Article d’Hubert Védrine pour le Frankfurter Allgemeine Zeitung du 27 juin 2017
Ce n’est pas manquer au respect dû à Helmut Kohl, personnalité d’exception, chancelier de RFA puis d’Allemagne, de 1982 à 1998, que de rappeler que ce n’est pas lui qui a « déclenché » la réunification. Comme Helmut Schmidt avant lui, comme l’immense majorité des Allemands, il l’espérait, bien sûr, mais sans être sûr qu’elle serait possible avant longtemps. Via son contrôle sur la RDA, c’est l’URSS qui avait la clef. Et c’est donc l’affaiblissement continu de l’URSS dans les années 70/80, comme l’avait dit François Mitterrand à Helmut Schmidt à Latché dès octobre 1981, qui allait la rendre possible. Et c’est Gorbatchev, en décidant vers 1986/87 de ne jamais employer la force pour maintenir au pouvoir les régimes communistes en Europe de l’Est (il n’avait rien décidé de tel pour l’URSS), qui a précipité le mouvement qui l’a d’ailleurs dépassé et emporté. Gorbatchev, père inconscient et paradoxal de la réunification ! Dès lors, de Varsovie à Bucarest, ces régimes communistes étaient des morts vivants, condamnés à brève échéance même s’ils n’en étaient pas encore conscients. C’est quand les changements s’enclenchèrent vraiment, en 1989, et après avoir pris la tête du mouvement qui s’amplifiait par son « plan en dix points » – encore très prudent quant au rythme et au calendrier par étape de la future réunification – qu’Helmut Kohl se comporta en véritable homme d’état en ayant le courage d’aller sur trois sujets décisifs contre une partie de son opinion. Annoncer que l’Allemagne réunifiée confirmerait le renoncement de la RFA aux armes ABC de destruction massive ne faisait pas débat en Allemagne. Il n’en allait pas de même de trois autres dilemmes. Sur les frontières est, pressé par François Mitterrand à partir du 3 novembre 1989 à Bonn, en réponse à une question, mais aussi par Hans-Dietrich Genscher qui vint à Paris pour encourager Mitterrand sur ce point, et aussi bien sûr par les dirigeants Polonais, Helmut Kohl finit par accepter de reconnaître la frontière Oder-Neisse comme frontière définitive de l’Allemagne avec la Pologne. Il savait bien qu’il lui faudrait accepter ces legs de l’histoire mais cela l’obligeait à aller contre la sensibilité ou les espérances secrètes d’une partie de la droite allemande et des associations de réfugiés avant les élections de mars 1990 qui, à l’automne 1989 ne se présentaient pas sans risque… Mais il fit courageusement le bon choix, celui de l’avenir de la paix et de la stabilité en Europe. Ensuite, quand il décida, contre l’establishment économique ouest-allemand, que 1 mark de l’est serait reconnu comme valant 1 mark de l’ouest, il prit une décision économiquement irrationnelle mais politiquement audacieuse et décisive. Certes elle pesa sur l’économie allemande et donc sur l’économie européenne, elle contribua à plomber la compétitivité allemande (jusqu’à ce que G. Schroeder la redresse par ses réformes) mais c’était la décision à prendre. Et c’est encore plus vrai, quand allant contre le sentiment de beaucoup d’Allemands il accepta, au Conseil européen de décembre 1989 à Strasbourg, d’abandonner le mark dont les Allemands étaient légitimement si fiers pour une « monnaie unique » européenne.
Certes de nombreux rapports européens avaient préparé cette échéance comme si elle était un aboutissement inéluctable de l’UEM. Certes, François Mitterrand insistait : « Helmut, vous dites vous-même que l’Unité allemande et l’Unité européenne sont les deux faces d’une même médaille. C’est le moment ! ». Il n’empêche que c’était un sacrifice et que le chancelier Kohl s’est montré là aussi courageux, et résolument européen. Il aurait pu ne pas le faire.
L’histoire de ces années historiques est inséparable de la relation incomparable qui s’était nouée entre Helmut Kohl et François Mitterrand à partir de 1982, à coup de rencontres (près de dix par an de 82 à 95 !), d’échanges, de dîners, d’attentions et d’écoute mutuelle, d’actions menées en commun, chacun faisait à l’autre la courte échelle, ce qui avait donné naissance à une véritable amitié et même, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, à une forme d’affection mutuelle. Cela ne fait oublier en rien les couples fameux de Gaulle / Adenauer et Giscard / Schmidt, mais ce fut une relation exceptionnelle en durée, intensité et productivité d’autant qu’ils décidèrent ensemble que Jacques Delors présiderait la commission européenne à partir de 1985.
On mentirait pourtant si on prétendait que leur entente a été sans nuage pendant treize ans. Deux exemples. En 1988, François Mitterrand ne voulait pas accepter la libéralisation des mouvements de capitaux sans harmonisation préalable de la fiscalité sur l’épargne. Kohl ne le soutint pas. François Mitterrand dut céder. En 1991, la France et l’Allemagne (Kohl et Genschner) étaient d’accord pour ne pas reconnaître prématurément et sans préparation les républiques issues de la désintégration de la Yougoslavie tant il était évident que cela déclencherait à coup sûr des guerres civiles, au moins en Croatie et en Bosnie. Accord encore confirmé au conseil européen de Maastricht en décembre 1991. Mais l’opinion allemande exerça une pression si forte pour la reconnaissance de la Croatie que Kohl et Genschner durent lâcher un mois plus tard, à la consternation de Mitterrand. Ces désaccords, comme d’autres, comme les inévitables, légitimes et provisoires différences de position pendant les diverses étapes de la réunification, comme l’occultation de l’éléphant dans la pièce (les Etats-Unis) furent comprises par l’un et l’autre et toujours surmontées par une dynamique d’avenir franco-allemande et européenne. C’est en ce sens que leur relation fut exceptionnelle.
Est-ce à nouveau envisageable ? En théorie non. L’Allemagne s’est réunifiée et par son travail et ses réformes, est redevenue le numéro 1 en Europe. Le temps du lyrisme est passé, et il y a une fatigue des commémorations. Les problèmes à affronter sont nouveaux. La mondialisation, la construction européenne sont contestées par une partie des européens et des occidentaux. Les divergences de stratégie (sur l’énergie), de réactions (sur les réfugiés) sont évidentes. Et même sur la nature de la zone euro (union de transferts, ou non ?). Pour beaucoup d’allemand la relation franco-allemande est établie dans une certaine routine.
Et pourtant, il n’est pas exclu que nous assistions en ce moment même au début d’un chapitre tout à fait nouveau, illustré par les premiers pas très prometteurs de la relation Merkel / Macron. Un contexte international anxiogène, une sorte de dégoût de l’aboulie européenne y poussent et, créent une opportunité et une attente fortes. Les conditions paraissent réunies pour qu’une étroite entente franco-allemande, sans pathos, produise à nouveau des effets européens à partir de l’automne prochain après les élections allemandes, et ce pour la première fois depuis moins quinze ans. Bien sûr, il demeure des différences profondes de sensibilité entre les deux peuples – toujours les mêmes ! – et des divergences politiques évidentes. La France sera jugée à sa capacité à se réformer. Il n’empêche que tout ce qui paraissait figé, rigide et inconciliable, par exemple sur la politique à mener au sein de la zone euro (comment mieux concilier le respect des règles qui visent à assainir les finances publiques et un soutien intelligent et contra cyclique à la croissance ?), les choses ont commencé à bouger. La France, comme l’Allemagne, trop seule ces dernières années y ont intérêt. Au-delà d’une consolidation et d’un perfectionnement de l’euro, si les français et les allemands s’accordent sur l’idée que les européens, du fait de Trump, doivent « s’organiser par eux-mêmes » 1, et s’ils parviennent à en convaincre les autres européens, d’immenses perspectives s’ouvrent. Alors que le chancelier Kohl disparaît, Mme Merkel et M. Macron ne vont certainement pas reproduire Helmut Kohl et François Mitterrand. Nous sommes en 2017 ! Mais leur relation, leur confiance mutuelle, leur créativité historique, leur vision commune peuvent nourrir la volonté commune de la Chancellerie et du Président.