Discours prononcé par Hubert Védrine, Président de l’Institut François Mitterrand, à l’occasion du 10ème anniversaire de la disparition de François Mitterrand, le 8 janvier 2006, dans la salle des fêtes de la ville de Jarnac.
Chers amis, en tant que président de l’Institut François Mitterrand, il me revient maintenant, après Jérôme Royer qui nous accueille dans sa ville, après Pierre Bergé qui nous a dit comment notre initiative commune a permis de racheter la maison de Colette Landry, maison natale de François Mitterrand, de m’adresser à vous.
Nombreux ici sont ceux qui pourraient, tout autant que moi, apporter leur témoignage unique sur François Mitterrand, celui d’un instant, celui d’une vie. Enfants et petits-enfants, proches, anciens Premiers Ministres, anciens Ministres, anciens collaborateurs, amis, militants.
Je parlerai de ce qui nous rassemble si nombreux aujourd’hui, de cet homme au parcours personnel et politique hors du commun. Du 26 octobre 1916 rue Abel – Guy au 8 janvier 1996, et au 11 janvier au cimetière des Grand’ Maisons, en effet, quelle vie extraordinaire !
Ce moment est pour nous tous un moment d’émotion et de réflexion.
Moment d’émotion. Comment ne pas être submergé, remué même par tant d’images et de souvenirs qui se bousculent : espérances, attentes, patience, défaites, victoires, triomphes, réalisations, déceptions, victoires encore, évènements historiques, anecdotes intimes, joie, désaccords, enthousiasme. Les foules des meetings, celles de la Bastille, foules en fête du 10 mai, foules en deuil du 8 janvier se mêlent en une seule symphonie. Une partie de notre vie défile et chacun de nous se rattache à ces grandes dates collectives par des souvenirs personnels. Vingt-cinq ans depuis 1981. Dix ans depuis sa mort.
Ce repas amical est aussi un temps de réflexion et de méditation ? Voilà une partie de la signification du si frappant : « Je crois aux forces de l’esprit, je ne vous quitterai pas ». Qui d’entre nous ici, et combien d’autres, ne poursuit pas avec François Mitterrand une méditation intérieure ? Pourquoi, comment a-t-il voulu et fait ceci ou cela ? Que ferait-il dans telle situation ?
Méditation d’abord sur la vie, avivée par l’intensité qu’il a donné à la sienne. Sur son courage physique dans la France occupée, dans les décombres de l’immeuble Drakkar en octobre 1983, ou à Sarajevo, et enfin face au cancer. Sur sa liberté : jusqu’où cela peut-il aller ? Sur son goût de vivre, sa curiosité insatiable, presque dévorante. Sur sa force de caractère indomptable qui n’a fléchi, sans céder, qu’une ou deux fois. Sur les ressorts profonds, presque troublants, de son ascendant sur les autres, au départ un petit groupe d’amis, aujourd’hui les français.
Réflexion sur son aptitude anti-manichéenne, décrite par Laurent Fabius, à se défier de tout mal contenu dans tout bien mais aussi à détecter, comme autant de moyens de rebondir, le bien contenu dans un mal.
François Mitterrand ou comment accomplir et maîtriser sa propre vie.
Méditation politique bien sur. Si la stratégie politique de François Mitterrand, celle de l’Union de la gauche fascine encore, c’est parce qu’elle reste celle qui a permis au parti socialiste et, à la gauche toute entière de sortir de l’opposition perpétuelle, qui a permis à l’espérance du peuple de gauche qui ne savait où se diriger de trouver un chemin. En imposant par sa victoire l’alternance à la droite d’alors, il a guéri la démocratie française de l’hémiplégie, et par là, enclenché le changement et la modernisation de la France. Il n’a jamais relâché son effort, par l’action et la durée, pour rendre la gauche irréversiblement légitime au pouvoir.
D’ailleurs, moins d’un an et demi après sa mort, les français redonnaient la majorité, et le pouvoir effectif, pour cinq ans, à la gauche et au gouvernement de Lionel Jospin.
Y a-t-il avec le recul une postérité politique de François Mitterrand ? Certainement et nous nous inscrivons tous dans ses accomplissements, ses valeurs, ses grands principes. Mais ce qu’il a fait est-il transposable tel quel ? Non bien sur, et je ne prendrais que deux exemples. Les rapports avec la gauche de la gauche ne se posent plus dans les mêmes termes qu’à l’époque du parti communiste prédominant.
Autre exemple : le volontarisme, qui reste notre exigence, ne peut pas s’exprimer exactement comme avant l’expérience du pouvoir, la globalisation ultra libérale et l’élargissement de l’Europe. Il doit être formulé autrement.
Sur l’Europe justement, je me bornerai à rappeler François Mitterrand : « Ne dissociez jamais la grandeur de la France de la construction de l’Europe », phrase qui se comprend dans les deux sens.
Pas d’héritage donc qui nous lie, mais des références riches et nombreuses qui nous inspirent et dont chacun peut se nourrir en en retenant l’esprit, plus encore que la lettre.
Certains de ceux qui s’étaient acharnés contre François Mitterrand, surtout à la fin de son second septennat sont pris à contre-pied par les sondages récents qui montrent que les français mettent François Mitterrand à sa vraie place, au plus haut. Ils essaient aujourd’hui de contre-attaquer en parlant d’idolâtrie ! Mais ils se trompent ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Ou a-t-on pris qu’il faudrait approuver les yeux fermés absolument tout ce qu’a fait ou dit François Mitterrand dans toute sa vie, ou pendant ses cinquante années de vie politique ou même ses quatorze années de présidence pour l’admirer, pour lui manifester notre attachement et notre gratitude, pour nous inspirer de lui sur tel ou tel plan ?
Je pense que par son outrance, sans proportion avec la critique démocratique légitime, cet acharnement anti-mitterrandien, finalement désavoué par l’opinion, s’est retourné contre ses auteurs et a encore grandi François Mitterrand.
Chacun a un droit inaliénable à sa liberté de jugement, leçon mitterrandienne entre toutes.
Tout est connu maintenant, et tout est remis dans son contexte, et en perspective, enfin. L’essentiel s’impose. François Mitterrand a été une grande partie de notre vie, notre aventure commune, la sienne, la notre, celle de la gauche, celle de la France, une partie de celle de l’Europe actuelle. Il a été notre espérance. C’est notre histoire désormais, et notre fierté et nous nous y référerons en toute liberté pour l’histoire à venir, celle que nous allons bâtir.
Cher amis, après l’émotion, et la réflexion, il y a l’action, la poursuite de cette épopée, la gauche demain, avec François et tous les autres, et comment nous allons refaire de la France un pays d’avenir.
Mais là je sors des limites de ce déjeuner… C’est pourquoi je m’arrête en vous remerciant d’avoir participé à ce rassemblement dont nous conserverons précieusement la chaleur amicale et le sens.