Extraits de « Je crois à la politique » de Gérard Delfau et de Martine Charrier
Le legs de François Mitterrand à la gauche et à la France, p145-148 :
Martine Charrier. Mais revenons à 1981. Le soir du deuxième tour, à 20 heures, dans
la petite salle à manger Henri II de vos parents, à Saint-André, vous voyez,
comme des millions de Français, se dessiner le portrait du vainqueur à la
télévision. Moment intense.
Gérard Delfau. Ainsi, François Mitterrand, au terme de trois tentatives électorales, a
réussi son pari et accompli son destin. Grâce à lui, la France rejoint le groupe
restreint des pays où se pratique une alternance démocratique apaisée. On ne
dira jamais assez que c’est le legs décisif, historique même, du député de la
Nièvre à notre vieille nation, si souvent secouée par des révolutions ou des
querelles intestines, parfois sanglantes. Plus que par les avancées sociales, les
nationalisations, la décentralisation et l’abolition de la peine de mort – progrès
pourtant considérables – le 10 Mai 1981 se caractérise par ce fait capital :
l’alternance démocratique est enfin devenue possible. Mon propos peut surprendre.
Je vais donc préciser ce que j’entends par là. À ceux qui aujourd’hui
m’interrogent, sceptiques, amnésiques ou revanchards, sur ce que nous devons
à François Mitterrand, j’ai coutume de répondre : la gauche enfin admise à la
gestion des affaires publiques, autrement que sous forme d’une « expérience »,
comme au temps de Léon Blum, ou bien telle une béquille de la droite, comme
sous Guy Mollet. En définitive, une assurance de paix civile, le bien le plus
précieux d’une nation.
MC. Mais qu’en sera-t-il après le quinquennat d’Emmanuel Macron ?
GD. S’agissant de la capacité d’alternance démocratique, je m’interroge :
sur quoi déboucherait un duel entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen ? En
tous cas, rien n’est acquis pour la reconstruction d’une gauche réformatrice,
en capacité de gouverner. Cela dépend de nous. Mobilisons-nous, en ayant à
l’esprit la belle incertitude des urnes et la victoire inattendue du Président actuel.
MC. Il n’est donc pas trop tard, selon vous. Mais restons un moment encore
sur le récit de ces journées mémorables : arrive le 21 mai 1981 et la
passation de pouvoir. Vous avez le privilège d’être invité, l’après-midi,
comme l’ensemble des parlementaires, à la cérémonie du Panthéon, imaginée
par Jack Lang. Vous vous tenez immobile, ceint de votre écharpe de sénateur,
en face du prestigieux édifice. Vous vous recueillez, tandis que peu à peu enfle,
tout en bas, la rumeur de cette foule qui escorte le Président Mitterrand.
146 1. Le choc du 10 Mai 1981
Moment inoubliable, que vous avez décrit, en 1985, dans votre livre Gagner
à gauche2 : « Le présent septennat s’est ouvert sur une immense procession
républicaine qui, le 21 mai 1981, accompagna François Mitterrand au
Panthéon. J’y étais. J’ai vu là des grappes humaines accrochées aux fenêtres
de la rue Soufflot et regardant monter le nouveau Président vers le haut lieu
de la République. J’ai senti la poussée de cette foule qui lui faisait cortège.
J’ai encore dans les yeux l’image de cet homme qui se détache, s’avance, une
rose à la main, et traverse la vaste place avant de se perdre dans une sorte de
tête-à-tête avec Schoelcher, Hugo et Jaurès, mais aussi Carnot, le général des
soldats de l’an II, ou bien Jean Moulin, le martyr de la Résistance3. » Mais,
en contrepoint, vous notez aussi combien était forte la rupture entre le régime
giscardien et la France du 10 Mai : « À l’inverse, dites-vous, je me souviens
de l’intronisation de Giscard d’Estaing [en 1974], révélant, en traits presque
caricaturaux, une autre réalité de la Nation : les jeunes gens des beaux quartiers,
la descente des Champs-Élysées, les premières paroles prononcées en
anglais par celui qui prenait en charge la France… Ici, la cérémonie convenue
et faussement bon enfant, la « mondialisation », le soulagement, après le
score serré, d’une classe à l’aise dans son décor clinquant. Là, le recueillement,
l’enracinement, l’hommage aux Lettres et aux défenseurs des libertés.
[…] Il faut prêter attention à ces commencements. Chacun des gestes inauguraux
y sécrète un climat qui orientera la décision future4. »
GD. Pendant ce temps, à Matignon, autour de Pierre Mauroy, futur Premier
ministre, Jacques Delors, Pierre Bérégovoy, ainsi que deux banquiers,
membres du PS, et le directeur du Trésor, préparent les mesures du contrôle
des changes, rendues nécessaires par la spéculation sur le Franc. Celle-ci s’est
déchaînée, au lendemain de la victoire de la gauche, sans que le gouvernement
Barre tente de l’enrayer. À nouveau le « Mur de l’argent » se dresse, et les
possédants cherchent à effrayer les classes populaires et à déstabiliser le nouveau
pouvoir. Un scénario qui se répète depuis 1936, et que l’adoption de
l’Euro, grâce à François Mitterrand, rendra presque impossible. Jusque-là il
était facile à la droite de prendre appui sur cette manipulation de la monnaie
pour accuser la gauche d’incapacité, voire instruire un procès en illégitimité.
Telle était l’une des formes modernes de la lutte des classes.
MC. Est-ce à dire que désormais l’Europe nous protège de cette forme de
subversion douce ?
GD. Oui, mais en partie seulement. Reste à mettre en place des mesures
efficaces contre la fuite des capitaux dans les paradis fiscaux, les si bien nommés
pour ceux qui en bénéficient… Elle y travaille. Mais les progrès sont lents, en raison, entre autres, de la présence comme États membres, du Luxembourg
et de l’Irlande, peu pressés de tarir une source de profits faciles.
MC. Juin 1981, la victoire est là. Elle est complète, après le raz-de-marée
socialiste aux élections législatives.
GD. Alternance, oui. Alternance, enfin ! Mais, une fois encore, n’embellissons
pas l’Histoire. La victoire de la gauche surprend, et pas qu’à l’étranger.
Elle est un coup de tonnerre. Elle remet en question une organisation figée
depuis la Libération ; elle est un défi aux règles non écrites de Yalta, et dans
lesquelles le Parti communiste tenait la première place à gauche, en France
comme en Italie. Elle est surtout à contre-courant du nouvel « Ordre mondial »
qui émerge au même moment : le néolibéralisme avec Reagan et Thatcher ;
l’élection de Jean-Paul II, héraut de l’anticommunisme et fossoyeur du Concile
Vatican II ; enfin, la victoire de l’islam radical, en Iran, avec l’imam Khomeiny,
ainsi que sa diffusion depuis les Pays du Golfe. Tout cela sur fond
d’envolée des cours du pétrole et de flambée du chômage. Une autre époque
s’ouvre, celle du capitalisme financier et du retour offensif des religions. C’est
le tournant conservateur et clérical, dont nous ne sommes toujours pas sortis.
Trump et Poutine l’incarnent jusqu’à la caricature ; et, malgré son habileté
rhétorique, le pape François n’a pas renoué avec l’inspiration de Jean XXIII.
Il s’en faut de beaucoup5. S’y ajoutent les attentats islamistes qui sèment la
terreur, un peu partout en Europe. Après les Trente Glorieuses6 sont venues
les Trente Piteuses7…
En France même, le 10 Mai a bousculé un système de rentes ; il a heurté
bien des situations acquises. Mais, plus encore que l’espoir, mêlé d’inquiétude,
ce qui frappe les observateurs, c’est cette crainte, cette appréhension collective
devant l’incertitude du lendemain. Des schémas politiques et culturels
anciens, considérés comme intangibles, viennent de voler en éclats. Le pays
découvre tout à coup qu’il n’est pas la propriété de la droite ; et cela ne se fait
pas sans ébranlements internes.
MC. Dans votre ouvrage de 1985, décidément précieux, vous avez une formule
qui résume cette situation, si mal connue aujourd’hui. Vous dites ceci,
en substance : il faut parler d’un « choc du 10 Mai », plutôt que d’un « état
de grâce », si l’on veut rendre compte du climat qui a prévalu, après la brève
euphorie de la victoire8.
GD. J’ai vécu ce réveil difficile, en tant que parlementaire et dirigeant du
parti majoritaire. Et je comparais dans ma tête la situation du moment avec les
soubresauts du XIXe siècle, avant que la IIIe République n’assure un début de stabilité. J’ai pressenti, combien le réveil serait rude pour des millions de Français,
agriculteurs, petits commerçants, salariés et cadres du secteur privé, fonctionnaires…
Eux, les « exclus de l’histoire », attendaient du 10 Mai une revanche9
: « Vie professionnelle, salaire, éducation, santé, accomplissement de
soi, tout serait transformé d’un coup de baguette magique. C’était bien cela
que signifiaient la fête à la Bastille, au soir de l’élection », et la cérémonie du
Panthéon, avec l’hommage à quelques-uns de nos Grands Hommes. Le Peuple
de gauche, comme on l’appelait alors, se disait : « Finis, les frustrations, l’exploitation,
la misère, l’ennui. La vie allait changer au quotidien. Entendez :
chacun allait changer de vie… À la sortie de ce rêve éveillé – il a duré plus ou
moins longtemps selon les gens – le paysage politique est apparu tel qu’il
était : un immense chantier, avec tout ce que cela comporte d’activité parfois
brouillonne et de pari sur l’avenir ; un combat politique, où la droite avait
repris toute sa place et où les acteurs du changement s’essayaient à des tâches
auxquelles ils n’étaient pas préparés. Ce fut un moment de grande incertitude :
en gros, l’été 1982. La politique de rigueur vint tourner cette page. Nous
avions choisi d’échapper à la fatalité d’une gauche chassée du pouvoir par les
problèmes économiques. Nous avions décidé de devenir des « socialistes de
gouvernement10″, comme il y eut des « républicains de gouvernement » faisant
bloc pour installer dans la durée la IIIe République. » Ce ne fut pas sans états
d’âme ou crises de conscience chez beaucoup d’entre nous. Cependant, y avoir
réussi est en soi une revanche considérable sur l’histoire de la gauche dans ce
pays. Et aujourd’hui, au moment où l’histoire vient de se répéter, au terme du
décevant quinquennat de gauche, je médite les leçons de cette période. J’y
cherche des repères. Pas si simple !