L’action politique de François Mitterrand restera marquée dans la durée par cette attention particulière qu’il a toujours portée aux pays du Sud et, dans ce contexte, par son attachement à l’Afrique. Sans nul doute, son passage au ministère de la France d’outre-mer au tout début des années cinquante a été pour lui un moment fort. C’est de cette époque que datent mes premiers souvenirs de jeune Sénégalais, accueillant comme bien d’autres dans les rues de Saint-Louis ce séduisant ministre. J’ai toujours vu par la suite, tout au long de sa riche carrière, que jamais son intérêt pour l’Afrique ne s’est démenti.
C’est seulement un bref témoignage que je veux livrer ici. Un peu impressionniste certes, mais sincère, spontané et dénué de toute partialité et surtout de tout esprit polémique. Je laisse les historiens faire leur travail et donner leur vraie valeur aux récits de tous ceux qui sont concernés par ces pages de l’histoire de France.
Je ne peux pas oublier l’engagement personnel de François Mitterrand qui a soutenu et parrainé avec rigueur et générosité l’adhésion du Parti socialiste sénégalais, que dirigeait le président Léopold Sédar Senghor, à l’Internationale socialiste.
Et puis je reste bien sûr fortement marqué par cette période qui commence en 1981, cette année qui nous vit, tous les deux, accéder dans nos pays respectifs aux responsabilités de chef d’État. Dès le début de son premier septennat, il a donné le ton de son engagement pour le développement du Sud à l’occasion de la première conférence des Nations unies sur les pays les moins avancés qui s’est tenue à Paris. Peu après, jeune Président, j’ai été très fortement impressionné par la façon magistrale dont il a dirigé les travaux du sommet des chefs d’État de France et d’Afrique qu’il a accueilli dans la capitale française en lui donnant un cachet particulier, décidant une ouverture large vers toutes les régions du continent.
Excellent connaisseur des réalités de l’Afrique, lucide et réaliste, il a défendu avec détermination une approche généreuse, et toujours montré son souci de l’efficacité. Un trait marquant sur lequel je veux insister : sa capacité à tenir ses promesses, même quand l’administration française était trop lente à les exécuter. En 1985, il m’avait invité à faire une visite d’État en France. Au cours de cette visite, je lui avais soumis un problème financier qui mettait le Sénégal en difficulté. Attentif, il décida d’accorder à mon pays un appui très important. Le Trésor français a refusé d’exécuter sa décision arguant du fait que le Sénégal était un pays capable de recevoir des prêts, mais qu’une subvention n’était pas opportune. Or, compte tenu des accords contraignants entre le Sénégal et le FMI, il nous fallait de l’argent frais et non un prêt qui aurait péjoré la situation financière du Sénégal. Après cette visite d’État qui avait lieu au mois de novembre, je devais revenir en France en décembre. À mon retour, devant l’inertie du Trésor, il avait obtenu que la promesse de la France fût tenue. Et cela a été fait.
En France, en Afrique et dans le monde, le sommet de La Baule restera un moment marquant, spectaculaire même. Le discours de François Mitterrand était remarquable. Mais il faut le dire : ce discours a été mal interprété. Beaucoup se sont trompés sur ce qu’il a vraiment dit. On a voulu faire croire que son message, c’était : « Faites la démocratie tout de suite, sinon je vous coupe les vivres. » François Mitterrand était trop conscient des nécessités d’adaptation de nos pays à leurs situations culturelles et historiques, et à leur contexte. Le vrai message qu’il nous a adressé était : « Vous devez aller vers la démocratie, qui est un principe universel, mais chacun selon son rythme. » Cette déformation du message de La Baule a produit des effets regrettables. On se souvient de tous ceux qui, à cause des problèmes qu’ils traversaient, ont pu dire en déformant effrontément la vérité que « c’était la faute de Mitterrand et du discours de La Baule ».
S’il est un événement qui fut pour nous tous une très grande épreuve, c’est bien celui de la dévaluation du franc CFA. Les pressions étaient fortes, en particulier dans l’administration française, pour nous imposer cette dévaluation. Pour certains pays africains, c’était un risque qui pouvait engendrer des catastrophes politiques et sociales. Je me souviens qu’avec plusieurs autres chefs d’État, nous avions tenu une réunion à Dakar pour décider de ne pas dévaluer. Le président Houphouët-Boigny, le président Bongo, le président Compaoré et moimême, nous étions venus en délégation à Paris pour faire part de notre décision à François Mitterrand. Malgré les pressions de plus en plus fortes, celuici nous a écoutés et nous a dit avec franchise : « Le choix vous appartient. Mais de toutes façons, que vous acceptiez de dévaluer ou non, vous n’échapperez pas à l’ajustement. » Il nous a aidés à gérer cette situation difficile. Il a pesé de tout son poids afin de réunir les conditions pour que cette dévaluation ait les meilleures chances de réussite et qu’elle intervienne au bon moment. Grâce à cela nous avons pris conscience de la nécessité d’appuyer l’ajustement en termes réels par un ajustement monétaire et nous avons réalisé cette dévaluation en 1994. Plus tard, quand la France préparait le passage à l’euro, il a été soucieux de protéger le franc CFA. Alors que nous exprimions nos inquiétudes, il nous a donné des garanties sur le maintien du mécanisme du compte, d’opérations avec le Trésor français et le lien de parité avec la nouvelle monnaie européenne.
Comment oublier toutes ces grandes rencontres internationales qui furent autant d’occasions pour François Mitterrand de manifester avec éclat son sens de la solidarité avec le Sud et en particulier avec l’Afrique ! De Cancun à Toronto, en passant par sa décision de consulter cinq d’entre nous parmi tous les chefs d’État du Sud invités au bicentenaire de la Révolution française qui devait lui permettre de porter notre message au sommet du G7 qui se tenait après les cérémonies.
J’ai toujours apprécié sa méthode et son écoute. Il avait pour habitude de solliciter régulièrement mon avis avant les grandes rencontres internationales au cours desquelles des décisions importantes nous concernant devaient être prises. Dans ce cadre, il m’avait un jour envoyé Jacques Attali, son conseiller spécial, pour me consulter. Celui-ci devait repartir dès le lendemain rejoindre son Président, en partance pour un grand sommet. Une grève de la compagnie aérienne qu’il devait emprunter m’a conduit à mettre mon avion à sa disposition pour qu’il puisse accomplir sa mission dans les délais.
Enfin, je dois évoquer le long et difficile combat du président Léopold Sédar Senghor pour donner corps à une francophonie institutionnelle, qui n’a jamais pu aboutir quand il était au pouvoir. Il y a avait un découragement chez nous en raison de l’attitude réservée de la France vis-à-vis de l’ambition francophone. Il y avait aussi une difficulté, un blocage lié aux relations entre la France, le Canada et le gouvernement du Québec pour mettre en place cette francophonie institutionnelle.
Je me souviendrai toujours de ce coup de téléphone de François Mitterrand : « Président Diouf, une bonne nouvelle ! Le Canada et le Québec ont conclu une entente. Nous allons pouvoir tenir notre premier sommet de la francophonie ! » Il s’était engagé lui-même pour contribuer à débloquer la situation et organisa en 1986 à Versailles ce premier sommet qui a permis l’essor du mouvement francophone. Trois ans plus tard, quand s’est tenu un nouveau sommet francophone à Dakar, c’est cette belle occasion que François Mitterrand a choisie pour annoncer les premières grandes mesures françaises d’annulation de la dette et la transformation des prêts en dons pour les pays les plus pauvres et les plus endettés. Une annonce historique qui garantissait le succès de notre sommet… et allait permettre de faire progresser de manière décisive ce processus international de réduction du poids de la dette en faveur des pays du Sud.