Il est rare qu’on se soit interrogé, de son vivant, sur les rapports d’un homme politique avec la religion autant qu’on l’a fait à propos de François Mitterrand. Il est vrai qu’il est également peu fréquent qu’un homme d’Etat, exerçant le pouvoir suprême dans une démocratie européenne, se soit exprimé aussi fréquemment, avec une simplicité réfléchie, sur ce sujet qui, dans notre société, semblait alors durablement cantonné dans le registre de la vie privée.
Pourquoi ce besoin d’en savoir davantage de la part de ceux qui l’interrogeaient ? Et pourquoi donc François Mitterrand acceptait-il de répondre à des questions que, dans sa fonction, il aurait pu aisément éluder ? S’étaiton jamais interrogé aussi directement sur les rapports qu’entretenaient ses prédécesseurs avec la religion ou la foi ?
Les convictions de chacun d’entre eux avaient bien sûr été évaluées de ci de là, le plus souvent à l’aune des mesures qu’ils prenaient ou inspiraient quant à la place de la religion dans notre vie collective. Cet examen, peu insistant il est vrai, prenait place, presque exclusivement, quand la question de l’enseignement privé revenait agiter notre société et demeurait donc strictement circonscrit dans le champ politique. L’idée n’est venue à personne de sonder les reins et le coeur des trois premiers présidents de la Vème République pour mesurer la profondeur de leur foi, en cerner les contours, en découvrir l’origine et les fluctuations.
Sans doute cette curiosité inhabituelle à l’égard de François Mitterrand vient-elle du fait que dans les années soixante-dix se profilait une hypothèse qui allait se vérifier au mois de mai 81: la France allait peut-être être dirigée par un Président socialiste et, de surcroît, elle aurait alors un gouvernement d’Union de la gauche. Et c’est bien évidemment par le biais de la question scolaire, de la place dévolue à l’enseignement confessionnel, qu’a d’abord surgi le questionnement: quel était la position personnelle, au-delà du programme électoral, de celui qui risquait d’exercer la magistrature suprême? Il était inévitable que le débat sur ce problème soit réactivé, avec aux deux extrêmes, d’un côté, au sein de la gauche, les tenants d’une laïcité militante, et de l’autre, à droite, les nostalgiques d’un magistère catholique plus affirmé.
Pour ces derniers, la menace vient de l’affichage au programme du candidat François Mitterrand de la mise en place d’un «grand service public de l’éducation nationale». Ceux-là entendent sous cet intitulé «nationalisation» de l’éducation et des esprits. François Mitterrand s’efforce de dissiper un malentendu que ses adversaires amplifient à loisir.
Au début de mai 1981, il adresse à tous les parents d’élèves de l’enseignement privé une lettre dans laquelle il réaffirme son intention de n’installer que très progressivement la réforme qu’il propose, par le dialogue et la négociation, pour aboutir à une école qui permettra « la prise en compte de toutes les expressions pédagogiques, la participation des familles aux tâches éducatives, le développement de l’espace éducatif autour de l’école.»
Aux autres, à ceux qui rêvent d’une laïcité de combat, il précise l’inspiration et les contours de cette mesure. «C’est un point important de la politique française que de parvenir à réconcilier au sein d’un grand service public de l’éducation nationale les formes d’esprit les plus diverses qui devront être également respectées. Qu’on ne traduise pas ces propos en disant que nous entendons que ce grand service public s’érige en monopole. Jamais n’a visité notre esprit, l’idée qu’il y aurait intolérance et qu’il serait interdit à quiconque d’enseigner à d’autres, d’abord à ses fils et à ses filles, ce à quoi on a soi-même cru, ce que l’on sent, ce que l’on veut.»
A travers ces paroles prononcées au mois de février 1981 aux Assises de la laïcité réunies au Grand Orient de France, il est clair que la tolérance sera le maître-mot de la réforme qu’il propose, qu’il est pour lui hors de question que soient brimés ceux qui vivent une foi religieuse et entendent la transmettre pour donner satisfaction à un idéal laïque dans ce qu’il a de mal placé, à son avis, idéal qui anime pourtant de larges cercles de la gauche, parmi les plus influents. Nous le savons aujourd’hui, ces paroles ne seront pas entendues. La querelle scolaire allait donc reprendre avec vigueur et la réforme ne verra pas le jour.
C’est pourtant à partir de là que s’amorce le dialogue que François Mitterrand mènera sur ce sujet avec les Français. inlassablement, en se livrant de plus en plus personnellement, sur la place des religions, et plus particulièrement du catholicisme, dans notre société.
L’épanouissement de la Nation
Pendant les premières années de sa présidence, François Mitterrand revient fréquemment sur cette question mais en se plaçant constamment dans la position que lui confère sa fonction, celle du garant des équilibres, des «compromis, précise-t-il, au meilleur sens de ce terme», indispensables à l’épanouissement de la Nation. Aux passions qui habitent les deux camps, il oppose l’idée républicaine et même plus profondément, en allant puiser plus haut dans notre histoire, la raison d’Etat. Lors des cérémonies du tricentenaire de la révocation de l’édit de Nantes, le 11 octobre 1985, il choisit de prendre le contrepoint de cet événement pour illustrer et tirer enseignement de la démarche qui avait inspiré cet édit pacificateur mettant un terme à trente années de guerre civile. «Il appartenait à l’Etat de faire triompher ce qui n’était pas de l’ordre de la religion, de la foi, de la conscience individuelle, où l’Etat n’a que faire. Mais de l’ordre de la politique, dès lors que ce qui était en danger, c’était la Nation.»
Jusque là le propos est strictement politique et s’inspire d’une relation à l’histoire de France qui lui donne une force incontestable et lui permet d’être entendu du plus grand nombre, venu des horizons les plus divers.
S’il revient avec insistance sur cette question, c’est qu’il a été profondément blessé d’avoir été soupçonné d’une sorte de complot contre une liberté essentielle quand il n’était question que de clarifier les rôles et compétences respectifs de l’Etat et des collectivités territoriales dans le domaine de l’enseignement. Il est vrai que, dès le retrait du projet de loi, la droite ne se prive guère de claironner qu’elle a sauvé «la liberté de l’enseignement». «On a le sentiment que la gauche a subi une défaite sur le plan des libertés «, peut-on lire également dans «Libération» le 10 mai 1984. Là encore la réponse de François Mitterrand est strictement politique : «La liberté a partout gagné du terrain depuis trois ans. Elle n’en a perdu nulle part.»
Jusqu’à cette date, son expression publique sur cette question de la religion ne va jamais au delà de ce qu’on peut attendre d’un homme qui exerce les responsabilités de la magistrature suprême. Nulle trace d’un attachement particulier au catholicisme qui a pourtant occupé une place si importante dans son éducation. Au contraire, peut-être, peut-on déceler une certaine méfiance vis-à-vis des chrétiens qu’il retrouve et côtoie dans l’arène politique, et plus particulièrement dans son propre camp. A partir du congrès d’Epinay, nombreux sont en effet ceux qui rejoignent le parti socialiste et continuent d’animer des cercles de réflexion qui prolongent l’origine de leur engagement social. Il fait même preuve à leur égard d’une sévérité sans trop de nuances. Dans «La Rose au poing», il les épingle comme marqués par une «exigence de parfaits qui les conduit à rejeter comme impure toute démarche qu’ils jugent au millimètre, à la virgule, étrangère au commandement de leur conscience et aux prescriptions de la lettre.» S’il ne les apprécie guère, ce n’est certes pas par hostilité à leur choix religieux. Là encore, c’est le politique qui s’exprime, l’homme qui a entrepris de reconstruire le parti socialiste depuis 1971: ce qu’il leur conteste c’est plutôt la compétence à participer à l’oeuvre de rénovation et de large rassemblement qu’il a initiés. Il craint leur esprit de chapelle, levain de divisions qui risqueraient d’entraver le mouvement dont il a pris la tête. «Ils rêvent de communion universelle, écrit-il alors, et ne supportent pas un voisin qui se mouche.»
La suite dira clairement que cette sévérité est de circonstance, étroitement liée au contexte de l’action qu’il mène à l’intérieur du parti socialiste. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux paroles avec lesquelles il accueille le pape Jean-Paul II lors de son premier voyage à Lourdes. C’est bien sûr à un chef d’Etat en visite qu’il s’adresse en conformité avec les usages. Mais son propos l’engage un peu plus avant que ce qu’exigent les relations entre deux Etats : «La France accueille aussi ici et en ce jour, l’homme qui se fait l’apôtre de grandes causes qui donnent à la vie son sens, la paix, la solidarité, la justice.» Ce faisant, il relie les préoccupations contenues dans le message du socialisme tel qu’il l’a choisi et inspiré et le message du catholicisme tel que l’a déjà maintes fois exprimé ce pape. On peut également noter que dans cette allocution, il évoque l’Eglise comme étant «une institution qui a si profondément, si intimement marqué l’histoire universelle et particulièrement l’histoire de mon pays.» Au-delà de la reconnaissance du fait historique, c’est celle d’un héritage, celui d’une «famille d’esprit», parmi d’autres. «Sans être croyant, le président de la République a assumé un héritage, celui d’une religion et d’une religiosité en fait très patrimoniales et très patrimonialisées », suggère le père Alain de la Morandais, ancien aumônier de l’Assemblée nationale.
Jusque là, l’expression publique de François Mitterrand sur ce sujet s’était strictement inscrite dans le cadre de sa fonction. Difficile de dater précisément à partir de quel moment son expression se transforme et rend compte de ses convictions personnelles. Avant 1980, il n’aborde jamais ces questions en public. De même au début du premier septennat. Puis, peut-être parce que la maladie commence à faire son oeuvre, il accepte de se confier.
Le sens de l’universel
En fait, il commence très tôt à marquer son besoin de se projeter dans une dimension au-delà du politique. C’est ainsi que, déjà, il n’est pas n’importe quel candidat à l’élection présidentielle : en se mettant à la tête du «peuple de gauche» et de ses espérances il évoque une image biblique des plus fortes. Puis, fraîchement élu, c’est au Panthéon qu’il se présente pour la première fois dans sa nouvelle dignité devant les Français.
Je suis plutôt agnostique, confie-t-il à F-O. Giesbert dans le Figaro du 8 septembre 1994. Ce n’est pas faute de chercher mais je ne sais pas ce que je crois. La transcendance est un sujet qui m’importe beaucoup : je n’arrive pas à trancher». Dans la même interview, parlant de saint Paul dont il a lu et relu les textes, il ne s’attarde guère sur la dimension religieuse du personnage : «Ce que j’aime en Paul, c’est le sens de l’universel.»
L’aspiration à l’universel, les interrogations sur la transcendance, de plus en plus présentes à mesure que coule le temps: voilà ce qui caractérise sans doute la dernière partie du chemin de François Mitterrand. C’est ce pense avoir décelé Jacques Attali: «Il croyait en une forme de transcendance, abstraite, sereine, dégagée de toute appartenance, écrit-il dans «C’était Mitterrand». Quand je lui demandais s’il croyait en l’existence de Dieu, il me répondait qu’il admettait l’idée d’un principe ordonnant toute chose, sans pour autant croire en une religion particulière ni verser dans le mysticisme.» Sentiment qui se renforce lors de son tête à tête avec Bernard Pivot dans l’émission Bouillon de culture. Lorsque celui-ci évoque l’hypothèse d’une foi en Dieu, la réponse: «Non, non je n’ai pas dit que je n’y crois pas, avoue François Mitterrand. Je ne sais pas si j’y crois» Bernard Pivot lui fait alors préciser: «Agnostique ?». Ce à quoi il répond: «C’est l’exacte définition.» «Défiance et admiration, suggère Henri Madelin, le rédacteur en chef d’Etudes, en 1996, fascination et retrait devant l’univers chrétien…»
Deux des phrases prononcées à la fin de sa vie laisseront la question ouverte: « Je crois aux forces de l’esprit», dit-il en prenant congé des Français. Il ne croit «pas spécialement» à l’immortalité de l’âme, précise-t-il à F-O. Giesbert et il s’empresse d’ajouter «Je crois à la puissance de l’esprit. Sans elle, que serait l’homme ? (…) Après la mort, l’esprit demeure le sel de la terre.»
«Une messe est possible», écrit-il pour faire part de ses dernières volontés. Peut-être trouve-t-on dans la juxtaposition de ces deux phrases la trace exacte de son parcours, de l’empreinte que lui a laissée son éducation chrétienne, nécessairement marquée de certitudes, au questionnement d’un homme qui n’avait jamais cessé de marcher. «Disons que j’ai une âme mystique et un cerveau rationaliste, et, comme Montaigne, je suis incapable de choisir. Je ne sais pas si je crois en Dieu, mais je suis souvent tenté d’y croire.» Montaigne, un autre marcheur infatigable.