Cet article est pour l’essentiel basé sur mon livre Le parti socialiste 1965-1971, paru en 2003 (ce fut le 2e numéro de l’alors naissante Encyclopédie du socialisme)1.
En guise de préambule, j’aimerais m’arrêter un instant sur ce que représente le fait de pouvoir, en 2011, écrire ce que je considère comme la « vraie » histoire du congrès d’Epinay dans la revue de l’Institut François Mitterrand. C’est pour moi très significatif de l’évolution de l’historiographie socialiste récente et plus précisément de la bien meilleure réception d’une histoire qui ne serait pas principalement une vision mitterrandiste voire mitterrandienne du socialisme français contemporain. C’est en ce sens un très bon signe, un signe de la possibilité d’une histoire apaisée sinon objective des dernières décennies de la gauche française et je voudrais, très sincèrement, m’en féliciter ici et en remercier les responsables de l’Institut.
Il ne s’agira pas ici, bien sûr, de revenir sur le détail des événements ni même sur les multiples interprétations et commentaires qui ont pu et peuvent être faits du congrès d’Epinay, les 11, 12 et 13 juin 1971. J’essayerai plutôt de revenir sur ce qui a fait la difficulté à écrire, pendant longtemps, l’histoire de ce congrès et de la naissance du nouveau parti socialiste. J’essayerai également de revenir sur quelques points qui me paraissent majeurs pour la bonne compréhension de cette étape dans l’histoire du PS que marque 1971 : bien cerner ce qu’a été en réalité Epinay mais aussi ce que ce ne fut pas, y compris contrairement à ce qu’on a encore parfois coutume de dire ou de penser…
De 1993 à 2011, en passant par 2003, à chaque publication que j’ai faite sur le sujet Epinay, j’ai pu mesurer les étapes vers une acceptation croissante de la légitimité d’en écrire une histoire revisitée. En 1993, mon récit et ma vision d’un congrès essentiellement d’appareil et ne marquant qu’une étape parmi d’autres d’un processus long d’unification de la gauche non-communiste en France paraissaient très largement iconoclastes et furent pour le moins mal accueillis par les porteurs d’une histoire alors très « officielle » et pratiquement uniquement écrite par et pour les « vainqueurs » d’Epinay. En 2003, déjà, il devenait possible de discuter du « mythe » d’Epinay et de critiquer non seulement le PS « du cycle d’Epinay »2 désormais achevé mais aussi jusqu’à la figure de François Mitterrand et le mitterrandisme alors en pleine crise. Anecdotiquement certes mais c’est symptomatique, on pouvait désormais entendre des responsables socialistes s’accuser, péjorativement, de « refaire Epinay » renversant l’usage de ce qui avait fait pendant plus de 20 ans la fierté du socialisme mitterrandien… En 2011, je l’ai dit, le simple fait de pouvoir écrire cet article dans ces colonnes est le signe d’une capacité désormais assumée jusqu’au cœur même de la « Mitterrandie » à écrire une histoire qui se veut objective de la prise de pouvoir par François Mitterrand au sein d’un PS naissant.
La volonté, pendant longtemps, de « réécrire » ou d’enjoliver l’histoire d’Epinay s’explique. Parce qu’Epinay c’était François Mitterrand, Epinay devait être le point de départ, la naissance du PS. Ainsi juin 1971 s’est rapidement imposé comme la date de naissance officielle du PS, pourtant né 2 ans avant lors des deux congrès du printemps 1969 à Alfortville et Issy-les-Moulineaux, après la dissolution de la SFIO fin 1968. Or si l’on en croyait l’histoire « officelle » du PS, y aurait eu la SFIO puis il y aurait eu Mitterrand et le PS. A l’époque il est vrai, il fallait alors asseoir le pouvoir, encore fragile, du premier secrétaire, ce qui impliquait une forme de relecture de la période qui devait faire de la prise de pouvoir par François Mitterrand un aboutissement et une victoire politique de fond (sur l’union de la gauche en particulier) plutôt qu’une manœuvre d’appareil même fort bien réussie…C’est pour tenter une déconstruction de cela qu à travers mes travaux passés j’ai esquissé une synthèse qui se veut objective sur cette période mais aussi une relecture de la « vulgate mitterrandienne » et du moment Epinay. Ce moment Epinay, Eric Melchior auteur d’une thèse en 1993 sur la première décennie post-Epinay l’appelle lui « l’acte fondateur de la geste mitterrandienne »3.
En réalité, et pour déconstruire ses aspects mythiques, il faut réinsérer le congrès d’Epinay dans un temps plus long de rénovation et d’unification du socialisme français qui voit en une décennie (en gros de 1965 à 1974) finir la vieille SFIO et se dessiner le PS nouveau, celui qu’on a tendance donc à appeler le PS du « cycle d’Epinay ». De la mise en œuvre de la FGDS aux Assises du socialisme en passant par mai 68, la dissolution de la SFIO, les congrès d’Alfortville, d’Issy et d’Epinay ou encore l’écriture du programme commun, on le voit juin 1971 n’est qu’une étape, parmi d’autres, et certes importante, des deux processus parallèles d’unification des socialistes et de rapprochement avec le PCF. Cela contribue à revisiter notamment les deux années de 1969 à 1971, celles du nouveau PS dirigé par Alain Savary et qui, encore aujourd’hui, sont une sorte de « trou noir » de l’historiographie socialiste et de la mémoire collective des socialistes, occulté par la construction d’une légende dorée mitterrandienne dans les années ayant suivi Epinay. En s’y penchant on constate que l’essentiel de ce que va accélérer Epinay était entamé : la préparation du programme commun et donc du rapprochement avec le PCF, notamment sous la houlette de Claude Fuzier, mais aussi un renouvellement assez profond des militants et des cadres du parti. Evidemment, la stature médiatique de François Mitterrand va contribuer après Epinay et par le simple fait qu’il ait rejoint le parti à incarner symboliquement et fortement dans l’opinion publique cette image de la rénovation et du renouvellement.
Il est aussi intéressant de noter l’importance en réalité très relative des questions mises en avant ensuite pour expliquer Epinay : l’arrivée de François Mitterrand comme premier secrétaire et le choix de la stratégie d’union de la gauche. Ce ne sont pas les vrais enjeux du congrès de l’unité à ce moment là aux yeux des socialistes ni d’ailleurs des observateurs extérieurs. La vraie question qui est au cœur du congrès (et qui explique largement son résultat) c’est celle du pouvoir, généralement affublée du terme plus présentable de « renouvellement ». Autrement dit l’enjeu central c’est de savoir quelle équipe dirigera le parti : celle d’Alain Savary dans la continuité des deux années précédentes (mais donc aussi ses alliés molletistes, honnis d’une partie des socialistes et en tout cas de nombre des nouveaux entrants de 1971) ou une nouvelle équipe ? Et si cette dernière solution s’impose dans quelle composition puisque toutes sortes de configurations sont possibles et envisagées à l’ouverture du congrès ?
La question de l’union de la gauche est, elle, contrairement à la légende, mise entre parenthèses pendant la préparation du congrès d’Epinay et pour cause : les vrais désaccords séparent les futurs alliés de la nouvelle majorité (notamment le CERES très unitaire contre Pierre Mauroy et Gaston Defferre, notoirement frileux par rapport au PCF, c’est un euphémisme…). La motion des entrants conventionnels (les ex-CIR de François Mitterrand, réunis dans la motion dite Mermaz-Pontillon) est particulièrement discrète sur la question de l’union de la gauche et des relations avec le PCF. C’est d’ailleurs ce qu’en raconte Jean Poperen dans son livre-témoignage référence sur la période où il décrit ce choix tactique d’un relatif silence sur la question : cela « présente plusieurs avantages : il [Mitterrand] garde les mains libres pour le congrès… et pour la suite, quand viendra la négociation, à laquelle il est décidé, avec le PC. (…) Et surtout il minimise le thème qui sépare le CERES du bloc Nord-Bouches-du-Rhône et leur offre au contraire, avec la « rénovation », la plate-forme susceptible de les rapprocher »4. Significativement le grand discours, resté célèbre, de François Mitterrand très favorable à l’union de la gauche et qui a accrédité l’idée que c’était le clivage clé d’Epinay, est prononcé en fin de congrès, à l’heure où tout est joué et la nouvelle alliance scellée et victorieuse.
De même le fait que François Mitterrand soit devenu le premier des socialistes a revêtu par la suite une importance symbolique capitale, notamment pour l’image de la rupture que serait censé marquer le congrès de juin 1971. Pourtant, ce n’est que plusieurs jours après, au sein du nouveau Comité directeur que se joue cette élection qui n’était pas du tout évidente durant le congrès lui-même, y compris après la victoire annoncée de Mitterrand et de ses alliés. En effet, François Mitterrand rechignait plutôt à occuper cette charge interne qu’il voyait comme fastidieuse et, dans la lignée de ce qui avait pu se passer dans le passé, par exemple dans le partage des tâches Blum/Faure, il avait clairement envisagé d’exercer un leadership externe en laissant le premier secrétariat à un autre. Proposition avait même été faite à Alain Savary de continuer à exercer son mandat… Finalement François Mitterrand se laissera convaincre par ses proches de prendre en main lui-même la direction du parti, et l’histoire fut ce qu’elle fut…
J’insisterai pour terminer sur le fait, un peu oublié, qu’au moment où s’ouvre le congrès, les jeux ne sont pas faits ou pas complètement : toutes les combinaisons restent théoriquement possibles à l’ouverture du congrès. Et c’est la moins logique politiquement (et ce à la surprise de nombreux délégués), qui s’impose : l’alliance des deux ailes droite et gauche avec en leader François Mitterrand et ses troupes de la motion Mermaz-Pontillon, contre la direction sortante. Voici comment un témoin privilégié du congrès, le dirigeant CERES Pierre Guidoni, raconte la chose dans un ouvrage très informé sur la période : « l’opinion moyenne est que les deux courants de gauche (Poperen et CERES) devront, bon gré mal gré, appuyer l’équipe Savary-Mollet, qui sortira grandie de ce congrès de l’unité. Mitterrand, de l’avis général, a peu de chances de faire, à cette occasion, la rentrée politique dont parlent ses amis »5. On connaît la suite, l’alliance secrète qui se dévoile en plein congrès et qui s’est scellée avant tout sur la base du rejet de l’équipe sortante, plus pour ses molletistes d’ailleurs que pour Alain Savary qui en sera, finalement, une victime colatérale. Car la nouvelle majorité laisse dans la minorité les molletistes certes mais aussi Alain Savary et Jean Poperen, les deux principaux nouveaux entrants de 1969. Mais cette alliance victorieuse, nouée secrètement, aurait pu échouer à plusieurs étapes et jusqu’au dernier moment. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu (quelques dizaines de mandats) et l’on sait (plus ou moins) que le départ, dans des conditions controversées, d’Augustin Laurent, le vieux maire de Lille qui aurait pu faire basculer vers la majorité sortante quelques précieux mandats nordistes ou encore les fortes réticences de certains délégués CERES ou encore le refus par Alain Savary d’accepter un apport de mandats proposés par la FEN, tout cela, à chaque fois, se passant un peu différemment, aurait pu inverser l’issue du congrès en faisant échouer l’alliance mitterrandiste qui restera à coup sûr comme l’une des manœuvres d’appareil les plus osées.
Pour conclure l’on peut dire qu’Epinay marque une étape majeure d’un processus long d’unification et de rénovation des socialistes français, un processus encore inachevé en 1971, un processus qui a connu des aléas importants et non linéaires. Mais cela se fait au prix d’un affrontement très rude pour ce congrès dit de l’unité et ce non sur la base première d’enjeux de fond (union de la gauche, forme du parti etc…) mais sur les mêmes querelles de personnes et enjeux de pouvoir qui depuis des années avaient freiné cette unification des socialistes. Congrès d’appareil s’il en fut, Epinay s’est ensuite imposé, par un rétablissement historique et médiatique plutôt osé, comme une rupture essentielle de l’histoire socialiste contemporaine. Cette interprétation longtemps classique et encore assez ancrée chez les militants s’appuie sur l’image fausse d’un basculement qui se serait fait sur une refondation idéologique et stratégique. Or il convient de rappeler que, sur le moment, personne ou presque ne l’a pensé ainsi : les réactions au lendemain du congrès insistent sur le caractère hétéroclite et fragile de la majorité mitterrandienne, sur l’aspect brutal et politicien de l’ « OPA » qui a porté François Mitterrand à la tête du PS. Enfin et surtout on n’avait pas à l’époque la notion de la seule rupture de fond historique d’Epinay, qui n’apparaîtra que lentement et ne se révélera vraiment que des années plus tard, après des années de pouvoir socialiste et l’achèvement du « cycle d’Epinay ». Cette rupture est celle engagée par la marche rapide vers le pouvoir dans laquelle François Mitterrand emmène le PS et une nouvelle génération de militants. Cette volonté d’accéder au pouvoir via la présidentielle et les institutions finalement acceptées de la Veme République, voilà sans doute la vraie nouveauté du cycle né d’Epinay qui n’aurait peut-être pas existé sans l’issue du congrès de l’Unité. Mais rien à l’époque ne permet ni de le penser ni de le prévoir tant rien, dans ce qui s’est dit ou fait à Epinay, ne le posait en ces termes.
- Pierre SERNE : Le Parti socialiste 1965-1971, L’encyclopédie du socialisme, Editions Bruno Leprince, 2003.]], lui-même synthétisant un travail universitaire que j’avais rédigé 10 ans plus tôt[[Pierre SERNE : Le nouveau parti socialiste d’Alfortville à Epinay, Mémoire de Maîtrise, Université Paris I, 1993.
- Cette expression est le titre d’une des parties de l’ouvrage d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg : Le long remord du pouvoir, 1992, Fayard.
- Eric Melchior : Stratégie et idéologie du PS (1971-83) : l’impossible adéquation, thèse pour le doctorat en sciences politiques, Université Rennes II, 1993.
- Jean Poperen : L’unité de la gauche (1965-1973), Fayard, 1975, pp. 325-326.
- Pierre Guidoni : Histoire du nouveau parti socialiste, Tema Action, 1973, pp. 191-192.