver l’esprit, j’écris des romans. Capturer cet oiseau magnifique, prendre dans mes rets d’écrivain ce grand duc vigilant, je n’aurais jamais cru y parvenir. Quelques années plus tard, notre ultime conversation s’en retourna d’où elle était venue, la maladie, la mort et tout était en ordre. Il se trouve que, comme lui, je crois aux forces de l’esprit, même s’il est séductible par le roman.