Lorsque François Mitterrand accède à la plus haute charge de l’Etat le 10 mai 1981, la Nièvre connaît un véritable tournant géopolitique.
Laboratoire politique où a notamment été conçue la décentralisation, ce département a en effet connu une forte restriction des crédits nationaux pendant près d’un quart de siècle, payant en grande partie l’opposition au gaullisme de son élu emblématique.
La Nièvre, en 1946, est un département en attente ; en 1981, elle en est à peu près au même point, même si les combats nationaux de François Mitterrand l’ont ouverte à la France.
Le Président de la République met peu à peu en place « une géopolitique de l’aide »1.
Une fidélité exceptionnelle entre un homme et un territoire
Si François Mitterrand met en place après 1981 une véritable « géopolitique de l’aide », c’est essentiellement grâce à la fidélité que les Nivernais lui témoignent pendant 35 ans dans les grands moments de sa vie publique, des élections nationales à la conquête du Nouveau Parti socialiste en 1971. Cette fidélité électorale est particulièrement visible lors des différentes élections présidentielles auxquelles se présente le député de la Nièvre.
En 1965 et 1974, François Mitterrand obtient la majorité absolue dans le département dès le premier tour, le second le confirmant avec plus de 60% des suffrages exprimés. Il arrive en tête du premier tour en 1981, avec 39,32% des voix. Au deuxième tour, il est en légère progression par rapport à 1974. En 1988, il améliore encore ses scores au premier tour comme au second. La carte des résultats par canton lors du premier tour des élections présidentielles de 1981 permet de spatialiser ces scores.
La répartition spatiale des voix en faveur du député-maire de Château-Chinon est semblable à celle des autres élections. Il réalise sans surprise ses meilleurs scores dans l’est du département, avec un maximum dans le canton de Montsauche, dont il est conseiller général depuis 1949. Ses scores dans la Nièvre sont toujours excellents et traduisent une progression constante au second tour entre 1965 et 1988. La commune de Château-Chinon, dont il est maire, lui prouve à chaque fois sa fidélité avec plus de 70% des voix au second tour. Cette progression est à la fois à l’image de la géographie électorale départementale et de la consolidation progressive de son implantation politique.
La fidélité réciproque entre François Mitterrand et les Nivernais après 1981 tient pour beaucoup à la présence physique du président de la République sur le sol nivernais au soir de sa victoire, le 10 mai 1981. Peu d’éléments sont à rajouter aux relations bien connues faites de ces moments par les biographes du candidat à la présidence de la République. Le chef de l’opposition attend le résultat officiel dans sa chambre de l’hôtel du Vieux-Morvan. Il prononce sa première déclaration de la mairie, alors que « le réseau de l’Etat se manifeste, se resserre », avec son service d’ordre, ses motards, confisquant un peu le Président aux Nivernais qui ont préservé le candidat dans sa longue traversée du désert depuis 19582.
Si les Nivernais aident François Mitterrand après 1958, c’est qu’ils ont le sentiment d’être délaissés par le pouvoir. Le député de la Nièvre, même devenu président de la République, est volontiers considéré comme « l’enfant du pays »3. Il témoigne de l’amitié profonde à ceux qui l’ont aidé dans la Nièvre, notamment dans les moments les plus difficiles, comme les Chevrier, les Lagarde ou le sénateur-maire de Château-Chinon René-Pierre Signé, très proche de François Mitterrand durant toute la présidence. Cette fidélité s’exprime de plusieurs façons qui vont des légendaires cartes postales envoyées du monde entier aux régulières visites privées.
Voyages présidentiels et visites privées : un Président qui « tient » la Nièvre
François Mitterrand effectue régulièrement des visites privées dans son ancien fief électoral. Le fait qu’il continue de voter à Château-Chinon pour les élections locales et nationales n’est pas pour déplaire aux Nivernais. Il rend aussi visite à des amis ; il se rend aussi en 1994 et 1995 à Nevers pour commémorer l’anniversaire de la mort de Pierre Bérégovoy. L’identification de François Mitterrand à sa terre d’élection, dont un des paysages a été choisi pour sa célèbre affiche électorale de 19814, a visiblement créé un rapport de fidélité inégalé sous la Ve République.
Les visites officielles, devenues presque habituelles en quatorze ans de présidence, entretiennent également les liens. Le plus souvent, un voyage dans la Nièvre ne dure qu’un jour : à l’ère de l’accélération des moyens de communication, la réalisation de déplacements de plusieurs jours n’est plus de mise. Il est en général symbolique, donc couvert par la presse. Les voyages ont un but précis et délivrent un message particulier, le plus souvent sous la forme d’un discours efficace et symbolique. Le 13 mars 1990, le président de la République, accompagné de plusieurs ministres – Lionel Jospin, Pierre Bérégovoy, Pierre Joxe – se rend par exemple à Luzy en visite officielle : après une brève inauguration du collège Antony Duvivier, il profite de l’occasion pour parcourir la ville à pied avant de se rendre à la mairie pour prononcer un important discours de politique étrangère. Après cette cérémonie, il salue comme à son habitude du perron de la mairie les Nivernais venus le voir. François Mitterrand, en visite officielle dans la Nièvre, passe peu de temps dans chaque lieu qu’il visite, mais en profite pour rencontrer le plus grand nombre de Nivernais possible. Ce contact avec ses anciens électeurs est particulièrement efficace dans le cadre de la pondération visible des journées officielles. Lors de son premier septennat, François Mitterrand effectue des visites officielles dans la Nièvre les 5 décembre 1981, 30 juin 1984, 14 février 1986 et 14 mars 1987. Il se rend en plus à Château-Chinon les 29 janvier 1986, 16 mars 1986, 23 juillet 1986, 9 février 1987, 17 février 1988 et 10 mars 1989 ; à La Charité-sur-Loire le 18 août 1986 ; à Montsauche le 26 juin 19875. Les lieux visités sont particulièrement dispersés dans l’espace nivernais. Si l’on considère que les Nivernais habitant dans un rayon de cinquante kilomètres autour du lieu visité peuvent venir à la rencontre de François Mitterrand, il apparaît que le président de la République a presque couvert l’ensemble de l’espace départemental durant son premier septennat. Consciente ou non, cette pondération traduit une véritable appropriation de l’espace électoral par l’amateur de géographie électorale qu’était François Mitterrand.
La Nièvre est marquée de l’empreinte du 21ème président de la République pendant quatorze ans. Ce phénomène psychologique, très spatialisé, n’est pas nouveau : après le « Loupillon » d’Armand Fallières, le « Clos de Sampigny » de Raymond Poincaré, le « Tournefeuille » de Gaston Doumergue, « La Boisserie » du Général de Gaulle, le « Carjac » de Pompidou, l’« Authon » de Valéry Giscard d’Estaing, on pourrait parler de la « Nièvre » de François Mitterrand. Mais cette ombre présidentielle s’exerce à une échelle inédite jusqu’alors. François Mitterrand réinvente la « République de la province »6 qui permet de donner plus d’enracinement à un homme politique par le rattachement à l’une des plus vieilles traditions républicaines françaises depuis la IIIe République. Il est attaché, après son arrivée au sommet de l’État, à « sa » province, bien plus que son successeur à l’Élysée ne l’est à la Corrèze.
Un Président qui sans cesse reconstruit son fief
À partir du 10 mai 1981, avec le soutien actif de Pierre Bérégovoy installé à la mairie de Nevers dès 1983, « M. Mitterrand a multiplié les preuves de son attachement à une région qui, jusqu’alors, n’avait guère bénéficié de la manne de l’Etat ». C’est le constat de Philippe Depalle dans Le Monde à la fin du second septennat de François Mitterrand7. De nombreux projets chers au Président sont réalisés, tels que l’entrée de l’enseignement supérieur dans le département, l’amélioration des moyens de communication avec l’élargissement de la nationale 7 sur la traversée de la Nièvre, l’arrivée de l’autoroute A 77 aux portes du département, l’électrification de la ligne SNCF Paris-Clermont-Ferrand. Dans un autre registre, Château-Chinon bénéficie grandement de la générosité financière de François Mitterrand, ne serait-ce qu’avec la statue-fontaine-mobile, œuvre conjointe de Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely, installée devant l’ancien palais de justice devenu mairie. Nombre de réalisations plus modestes ont été effectuées avec les fameux « fonds spéciaux » de l’Élysée traditionnellement accordés aux lieux visités par le président de la République dans le cadre des visites officielles.
À côté de ces réalisations utiles à la vie quotidienne, le président de la République, aménageur et bâtisseur, a eu un rôle similaire dans la Nièvre.
Parmi les grandes réalisations, figure incontestablement le circuit de Nevers-Magny-Cours auquel un grand technopôle a été adjoint. Cette présence étonnante s’explique par la seule volonté de François Mitterrand d’offrir à son département le Grand Prix de France de Formule 1. Le Conseil général de la Nièvre et la Ville de Nevers, dirigée par Pierre Bérégovoy, ont saisi ensuite l’occasion : il s’agissait de profiter de la notoriété du circuit pour attirer des entreprises dans un département qui en avait grand besoin. En septembre 1986, sous l’impulsion de François Mitterrand, ami du fondateur du circuit amateur dans les années 1960, Jean Bernigaud, le Conseil général de la Nièvre décide de racheter le circuit. Une première tranche du technopôle est réalisée en 1988, permettant l’installation d’entreprises. Les retombées financières de cette installation ont été de plusieurs centaines de millions de francs pour le département.
Quant au Musée du Septennat, il regroupe à Château-Chinon plus de 2 000 cadeaux à la fin du premier septennat de François Mitterrand, alors que dans un temps presque comparable8.
En septembre 1985, François Mitterrand déclare « site national » le mont Beuvray9.
Le souci constant de François Mitterrand de rendre aux Nivernais ce qu’ils lui avaient apporté avant son élection à la tête de l’Etat trouve donc des échos divers : si les moyens financiers de la Nièvre ont été en partie rééquilibrés, si la bonne marche de la Fédération socialiste départementale restait en observation permanente avec un soutien clair à une nouvelle génération d’élus comme Gaëtan Gorce et Christian Paul10, François Mitterrand a surtout su trouver la manière de montrer son attachement aux Nivernais tout au long des quatorze années où il a été au pouvoir. Même si François Mitterrand repose à Jarnac, loin des ses amis de cinquante ans, sa très forte identification au département a assurément trouvé sa place dans l’Histoire de France.
- PLET F., « La Bourgogne », dans LACOSTE Y. (sous la dir.), Géopolitiques des régions françaises, tome III, « La France du Sud-Est », Paris, Fayard, 1986, p. 341.]] très attendue. En 1981, les professions de foi des trois députés socialistes de la Nièvre montrent bien cette espérance : celui de la troisième circonscription, Bernard Bardin, ancien suppléant de François Mitterrand, parle même de « renouveau national et départemental »[[BARODET D., et al. (1981), Professions de foi et engagements électoraux, Paris, Archives de l’Assemblée nationale.
- LACOUTURE J. (1998), Mitterrand, une histoire de Français : 1. Les risques de l’escalade, Paris, Ed. du Seuil, p. 397.
- CHARRIER J. B. et J.-P. HARRIS (1984), Histoire de Nevers, 2e partie, de 1815 à nos jours, Roanne-le-Coteau, Horvath, p. 448.]]. Mais lorsque le Président déclare « la Nièvre, le pays de ma vie »[[Discours de François Mitterrand devant le Conseil général de la Nièvre, 24 mars 1995.]] à la fin de ses quatorze années au sommet de l’Etat, il entend surtout vie publique et non vie privée : dans sa vie privée, même réduite, il est landais ou charentais. François Mitterrand montre de la fidélité et de la reconnaissance publiques à l’ensemble des Nivernais, malgré son attitude assez froide qui convient bien de toute manière aux habitants du Morvan qui l’ont toujours appelé « le Président », bien avant 1981[[François Mitterrand était notamment président du Conseil général.
- L’arrière-plan de l’affiche de François Mitterrand est une photographie de l’église de Sermages, dans le canton de Moulins-Engilbert, voisin de celui de Château-Chinon. Ce petit prieuré clunisien, surmonté du slogan « La force tranquille », est un de ceux du « blanc manteau » qui, selon le mot de Georges Duby, a couvert l’espace rural français au Moyen-Âge, et notamment la Nièvre, par opposition à la Côte-d’Or cistercienne.
- À titre officiel ou privé, François Mitterrand se rend chaque année à partir du 26 juin 1946 aux cérémonies commémoratives des crimes de guerre commis par les troupes allemandes le 26 juin 1944 dans les villages martyres de Montsauche, Planchez et surtout Montsauche, dont il a fait hâter la reconstruction alors qu’il était membre du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), dirigé par le général de Gaulle jusqu’au 20 janvier 1946.]] ; à Clamecy le 9 juillet 1987 ; à Cosne-sur-Loire le 13 septembre 1987[[DORLHAC, L. (1990), Les Voyages officiels du président de la République de 1981 à 1989, Paris, Mémoire de maîtrise de géographie, Université de Paris IV-Sorbonne, non publié, p. 65.
- Expression empruntée au député Jacques Fourcade, dans FOURCADE J. (1936), La République de la province. I : Origines des partis, fresques et silhouettes, Paris, Bernard Grasset, 251 p.
- Le Monde, 25 mars 1995, p. 10 : « M. Mitterrand visite son fief nivernais. Le président de la République a multiplié les preuves de son attachement à la région où il a commencé sa carrière politique ».]]. Jean Glavany, chef du cabinet du président de la République entre juin 1981 et juillet 1988, est très vite chargé à l’Élysée des questions nivernaises. À partir de 1983, Pierre Bérégovoy est chargé de finaliser les projets. Après 1988, plusieurs comités interministériels consacrés exclusivement à la Nièvre sont présidés par Michel Charasse, ministre du Budget très proche de François Mitterrand. Ces proches sont chargés de veiller à l’examen des demandes des élus locaux que François Mitterrand sollicite dès le 15 mai 1981 quand il s’exprime en session extraordinaire devant le Conseil général[[CONSEIL GENERAL DE LA NIEVRE (1981), Procès-verbaux des délibérations, 2ère Session Extraordinaire de 1981, Séance du 15 mai 1981, Nevers, Imprimerie administrative de la Préfecture de la Nièvre, p. 8.
- Entre 1995 et 2001.]], le musée de Jacques Chirac n’en comptait que 200. Par sa renommée nationale, c’est un des lieux les plus visités du département. Installé dans l’ancien couvent Sainte-Claire construit au XVIIIe siècle, il ouvre ses portes en 1986 puis est agrandi après 1988. Il abrite les cadeaux officiels ou personnels reçus par François Mitterrand dans le cadre de ses fonctions présidentielles. Le président de la République souhaite en effet très tôt que ces cadeaux soient accessibles à l’ensemble des Français : c’est pour cette raison qu’il les cède au Conseil général de la Nièvre. La collection rassemble les luxueux objets donnés par les représentants de la plupart des pays du monde avec lesquels le président de la République a entretenu des relations diplomatiques, comme ceux offerts par des collectivités, des institutions publiques ou de simples particuliers en France. Le Musée du Septennat étant devenu trop exigu malgré l’extension de 1988, c’est cette fois à Jarnac, sa ville natale, que François Mitterrand inaugure, le 6 mars 1995, un nouveau musée[[ Le Monde, 7 mars 1995, p. 9 : « M. Mitterrand inaugure un musée dans sa ville natale de Jarnac ».]], l’espace culturel de l’Orangerie. Le Président prend en effet bien soin de « répartir » les cadeaux reçus dans l’exercice de ses fonctions. Il est en fait loin d’oublier la Nièvre : outre le musée de Château-Chinon, le Musée des Beaux-Arts de Clamecy reçoit les peintures ; le Centre culturel Jean Jaurès à Nevers dix-huit à vingt mille volumes de sa collection personnelle, parmi lesquels des incunables chinois uniques offerts lors de ses voyages en Extrême-Orient[[Une salle spéciale a été aménagée pour les accueillir.
- Le Monde, 25 mars 1995, p. 10 : « M. Mitterrand visite son fief nivernais. Le président de la République a multiplié les preuves de son attachement à la région où il a commencé sa carrière politique ».]], haut lieu de l’histoire gauloise puisque Vercingétorix y a réuni les peuplades éduennes et arvernes pour les liguer contre César, ce dernier y ayant par ailleurs écrit La Guerre des Gaules. Le 29 avril 1989, il visite le site archéologique de Glux-en-Glenne, au mont Beuvray[[Le Monde, 3 mai 1989, p. 8 : « M. François Mitterrand dans la Nièvre. La journée des cent culottes ».]]. Sa passion pour la nature morvandelle le conduit à entreprendre la réalisation d’une base européenne de recherche archéologique, inaugurée le 14 avril 1995. Le Musée de la Civilisation celtique ouvre ses portes sur les pentes du mont Beuvray le 4 mai 1996, un peu plus d’un an après son inauguration par le chef de l’Etat. Dans un décor grandiose, le musée se développe sur 2 400 mètres carrés et deux niveaux, et accueille plusieurs dizaines de milliers de visiteurs chaque été. La sous-direction de l’Archéologie avait proposé au ministre de la Culture, Jack Lang, un ambitieux programme concernant « les trente sites qui ont fait la France », parmi lesquels Bibracte est retenu. Dès 1984, le laboratoire d’archéologie de l’École normale supérieure est à pied d’œuvre. Deux ans plus tard, des spécialistes venus de onze pays européens sont présents sur le site[[De nombreuses universités (Paris-I et Paris-IV, Tours, Besançon, Marseille, Madrid, Saragosse, Lausanne, Édimbourg, Kiel, Bruxelles, Bologne, Budapest, Ljubljana) s’associent au projet.
- Gaëtan Gorce, conseiller à l’Élysée devenu Premier secrétaire fédéral du PS en 1993 et élu conseiller municipal de Cosne-Cours-sur-Loire en 1995, et Christian Paul, ancien sous-préfet de Château-Chinon élu conseiller général de Lormes en 1994 et maire en 1995, sont tous deux élus députés de la Nièvre en 1997.