Antonio Varsori, professeur à l’Université de Padoue, spécialiste de l’histoire des relations internationales italiennes et de la construction européenne, s’est livré à un exercice difficile : décrire comment l’opinion publique de son pays a perçu l’action politique du Président français.
Il n’est pas facile d’exprimer en quelques pages l’attitude ressentie par l’opinion publique italienne vis-à-vis de François Mitterrand. Pourquoi ? D’abord à cause de sa longue carrière politique, marquée par des changements, parfois radicaux, qui en soulignent les multiples facettes. Ensuite parce qu’il est difficile de donner une définition réellement satisfaisante du terme « opinion publique ».
S’il est évident que, depuis la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont amplement marqué les relations internationales de l’Italie, il est également vrai que, dans le contexte européen, la France a été pour elle un partenaire politique fondamental, une référence sur le plan culturel et un des piliers de ses relations économiques.
Une personnalité politique de l’envergure de celle de François Mitterrand ne pouvait donc manquer d’attirer l’attention des dirigeants politiques italiens, pas plus que l’opinion publique italienne pouvait l’ignorer.
Unité de la gauche
L’homme politique français commença à susciter l’intérêt dans les années soixante du fait de son opposition au Général De Gaulle et, dans les années soixante-dix, pour son action à la tête du Parti socialiste français, notamment son rapprochement avec le PCF. La gauche italienne fut en effet très sensible à cette orientation qui représentait une démonstration intéressante de l’unité de la gauche tant pour le PCI que pour le Parti socialiste italien. Le secrétaire du PSI, Bettino Craxi, arrivé à la tête du parti en 1976, semblait séduit par la capacité de François Mitterrand de régénérer l’ancienne SFIO en concluant une alliance électorale et programmatique avec les communistes français, d’autant que cette alliance se faisait sur la base d’un objectif : faire des Socialistes les partenaires majoritaires.
Et, de fait, restaurer la primauté des Socialistes sur le PCI devint l’un des objectifs prioritaires de Craxi, selon le même processus que celui constaté en France.
Toutefois, c’est la campagne électorale de 1981, la victoire de la gauche unie et l’arrivée de François Mitterrand à l’Elysée qui va réellement attirer l’attention de l’opinion publique italienne. Là encore, il convient d’être précis : milieux conservateurs et milieux progressistes n’avaient pas le même regard. Pour les premiers, cette victoire posait le problème du retour au gouvernement d’un Parti Communiste français, considéré comme particulièrement rigide et totalement aligné sur les positions de Moscou.
Pressions néo-libérales
On s’inquiétait aussi des orientations de politique intérieure, en particulier les grandes lignes économiques et sociales qui paraissaient contradictoires aux pressions néo-libérales de plus en plus fortes enregistrées dans les pays occidentaux au début des années quatre-vingts, exprimées par les orientations politiques de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan.
Au sein de la gauche italienne, au contraire, on considérait que le choix des électeurs français était de bon augure et confirmait la stratégie de Craxi visant à placer le PSI au centre de la vie politique de la péninsule.
Pendant un moment, on caressa même l’objectif d’une suprématie socialiste dans certains grands pays d’Europe occidentale, surtout lorsque qu’arriva à la tête du gouvernement italien, en 1983 Bettino Craxi. Si l’on ajoute à cela le succès quasi simultané de Felipe Gonzalez en Espagne et les orientations « modérées » décidées par François Mitterrand en 1983 – sur le plan de la politique économique comme avec le maintien du franc dans le SME – puis en 1984 – avec le baptême du gouvernement Fabius et la sortie du PCF -, le thème d’un hypothétique “socialisme européen” devint un objet de débat dans le monde politique italien et dans la presse.
Certains milieux du « pentapartito » [NDLR : coalition gouvernementale des cinq partis politiques italiens associant la DC, le PSI, le PSDI, le PRI et le PLI, qui domine la vie politique italienne pendant les années quatre-vingt] appréciaient surtout le virage “interne” de Mitterrand en 1983-1984 ainsi qu’une série de prises de position en politique étrangère amplement partagées : son attitude vis-àvis des événements au Moyen-Orient, sa contestation des choix stratégiques de l’URSS, etc.
Mais c’est vers le milieu des années quatre-vingts, et à propos de sa politique européenne, que François Mitterrand va susciter le plus d’intérêt auprès de l’opinion publique italienne : la renaissance du « couple franco-allemand » et son rôle dans le processus conduisant à l’Acte Unique puis au traité de Maastricht confirmèrent la stature d’envergure européenne du Président français.
Pendant cette période, il fut indubitablement reconnu comme le plus grand personnage d’une Europe qui comptait par ailleurs d’autres prestigieux dirigeants.
Le rôle assumé alors par François Mitterrand et la présence, à la tête de la Commission Européenne, d’un personnage tel que Jacques Delors, furent souvent considérés dans la péninsule italienne comme les véritables facteurs des orientations qui devaient contribuer, à partir du milieu des années quatre-vingts, à la réalisation d’importantes étapes de la construction européenne.
Préjugés politiques
Par ailleurs, d’autres éléments allaient, au même moment, focaliser l’attention des italiens sur le personnage : son amour avoué de l’Italie, ses visites régulières dans la péninsule.
Toutefois, le Président français ne fut pas épargné par les critiques, notamment dans la presse : à commencer par son absence supposée de préjugés politiques. L’opinion publique italienne fut secouée par l’affaire du “Rainbow Warrior”. Rappelons, enfin, les fréquentes polémiques à l’égard du droit d’asile accordé par Paris à des représentants de l’extrême gauche italienne réfugiés en France mais condamnés en Italie pour des actes de terrorisme. Ainsi, au fil du temps, en particulier après sa réélection à l’Elysée en 1988 et du fait de son expérience de « cohabitation », l’image de François Mitterrand se modifia. Certains commentateurs remarquèrent qu’il perdait sa personnalité de dirigeant socialiste pour adopter celle, plus classique, d’un dirigeant « français » marquant ainsi une certaine continuité avec les différents Présidents de la Ve République.
Réunification de l’Allemagne
Ceci fut particulièrement vrai lorsqu’il affirmait son intention de représenter la France et ses intérêts traditionnels dans le cadre d’une vision précise de l’Europe où l’« hexagone » devait jouer le rôle d’acteur principal.
Lors de ce second mandat, l’opinion publique italienne eut alors une appréciation plus nuancée. En particulier après 1989, avec la chute du mur de Berlin et la rapide réunification allemande, le personnage de Kohl semblait dominer le « couple franco-allemand », on critique d’ailleurs le Président français pour ses réticences supposées à l’égard de la réunification de l’Allemagne.
On s’inquiéta aussi de certaines orientations au niveau européen, comme la décision de faire procéder à un référendum à l’occasion de la signature du Traité de Maastricht qui fut considérée comme une erreur. Ainsi, un présumé « déclin » de la position dominante de François Mitterrand se fit ressentir.
Après-guerre froide
Toutefois, l’opinion publique se modifia une fois de plus. Elle semblait afficher une sorte de respect prédominant pour l’homme – plus, finalement, que pour le politique – dans sa lutte contre la grave maladie qui l’avait atteint.
Il n’en reste pas moins qu’au moment de sa disparition, il était généralement admis en Italie que, malgré ses limites, ses contradictions personnelles et ce qui apparaissaient comme certaines de ses erreurs politiques, François Mitterrand était non seulement perçu comme l’un des plus illustres dirigeants français, mais également comme l’un des principaux acteurs des événements européens pendant la difficile et délicate phase de transition de la guerre froide à l’après-guerre froide.