Au mois d’octobre 1990, Michel Rocard étant Premier ministre, Louis Mermaz prend le portefeuille de l’Agriculture. Cette période est marquée par l’expression d’une inquiétude tenace des paysans touchés les uns par la sécheresse, les autres par une détérioration du niveau de leurs revenus. Sans compter que se profilent à l’horizon de difficiles négociations, au sein de la Communauté européenne (PAC) et dans le cadre du GATT, qui risquent de modifier en profondeur les règles qui régissent et rémunèrent l’activité de ce secteur.
Quand vous prenez vos fonctions de ministre de l’Agriculture, le climat, dans ce secteur, est particulièrement tendu.
Louis Mermaz – C’est vrai. Nous venions de subir une sorte de siège de la part des organisations agricoles à l’occasion des Journées parlementaires de Nantes en septembre 1990. Mais l’ébullition provoquée par le problème posé par l’effondrement des cours de la viande bovine et par la sécheresse qui avait sévi l’été précédent commençait à retomber.
Au milieu de cette agitation, ma nomination a été d’abord accueillie avec surprise par les professionnels concernés. J’étais, pour ces milieux-là, une sorte d’idéologue socialiste. Ils étaient perplexes, ils ne parvenaient pas à interpréter clairement ce que signifiait ce choix. Mais j’ai eu la chance d’être invité presque immédiatement à l’émission La Marche du siècle animée par Jean-Marie Cavada, avec la participation d’agriculteurs du Poitou-Charentes et de mon département, l’Isère, au cours de laquelle j’ai réussi à atténuer leurs craintes et à dépassionner les principaux dossiers qui étaient alors d’actualité. Dans la même période, j’avais commencé à nouer les contacts indispensables avec les différents responsables, en particulier avec le président de la FNSEA, Raymond Lacombe, un homme chaleureux. Restaient cependant ces deux dossiers que j’avais trouvés en arrivant : celui de la sécheresse et celui de la viande bovine. Comme souvent, les responsables au ministère du Budget rechignaient à débloquer les indemnités et les subventions nécessaires. Je me suis alors adressé par note à François Mitterrand et, dans les semaines suivantes, j’ai obtenu à peu près ce que j’avais demandé pour faire face à ces problèmes. Encore fallait-il craindre que, comme à l’accoutumée, la décision étant prise, les aides annoncées ne parviennent aux intéressés qu’après des délais difficiles à supporter pour les exploitants.
Dans cette période, les dossiers les plus lourds ne sont pas cantonnés dans le domaine franco français.
Louis Mermaz – Effectivement, les deux dossiers les plus importants que j’ai eu alors à gérer sont d’une part celui des négociations du GATT, avec la rencontre du Heysel, à Bruxelles, en décembre 1990, d’autre part, au printemps suivant, celui de la réforme de la Politique agricole commune.
Ce sont deux dossiers à hauts risques susceptibles d’entrer en collision.
Louis Mermaz – Pour la négociation du GATT, je connaissais personnellement le point de vue de François Mitterrand, qui s’était fait une idée très précise de la question lors d’une précédente rencontre avec Reagan. Il ne voulait pas céder aux exigences que formulaient alors les Américains. C’était également la conviction que je m’étais forgée au vu des positions et des intérêts en présence. À l’inverse, le Premier ministre, Michel Rocard, était plutôt disposé à conclure, comme la plupart de nos partenaires européens. J’ai donc conduit cette affaire en liaison avec Jean-Marie Rausch, ministre du Commerce extérieur. Nous avons réussi à repousser les prétentions américaines. Pour l’essentiel, les Américains réclamaient d’importants sacrifices, en particulier aux Français, avec pour objectif de préserver de façon à peu près intacte leur propre système. Au final, il n’y a pas eu d’accord, ce qui valait mieux.
Dans le même temps, tous les indicateurs montraient qu’une réforme de la Politique agricole commune devenait urgente et indispensable.
Louis Mermaz – L’idée de cette réforme avait été La PAC avant le GATT lancée de façon brutale par le commissaire européen chargé de l’Agriculture, l’Irlandais Mac Sharry, qui avait déclaré publiquement, dès l’automne 1990, qu’il était nécessaire de remettre en cause la politique communautaire et que la Commission allait faire des propositions pour une réforme en conformité avec le GATT. Si des modifications importantes de cette mécanique politique me paraissaient devoir venir sans trop tarder, ma conviction était qu’elle devait surtout s’inscrire dans le meilleur calendrier possible. Ma thèse était qu’il fallait, dans tous les cas, éviter de dérouler le tapis sous les pas des Américains en réalisant cette réforme avant que s’ouvre la négociation du GATT. Nous nous y serions trouvés complètement désarmés.
Au début de l’année 92, le paysage s’était dégagé comme nous le souhaitions. Les discussions sur la Politique agricole commune pouvaient alors commencer. Elles ont été laborieuses. Les différents partenaires abordaient ces questions avec des points de vue sensiblement différents. La Commission avait aussi élaboré un dossier que nous jugions inacceptable. Mac Sharry a d’abord tenté de le faire passer en force et au pas de charge. Il a réussi à provoquer un rejet de la plupart des participants, qui lui ont vite opposé un front commun. La négociation, nécessairement interminable, a pu prendre alors tournure. L’ambiance était amicale. Le rôle joué par le ministre allemand Kiechle s’est montré des plus utiles. C’était là une manifestation des relations étroites nouées entre François Mitterrand et le chancelier Kohl. Au final, nous sommes parvenus à un accord qui s’approchait autant que possible du mandat « idéal » que je m’étais fixé en venant à Bruxelles. Pour ne citer que les points forts, concernant les céréales, le dossier le plus difficile, nous nous étions arrêtés sur une baisse des prix de 29 % en dix ans, un gel de 15 % des terres arables révisable à la baisse selon les besoins, une utilisation des terres en jachère pour les cultures industrielles. Pour les bovins, nous nous étions entendus sur une suppression de la prime à la vache laitière, une baisse des prix de 15 % en trois ans, un relèvement des primes à la vache allaitante. Avec ce jeu d’équilibre, le revenu agricole était préservé. Les agriculteurs qui, tout au long de cette période, avaient manifesté leurs inquiétudes – la base débordant souvent les responsables syndicaux – ont marqué par la suite leur satisfaction.