La Paille et le Grain. Cette chronique personnelle, où l’auteur exprime en toute liberté ce qui lui vient à l’esprit, s’étend de 1971 à l’été 1974. Certains textes ont paru dans le « bloc-notes » de l’Unité, hebdomadaire du Parti socialiste, d’autres sont inédits.
Mercredi 13 décembre 1972
« J’ai commencé d’écrire « La Rose au poing » le 1er août, jour de mon arrivée en vacances, dans les Landes. Le programme commun venait d’être publié et je sentais le besoin de l’expliquer, de m’expliquer. Non seulement pour répondre aux critiques souvent injustes ou excessives de la majorité; mais aussi pour éclairer un texte, trop elliptique sur certains points, incomplet sur d’autres et dont l’exacte portée risquait d’échapper à bon nombre de ses lecteurs, faute pour eux de connaître le contexte historique et politique dans lequel il se plaçait. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir l’ampleur de la tâche que je m’étais fixée. Commenter le programme commun dans toutes ses parties et sous tous ses aspects représentait un immense travail que je n’avais aucune chance de mener à son terme dans les délais utiles, c’est-à-dire avant les élections. Je ne disposais pas, dans ma maison de la forêt, d’une bibliothèque assez fournie, assez variée, pour entreprendre une encyclopédie et je savais qu’à peine rentré à Paris, mes journées n’auraient plus assez d’heures pour qu’en fussent distraites celles qui m’étaient nécessaires.
Le programme commun a été préparé par les commissions de travail qui ont rassemblé, trié, exploité des milliers de documents et consulté les meilleurs experts. Les suivre à la trace m’eût obligé à traiter pêle-mêle de politique étrangère, de politique sociale, d’économie, de droit, d’éducation, d’urbanisme, de tout ce qui touche à la vie des hommes en société. Je risquais de n’apporter rien de plus et sans doute beaucoup moins que ce qu’on pouvait trouver dans les brochures éditées chez Flammarion, pour le Parti socialiste, et aux Editions sociales, pour le Parti communiste. J’ai donc décidé de m’en tenir non pas à l’essentiel – comment choisir ? – mais au sujet qui accapare les conversations et qui résume les objections : le sort des libertés.
La gauche au pouvoir, disent nos adversaires, et cette inquiétude est partagée par une large fraction de l’opinion publique prête à nous être favorable, réussira peut-être à mieux répartir le profit national, à réduire les injustices, à corriger les inégalités sociales, mais elle n’échappera pas à son destin, qui est d’exposer la France à subir un « coup de Prague » et cédera à ses démons qui sont, comme chacun sait sans le savoir, l’étatisme et le dirigisme. Aux socialistes et aux radicaux de gauche, on épargne le premier grief, dont on accable les communistes. Mais comme il est de règle d’insinuer, dans certains milieux, que les socialistes fascinés par les communistes (le lapin et le cobra) n’offriront aucune résistance aux ambitions que l’on prête à ces derniers, cela revient au même. Quant à l’étatisme, socialistes et communistes sont renvoyés dos à dos, et le contrepoids radical ne paraît pas assez lourd, aux yeux de nos censeurs, pour empêcher que les paysans soient expédiés au kolkhose et les commerçants à l’usine.
Il y a, dans ces accusations, un fond de légende noire qui irrite ou amuse, selon les circonstances. Les affiches officielles du temps du Second Empire parlaient déjà des « partageux » sur ce ton et brossaient l’avenir en couleurs d’épouvante. Mais il y a aussi le sentiment d’insécurité répandu par les pratiques staliniennes qui, elles, ne sont pas imaginaires. Bref, la gauche en France a besoin de prouver qu’elle est retournée aux sources, à ses sources, qu’elle est fille des révolutions où l’on jurait « la liberté ou la mort » et où l’on tenait serment.
J’ai donc limité mon étude aux libertés politiques et aux libertés économiques telles que les dessine le programme commun. Les dirigeants actuels parlent à s’enrouer, de liberté d’expression, mais usent de la radio-télévision comme seuls osent le faire les régimes totalitaires. Ils accumulent les lois d’exception, multiplient les juridictions répressives, rétablissent l’internement administratif, introduisent dans notre droit la redoutable notion de responsabilité collective et bafouent les clauses du contrat qui lie l’Etat aux citoyens, je veux dire la Constitution. Ne confondons pas licence et liberté.
Un texte vaut souvent par ce qu’on y découvre au détour d’une phrase ou par une incidente. Le lecteur attentif remarquera que le programme commun, placé devant des choix politiques ou moraux difficiles, parie toujours sur la dignité et la responsabilité de l’être humain : suppression de la peine de mort, maîtrise par la femme de sa vie personnelle, contraception et avortement, divorce par consentement mutuel, droit de vote à 18 ans, etc.
Je ne plaide pas la défense. Il suffit de regarder notre société telle qu’elle est pour comprendre qu’elle ajoute à l’iniquité le mensonge. Au nom de la démocratie politique, un homme, un clan, une classe imposent leur pouvoir et – ô dérision – l’économie qu’ils appellent libérale, organisent la dictature des privilèges. Parvenu au stade du monopole, de la firme géante et de la société multinationale, le capitalisme tue sous lui la concurrence et la libre entreprise. Dénoncer l’imposture me démange. D’où ce livre. Mais quand j’affirme que la liberté est à gauche et que la gauche doit la rendre à tous les Français, je ne demande pas d’être cru sur parole. Le programme commun est un contrat que nous passons avec notre pays. Cela fait 30 millions de témoins qui voteront bientôt et se feront juges s’il le faut.
Depuis lundi, je corrige les épreuves dont l’imprimeur s’empare à mesure : demain, ce sera fini. Je ne vois plus que les défauts, les à-peu-près, les mauvaises tournures du texte qui s’en va, détaché de moi à jamais. Ecrire, comme tout acte, ne pardonne pas. »
François Mitterrand, La Paille et le Grain, Flammarion, Paris, 1975.
Pour plus d’informations sur La Paille et le Grain : https://www.mitterrand.org/la-paille-et-le-grain.html