En réponse aux félicitations qu’il lui avait adressées après son élection à la Présidence de la République italienne, Giorgio Napolitano a fait parvenir à Claude Estier le texte d’un hommage à François Mitterrand qu’il a écrit en préface à un livre publié à Cortona où le souvenir de l’ancien Président français est demeuré très vivant. C’est ce texte que nous reproduisons ici.
Je consacre cette page à un souvenir et un hommage à François Mitterrand tel que je l’ai connu, admiré et que je continue d’admirer.
J’ai eu l’occasion de le connaître par l’intermédiaire d’un de ses plus fidèles compagnons, Claude Estier. C’était en septembre 1976. Je me trouvais à Paris pour la présentation de mon livre « Entretien sur le PCI » que j’avais écrit en collaboration avec Eric Hobsbawm et qui venait d’être traduit en français.
Si ma mémoire est bonne, la rencontre eut lieu au Palais Bourbon où François Mitterrand avait son bureau. Deux années auparavant, il avait été candidat à l’Elysée contre Valéry Giscard d’Estaing et il avait été battu. Mais il m’était apparu extraordinairement sûr de lui, comme s’il avait gagné et non perdu. Il se préparait à un nouveau défi et cinq années plus tard il allait recueillir le succès qu’il avait d’abord manqué… Je fus donc frappé durant cette conversation (nous parlions de la gauche italienne à laquelle il portait une grande attention) par l’image de détermination et de ténacité qui ressortait de sa personne.
Nous eûmes d’autres occasions de rencontres dans les années de son premier comme de son second mandat présidentiel. Une fois, en particulier, quand je fus reçu par lui avec les membres du « Comité d’Action Jean Monnet pour l’Europe ». Effectivement, l’intérêt de François Mitterrand pour l’Europe était une autre raison qui me rapprochait de lui.
Enfin, je le retrouvais le 8 juillet 1994 à Naples, dans la grande salle de l’Institut Universitaire Oriental de Naples qui avait conféré à Mitterrand le titre de docteur « honoris causa ». Il était vers la fin de son second septennat et, aussi, près de la mort. Il était venu dans ma ville pour participer au sommet des pays les plus industrialisés, le G7. Mais il avait accepté cette cérémonie de reconnaissance de cette ancienne et prestigieuse institution universitaire. Il avait donc à répondre à l’hommage du professeur Biagio di Giovanni dans une allocution informelle. Il le fit avec une fatigue visible -le visage cireux, marqué par la maladie- mais sans aucune hésitation jusqu’à la fin.
J’ai pu alors le saluer avec Maurizio Valenzi, le maire de Naples, qu’il avait décoré de la Légion d’Honneur quelques années plus tôt. Il était épuisé mais fier du long chemin parcouru et tendu de toute son énergie vers l’objectif ultime : l’accomplissement jusqu’à son terme de son second mandat de Président de la République. Et j’ai vu là, à nouveau, une formidable image de détermination, de ténacité et de force de volonté.
Beaucoup d’autres ont traité de la personnalité de François Mitterrand qui séduit encore et pousse encore à réfléchir. Quant à moi, j’étais surtout frappé par sa sensibilité culturelle et la finesse d’esprit. C’est ce que j’avais retenu en écoutant son allocution sur l’histoire de l’influence culturelle de la cité de Naples et de ses liens avec la France. Un texte d’une très grande qualité, ne tombant jamais dans l’érudition complaisante, riche de références faisant apparaître tour à tour des personnages de diverses époques avec, de temps en temps, une touche incomparablement personnelle.
A aucun moment de son engagement politique et institutionnel, François Mitterrand n’avait perdu le goût pour les faits de l’Histoire et de la culture. Il n’avait jamais manqué de donner les preuves de sa passion pour la littérature, de son talent d’écriture comme de témoigner de la profondeur de sa pensée.
Il n’avait donc nullement renoncé même quand la lutte se faisait pour lui plus âpre et plus pesante la charge des responsabilités.
Dans les discussions qui se sont rouvertes, dix ans après sa disparition, sur l’héritage de François Mitterrand, et qui doivent être approfondies au plan du jugement historique, même les ombres de la dernière période n’ont pu obscurcir la grandeur et le souffle de son inspiration comme interprète de la nation et du peuple français et comme leader européen.
Il serait réducteur de qualifier d’ambition ce qui était chez lui la conscience du rôle qu’il se sentait appelé à jouer : incarner le destin de la France dans une période historique complexe, marquée par la prolongation de la guerre froide, par l’opposition des deux blocs conduits par l’URSS et les USA et, en même temps, par l’élargissement de la communauté européenne et par l’apparition de la nouvelle ère de la compétition globale.
Sa culture historique, son profil d’homme politique et d’intellectuel n’étaient pas un artifice mais la condition première pour atteindre une vision à long terme de l’horizon dans lequel se situait sa mission de leader politique et d’homme d’Etat.
C’est pourquoi il fut un grand Président. Et l’on peut dire que l’attachement des Français à sa mémoire s’explique par le fait qu’il incarnait son pays y compris dans son ambivalence.
Un grand Président pour la France, un grand leader pur l’Europe. Le recueil de ses « onze discours pour l’Europe, 1982-1995 » demeure un fort témoignage de sa capacité à stimuler et à soutenir la construction européenne.
Il a su réagir aux mesquineries qui, dans la première moitié des années 80, se traduisaient par une « lente dégradation de la volonté » et faisaient craindre « un reflux de l’Europe ». Il a dénoncé avec force les « querelles dérisoires, l’obsédant contentieux » qui bloquaient la marche vers l’intégration européenne. Par la force de sa vision et le sérieux de ses propositions, il a contribué à surmonter les moments critiques, peut être oubliés aujourd’hui.
Il vaudrait la peine, dans la situation difficile que l’Union européenne vit en ce moment, de relire ces écrits et de retrouver la leçon de François Mitterrand qui fut une leçon d’indéfectible fidélité au grand dessein qu’il avait personnellement vu naître en mai 1948, au Congrès de La Haye, présidé par Winston Churchill.
J’ai évoqué le discours de Naples de 1994. Je voudrais saisir l’occasion d’une dernière considération. François Mitterrand aimait intensément l’Italie.
Il connaissait et comprenait parfaitement son histoire et ses richesses culturelles. Il a montré en de nombreuses occasions combien il se sentait proche, non seulement à Naples mais dans tant d’autres villes, grandes et petites, d’Italie. Parmi celles-ci, une mention spéciale revient à Cortona, remarquable microcosme d’histoire, de culture et d’art, lieu exemplaire de civilité et d’humanité, toujours présents dans la manière d’être de ses habitants.
C’est pourquoi à Cortona, plus qu’ailleurs, on rend hommage à François Mitterrand, grand et inoubliable ami.