Passionné, hésitant : tel se montrait François Mitterrand à propos des grands travaux. Passionné de ces jalons qu’il posait dans Paris et qui allaient à ses yeux rester dans l’histoire. Ce n’est pas pour rien qu’il fit du Louvre le plus grand de ses grands projets : il y avait du Louis XIV dans son regard sur les maquettes ; le Roi-Soleil était avec nous cet après-midi de septembre 1987 : nous faisions, sur un chemin de planches, le tour du chantier des fouilles ; arrivé au fond de la cour, sous le pavillon Sully, François Mitterrand regarda le soleil qui descendait vers la Défense : « soir de gloire », dit-il, en levant son chapeau.
Ce n’est pas par hasard non plus qu’il s’attacha à la Tête-Défense : répondant au Grand Louvre, le monument à construire devait clore, ou bien laisser ouvert, le fameux « axe historique » de Paris. « Je ne verrai plus que cela pendant le défilé du Quatorze Juillet », chuchota-t-il après qu’il eut opté pour la Grande Arche.
Il aimait à dire que peut-être, dans un ou deux siècles, à la vue de ces monuments on se rappellerait qu’un certain Président avait jadis été bâtisseur…
Pas de style Mitterrand, des architectures audacieuses
Hésitant, dans le même temps. Il nous l’expliquait avec une incertaine modestie : l’architecture n’était pas son fort ; il n’y connaissait pas grand-chose. Alors, comment choisir ? Après que je lui eus apporté les quatre projets retenus par le jury de Tête-Défense, il mit cinq semaines à se décider pour la Grande Arche, emmenant ses visiteurs voir les maquettes, écoutant leurs avis. En vérité, et j’avais ainsi orienté les conclusions du jury, aucun projet n’était de profil bas ; tous se verraient de la Concorde ; s’il y avait eu une proposition plus discrète, aurait-il – comme l’avait fait plus tôt Valéry Giscard d’Estaing – glissé vers cette solution facile ? Toujours est-il que cette visibilité depuis Paris, sous la voûte de l’Arc de triomphe, le stimulait et le tracassait ; à la mi-août 1983, il demanda une simulation : une grue éleva dans le ciel la maquette d’un morceau du toit de l’Arche ; nous sortîmes par la grille du Coq pour regarder du milieu des Champs-Élysées : on ne voyait rien. J’eus droit à une grimace silencieuse.
Même hésitation pour Bercy : « On va dire que je suis le Président des péages d’autoroute. » Ou encore pour le projet de Carlos Ott à la Bastille ; nous étions en 1984, cette proposition ne convainquait personne mais si on relançait un concours, on n’atteindrait pas, avant 1986, l’irréversibilité des chantiers à laquelle il tenait tant.
Il n’y avait pas de style Mitterrand. On ne trouve guère de traits communs aux grands projets. Le Président sut accepter des architectures contemporaines et audacieuses, celles de Jean Nouvel, de Tschumi, de I. M. Pei en particulier. Sauf pour la pyramide, il n’eut jamais de coup de foudre.
Je ne le vis sûr de son affaire, et animé d’un enthousiasme, qu’une fois les constructions mises en route. La grue du Louvre venait-elle lécher les fenêtres du ministre d’État Balladur, lequel se plaignait de crissements : « que ça crisse ! » répondait-il à Émile Biasini. Quand l’Arche commença à sortir de terre – et nous en fûmes vite à un rythme de deux étages par semaine -, il venait souvent, soit parcourir le chantier, casqué, heureux ; soit, sans préavis, regarder la construction qui montait. Il se prenait de passion pour les matériaux : le jour où l’architecte Spreckelsen lui apporta un morceau du marbre qu’il avait été choisir à Carrare pour habiller la Grande Arche, François Mitterrand m’apparut dévoré par l’envie de toucher ; il eut un éclair de bonheur quand, sur le départ, Spreckelsen lui offrit un échantillon. On vit un scénario semblable lorsque Roger Fauroux lui présenta le verre que Saint-Gobain proposait pour la pyramide : « Trop vert, dit-il, et pas assez épais ! »
Derrière la passion était la volonté. Pour chacun de ces projets, pour le programme dans son ensemble, surgissaient les obstacles : scepticisme souvent teinté d’ironie, critiques sur la mégalomanie ou le parisianisme de l’entreprise, oppositions venant aussi bien des milieux concernés – fonctionnaires des Finances refusant la « déportation » à l’est ou conservateurs du Louvre – que des politiques, à commencer par l’Hôtel de Ville, qui mutila le projet de l’Opéra Bastille et lui mit des bâtons dans les roues lors de son exécution. Il y eut bien sûr la polémique aux multiples épisodes sur la pyramide. Après avril 1986, le Président se trouva bien seul face à un ministre des Finances qui réintégrait la rue de Rivoli, manifestant ainsi son hostilité à Bercy, face plus généralement à un gouvernement qui, durant les premiers temps, chercha à casser les grands travaux, puis à en compliquer le cours.
Cependant un peu plus tôt, en juillet 1984, François Mitterrand, sur nos conseils, avait annoncé qu’il renonçait à l’Exposition universelle de 1989, pour laquelle l’équipe de Gilbert Trigano avait dessiné des projets imposants. À l’évidence, Paris, grand bénéficiaire de l’opération, allait refuser de mettre sur ce dossier sa quote-part ; le torchon allait publiquement brûler entre l’État et le maire. La mort dans l’âme, le Président choisit de refermer le dossier.
Pour le reste, il fut tenace. Il se montra pour nous, « groupe des quatre » qui le conseillions ou responsables de projets comme ce fut mon cas pour la Grande Arche, un patron – je disais un super-maître d’ouvrage – implacable. Nous étions constamment interpellés, sur les délais des chantiers comme sur la qualité des ouvrages. Et son opiniâtreté eut gain de cause : François Mitterrand put ainsi inaugurer le nouvel Opéra le 13 juillet 1989, cependant que le « sommet de l’Arche » – le G7 – se réunissait à la Défense le 15 juillet. On lisait lors de ces ouvertures quelque allégresse dans son regard.
Je crois qu’elle reflétait un bel orgueil satisfait. De Gaulle n’avait pas laissé de trace de la sorte. Giscard moins encore. En revanche Pompidou, que François Mitterrand admirait, avait eu le courage d’accepter, pour Beaubourg, le choix provocateur du jury. Seul de son siècle, Mitterrand léguerait un bouquet de grands gestes.
Le signal d’une ouverture au monde
Il sentait aussi, et le formulait parfois avec contentement, que pour le temps présent il donnait un coup de fouet au moral des Parisiens et au tonus du pays, stimulant bien vite des émules chez les maires.
Il donnait à l’image de la France une touche moderne, un air d’audace, ou encore – pensons au choix des architectes – le signal d’une ouverture au monde.
Rien n’annonçait les grands travaux dans les programmes de 1981. Ce fut son ouvrage, inédit, inattendu, lancé dès les tout premiers temps de la première présidence, mené à bien jusqu’au dernier jour – je revois François Mitterrand en… 1995, gravissant avec peine les marches de la Grande Bibliothèque, pour ce qui était en somme une inauguration de clôture. Il aura pu ce jour-là contempler apaisé un grand œuvre achevé.