Vous prenez la direction de la cellule africaine de l’Élysée au lendemain de la victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1981. Comment cette victoire est-elle perçue en Afrique ?
Guy Penne. – À cette époque le mur de Berlin étant toujours là, le monde était divisé entre les « progressistes » et les autres, avec toutes sortes de nuances. En Afrique, si la télévision n’était pas très développée, les radios alimentaient sans répit les transistors. Toutes ont fait écho au choc que cet événement avait produit en France – après vingt ans d’un pouvoir de droite qui semblait inexpugnable – avec tous les espoirs que cela suscitait. Dans les pays où l’imprégnation française était la plus forte, mais aussi chez les Africains résidant en France, étudiants, travailleurs ou « sans-papiers », l’événement a trouvé une caisse de résonance fantastique. Dans de nombreux pays francophones, on a assisté à des manifestations importantes. Dans la mesure où cette victoire était interprétée comme une sorte de libération en France, elle signifiait pour eux, du même pas, une « libération » dans leur pays. Étant donné l’exaltation qui s’est alors exprimée, les frustrations sont bien sûr venues très vite ensuite.
Les responsables politiques ne partageaient sans doute pas cette émotion.
Guy Penne. – Ils étaient en attente. Leur perplexité a d’abord été suscitée par le choix que nous avons fait du lieu dans lequel allait se dérouler le sommet francoafricain. La règle s’était en effet instaurée que ces sommets se déroulent alternativement à Paris et dans une capitale africaine. Selon ce calendrier, le sommet aurait dû avoir lieu à Kinshasa. Il a donc fallu que je négocie le fait que ce premier sommet de François Mitterrand allait se tenir à Paris. Les chefs d’État africains ont accepté cette interversion du rythme dans la mesure où ils avaient hâte de comprendre vraiment ce qu’allait être la nouvelle politique de la France.
Étaient-ils inquiets ?
Guy Penne. – Non, mais ils étaient intrigués. Ils avaient en tête les nombreux messages personnels que François Mitterrand leur avait adressés avant 1981, aux suggestions de ses proches quand ils voyageaient sur ce continent. Ces messages, qui, alors, n’avaient guère d’écho et n’étaient que rarement repris au-delà, portaient tous sur le souci d’un respect accru des Droits de l’homme. À l’époque ce thème n’était pas central dans les opinions publiques ni dans les grandes institutions internationales : l’ONU n’en parlait pas, les ONG étaient peu nombreuses et généralement peu écoutées. Ce sommet de novembre 1981, à Paris, a été un remarquable succès. Parmi les participants se trouvaient beaucoup d’anglophones et de lusophones, au point que les francophones eurent le sentiment d’être débordés par les non-francophones et manifestèrent leur crainte que ces sommets perdent ce caractère de réunion de famille entre l’ex-métropole et les pays africains du « pré carré » des anciens territoires d’outre-mer français auxquels ils étaient tant attachés.
Le Parti socialiste s’était finalement peu exprimé sur l’Afrique en tant que telle. Il parlait plus souvent au Tiers-Monde dans son ensemble. Y avait-il une différence entre les sentiments et les analyses de François Mitterrand et l’expression de son parti ?
Guy Penne. – Pas du tout. La plupart des Français vivant à l’étranger à cette époque étaient en Afrique. Au Parti socialiste nous avions commencé à mieux organiser ceux qui partageaient nos idées et ils nous avaient fait régulièrement remonté leurs analyses et leurs propositions. Il y avait aussi de nombreux coopérants qui travaillaient sur ces problèmes et alimentaient abondamment de leurs réflexions le parti, et donc François Mitterrand. Mais pour les chefs d’État africains, la curiosité était forte. Dans ce qu’on appelait alors le « monde libre », les Américains se posaient bien sûr en garants de l’équilibre entre les deux pôles antagonistes. Parallèlement, en toute solidarité, la France jouait un rôle certes moins déclamatoire mais tout aussi utile et apprécié en maintenant une proximité forte et un dialogue constant avec les États africains.
Face à un gouvernement de gauche, avec quatre ministres communistes, ces chefs d’État devaient quand même s’interroger.
Guy Penne. – Tous étaient, au fond, légitimistes. Ce qui pouvait les inquiéter principalement, c’était la position du Président. À partir du moment où celui-ci les rassurait tout en maintenant ses exigences nouvelles, ils n’avaient pas de raisons suffisamment étayées pour modifier leurs alliances.
Mais qu’est-ce qui change, pour eux, en 1981 ?
Guy Penne. – Beaucoup de choses mais qui n’affleurent que très peu alors dans l’opinion publique française. Pour ne prendre qu’un exemple, une des premières missions de Jean-Pierre Cot a été de présider, à Paris, le « congrès pour les pays les moins avancés ». Le débat central de cette réunion portait sur l’objectif d’une augmentation significative de l’aide publique à ces pays. L’impulsion donnée à cette occasion a permis de rattraper progressivement le retard pris au cours des années précédentes. Tout au long du septennat de Valéry Giscard d’Estaing ces aides s’étaient en effet beaucoup rétrécies. Beaucoup plus tard, cette dynamique s’est à nouveau embourbée. Cette initiative a eu, au total, un bon impact même si les procédures pouvaient être parfois critiquables. Il faut aussi noter que dans les années quatre-vingt les politiques décidées pouvaient être relayées par des acteurs qui y mettaient du leur, qui « aimaient » l’Afrique. Pourquoi ne pas le dire, même si ce mot fait désuet ? Ces acteurs, ces relais étaient très souvent animés par un certain romantisme. Mais par la suite, c’est malheureusement vrai, ce romantisme s’est peu à peu effacé.
Projetons-nous dix années plus tard avec le processus qui s’enclenche avec la fameuse conférence de La Baule. À partir de là, de nombreux mécanismes de démocratisation se mettent en branle : presse libre, multipartisme…
Guy Penne. – Le processus de démocratisation, avec le multipartisme, a effectivement été mis en route à partir de cette rencontre avec, sur le plan formel, des résultats tangibles. De nouveaux journaux ont effectivement vu le jour. Mais tout cela a trouvé rapidement une limite qui tient au rôle que jouent les ethnies. L’importance du fait ethnique entraîne que l’on trouve, derrière tel chef de file socialiste ou derrière son concurrent libéral, l’ensemble de l’ethnie dont celuici est issu. Riches ou déshérités, tous se soudent derrière le représentant de leur région ce qui empêche de mettre en oeuvre des orientations politiques marquées. On vote davantage pour l’homme de sa région que pour son projet de société.
Ce handicap a été aggravé parce que, dans le même temps, les systèmes de formation, depuis les tous premiers niveaux, se sont effondrés. Ils sont devenus coûteux pour ces économies très contraintes ou trop cantonnées. Il reste un énorme travail à faire en matière d’éducation. Quand jouait la compétition Est- Ouest, les deux blocs faisaient des efforts en de nombreux domaines : éducation, santé, etc. Aujourd’hui, ceci est terminé. Force est de constater, au final, que la chute du mur de Berlin a, de ce point de vue, beaucoup desservi les Africains.
Dans les années qui ont suivi, avec les mécanismes de la mondialisation qui se sont diffusés, peu à peu, les investissements se sont détournés de l’Afrique pour se diriger vers des zones où le niveau de formation, donc la capacité d’accès à certains types d’emploi, était d’une meilleure qualité. Il n’en demeure pas moins qu’il serait faux de prétendre que rien n’a changé : les Africains peuvent s’exprimer aujourd’hui beaucoup plus librement qu’au temps des partis uniques. C’est François Mitterrand qui a sonné le glas du monopartisme et le discours de La Baule a eu l’immense mérite de déclencher cette mutation.
Les réactions immédiates de certains chefs d’État ont pourtant été vives. La personnalité de François Mitterrand a sans doute compté pour que ce message de La Baule soit accepté.
Guy Penne. – François Mitterrand connaissait la plupart des grands leaders historiques de ces pays depuis qu’ils avaient rejoint son parti, l’UDSR, sous la IVe République. Il avait avec eux des rapports de sincérité, de compréhension mutuelle dans lesquels n’entrait jamais aucune familiarité. Il y avait une écoute réciproque et profonde. Il connaissait peu ou à peine certains des chefs d’État venus plus tard au pouvoir, mais il avait constamment entretenu des contacts avec les milieux intellectuels ou artistiques de leurs pays. Il avait une connaissance physique et intellectuelle de l’Afrique. Sa démarche politique quand il s’adressait à eux passait par les marques de cette connaissance intime.