Rémi Darfeuil, chercheur en Sciences politiques, enseignant à l’université de Toulouse a entrepris un long travail de recueil des souvenirs et appréciations de différents acteurs de la vie politique et militante concernant la période1971-1995. Il nous livre ici les principaux résultats de cette recherche.
Pourquoi avoir choisi ce sujet de recherche ?
Mon travail de recherche portait sur la mémoire du mitterrandisme au sein du Parti socialiste. J’avais réalisé un mémoire de maîtrise sur le communisme rural et au cours de mes recherches, j’avais découvert un ouvrage de Marie-Claire Lavabre à propos des phénomènes de mémoire au sein du P.C., s’inspirant des travaux de Maurice Halbwachs. J’avais eu l’idée d’appliquer, en l’adaptant, cette grille de lecture théorique au cas du Parti socialiste, organisation moins monolithique, traversée par des luttes de courant dont je voulais mesurer l’influence au niveau de la mémoire.
Après il y a des facteurs familiaux et générationnels. L’intérêt pour la politique m’a été transmis assez tôt par mon père en même temps qu’une sensibilité de gauche mais j’ai réellement commencé à porter un regard personnel sur les événements politiques à la fin du deuxième septennat de François Mitterrand. Les polémiques et les débats assez vifs qui se sont développés à cette époque à propos du mitterrandisme ont suscité ma curiosité, notamment la controverse provoquée par les déclarations de Lionel Jospin sur le «droit d’inventaire».
Prendre pour objet la mémoire de l’époque mitterrandienne au sein du P.S. me permettait ainsi de combiner mes préoccupations théoriques et mes centres d’intérêt empiriques.
Quelles sont les hypothèses «théoriques/classiques» à l’égard du rôle de la mémoire en politique ?
En fait, la problématique dominante autour de laquelle s’articulent classiquement les travaux des chercheurs est plutôt celle des déterminants politiques de la mémoire (ou de l’oubli) : premièrement de quels événements se souvient-on et pourquoi ? deuxièmement, dans quelle mesure ces souvenirs sont-ils conformes à la réalité historique ? La majorité des travaux s’inscrivent dans une perspective critique qui tend à relativiser le poids du passé et à pointer au contraire l’importance de la configuration politique présente dans la construction d’une mémoire. Une des hypothèses principales est ainsi qu’existent des instances sociales (famille, nation, parti…) productrices de discours et de représentations sur le passé, qui encadrent et conditionnent les souvenirs des individus.
Dans cette optique, le rôle attribué à la mémoire est celui d’un instrument de mobilisation ou de légitimation et elle est donc considérée comme un enjeu de luttes entre différents groupes intéressés politiquement à sa définition.
Au sein du PS, la mémoire du mitterrandisme serait donc un enjeu politique ? Comment cela se traduit-il ? Entre quels groupes ?
La mémoire du mitterrandisme a été et est encore un enjeu politique, non seulement à l’intérieur du PS mais au sein de la sphère politico-intellectuelle de manière plus générale. Si l’on se limite toutefois au Parti socialiste, les débats suscités par les propos de Lionel Jospin sur le «droit d’inventaire» ont constitué une illustration particulièrement parlante de ces luttes symboliques. Les polémiques de ce type, autour de propos de personnalités, de livres ou de films (comme celui de Robert Guédiguian, Le promeneur du champ de mars) sont les occasions où les différends se manifestent les plus ouvertement. Mais les commémorations (celle du vingtième anniversaire du 10 mai, celle du dixième anniversaire de la mort de François Mitterrand) représentent aussi des moments, où, de manière plus feutrée, se font entendre les divergences quant à la lecture du passé.
Même s’ils se situent sur le terrain de la recherche, des organismes producteurs de discours sur le mitterrandisme comme la Fondation Jean Jaurès, l’Office Universitaire de Recherche Socialiste ou l’Institut François Mitterrand sont eux-mêmes partie prenante de ces débats.
Toutefois, les plus concernés demeurent les dirigeants politiques et les prises de position sont souvent liées aux clivages, passés et actuels, entre courants. En désaccord sur la signification et le bilan de l’« ère Mitterrand », ils s’opposent également quant à l’attribution du titre, valorisant ou disqualifiant selon les époques, d’héritier du mitterrandisme.
Quelles sont donc ces différentes « visions « du mitterrandisme que vous avez pu identifier ?
La première et la plus autorisée est celle portée par le courant à l’époque dominant, représenté par le premier ministre Lionel Jospin et le premier secrétaire François Hollande. C’est une mémoire déférente mais distante. Sont essentiellement mis en avant la période de conquête des années 1970 et les grands acquis du premier septennat (abolition de la peine de mort, lois sociales) tandis que le deuxième septennat, objet de critiques, tend à être mis à distance. La place de Mitterrand dans l’histoire du socialisme tend à être relativisée par une minoration de la rupture introduite à Epinay et la mobilisation des références jugées plus consensuelles à Jaurès et à Blum. A côté de cette mémoire institutionnelle au sens strict portée par la direction du parti et se positionnant par rapport à elle, d’autres peuvent toutefois être identifiées à travers les discours ou les ouvrages de responsables socialistes. Il est ainsi possible de repérer une « mémoire » plus « mitterrandiste », portée, avec des nuances diverses, par les fabiusiens, par la « gauche socialiste » de l’époque (Julien Dray, Jean-Luc Mélenchon) ou par des hommes comme Jean Glavany ou Roland Dumas.
A l’inverse de la direction qui travaille à distinguer le Parti socialiste de la personnalité de l’ancien président de la République, ils insistent sur la dimension collective du mitterrandisme et sur la continuité existant avec le gouvernement Jospin. Selon les cas, ils mettent l’accent sur la légitimation du P.S. comme force de gouvernement (Jean Glavany) sur la modernisation de la société française et du socialisme (Laurent Fabius) ou sur la résistance à la vague mondiale de libéralisme des années 1980 (gauche socialiste).
Mais s’exprime également une « mémoire » plus critique du mitterrandisme, essentiellement « rocardienne » mais véhiculée également par des responsables de la jeune génération comme Arnaud Montebourg ou Manuel Valls, qui pousse plus loin l’entreprise de dissociation entre mitterrandisme et socialisme, reprochant à François Mitterrand d’avoir en partie instrumentalisé et dévoyé l’idéal socialiste.
Dans votre étude, vous n’en restez toutefois pas à la mémoire des dirigeants mais étudiez aussi celle des militants. Quelles ont été vos conclusions ?
Un des objectifs de l’étude était précisément d’analyser l’interaction entre la mémoire des dirigeants et celle des militants, de mesurer jusqu’à quel point les souvenirs individuels sont modelés par les cadres collectifs que constituent les discours autorisés sur le passé. De ce point de vue, les résultats ne sont guère surprenants.
Un premier axe tend à opposer un pôle « militant », dont la mémoire est proche de celle des responsables, marquée par les enjeux partisans, à un pôle « adhérent » avec des individus moins engagés dans le parti, dont les souvenirs s’appuient sur des références extérieures, s’intégrant dans une trame familiale ou générationnelle.
Secondairement, à l’intérieur du pôle militant, l’appartenance de courant représente un facteur clivant, influençant la focalisation de la mémoire sur telle ou telle période et l’interprétation du passé.
De manière générale, alors que je les interrogeais sur une période, l’importance, au sein de ces souvenirs individuels, de l’homme Mitterrand lui-même et de ses différentes figures constitue un élément qui m’a frappé. Tous ou presque donnent l’impression d’avoir entretenu une relation personnelle avec lui et leur mémoire comporte souvent une forte dimension affective. Certains vont même jusqu’à l’assimiler à une figure familiale, le plus souvent leur père disparu.
Quels sont les souvenirs qui émergent le plus souvent ? avec le plus de force,
Le 10 mai 1981 incontestablement. Les militants l’évoquent avec beaucoup d’émotions. Même ceux qui étaient très jeunes à l’époque et n’en ont pas de souvenirs personnels en parlent, reproduisant la mémoire familiale. Quant aux autres, qui étaient déjà politiquement conscients, ils sont capables de donner des détails de leur journée, voire de raconter des anecdotes sur la célébration de la victoire, l’une confiant par exemple avoir conçu sa fille à cette occasion (« ah, c’était une fête sans nom, d’ailleurs c’est ce soir-là que j’ai fabriqué ma fille , elle a exactement dix-neuf ans, je peux vous dire que ça correspond exactement»). Ensuite, certaines mesures, discours ou symboles marquants reviennent fréquemment : l’abolition de la peine de mort, le discours (dit) de Cancun, Mitterrand et Helmut Kohl main dans la main à Verdun. Et puis la mort de François Mitterrand est un autre souvenir prégnant. Lui aussi soulève l’émotion et lui aussi est conté en détails, les militants se souvenant souvent des circonstances exactes dans lesquelles ils ont en ont pris connaissance.
Comment qualifier au total la «mémoire du mitterrandisme» ?
Il faudrait d’abord souligner que c’est une mémoire «en mouvement», en construction, qu’elle se transforme avec les années, en fonction de la modification de la conjoncture politique. Dans cette perspective, mon travail, qui date de 2001, mériterait d’être réactualisé.
Déjà entre la mort de François Mitterrand et l’année 2001, des changements étaient repérables. Alors qu’au début, cette mémoire pouvait être qualifiéede «conflictuelle» et d’»éclatée», une évolution s’est produite, au sein du P.S. tout au moins, vers une mémoire plus apaisée, plus consensuelle, mais en même temps relativement sélective, occultant notamment le second septennat pour regrouper militants et dirigeants autour de la figure du Mitterrand conquérant des années 70 et du souvenir de la victoire du 10 mai 81.
Depuis 2001, plusieurs événements ont contribué à faire évoluer cette mémoire, dans un sens globalement favorable à l’ancien président. Les qualités proprement politiques de stratège, de rassembleur et de candidat de François Mitterrand ont notamment été mises en valeur par l’élimination de Lionel Jospin au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 et l’émiettement des voix de gauche qui en a été une des causes principales.
Le référendum sur le Traité constitutionnel européen ensuite a été l’occasion d’une mobilisation de la mémoire de Mitterrand le « bâtisseur de l’Europe » et ce remarquablement par les deux camps : les partisans du oui en ont ainsi appelé à celui qui a su convaincre les socialistes de s’engager dans la construction européenne tandis que les « nonistes » ont avancé que le grand européen qu’était Mitterrand n’aurait pas voulu de cette Europe-là. Mais les divisions internes nées de cette consultation et plus généralement les problèmes de leadership au sein du parti ont également réactivé parmi les responsables comme chez les militants la mémoire du chef rassembleur à l’autorité respectée. A travers ces différents événements et les évocations auxquelles ils ont donné lieu, c’est ainsi une mémoire à la fois plus riche et plus positive du mitterrandisme qui s’est construite.
Dans votre étude, avez-vous mis en évidence des thèmes qui permettraient de définir le «mitterrandisme» comme une doctrine (ou une idéologie) ? Et si oui, quels en seraient les grands traits ?
Le but de l’étude étant de recueillir les souvenirs et appréciations des acteurs, je me suis interdit de mettre moi-même un contenu sous le terme « mitterrandisme «. Dans le titre de mon travail, le mot désigne seulement la période 1971-1995, durant laquelle François Mitterrand, premier secrétaire puis président de la République, a été le leader de facto du Parti socialiste.
En fait, la question de savoir si le mitterrandisme constitue une doctrine ou une idéologie est elle-même un enjeu de mémoire et les dirigeants comme les militants ont des avis sur la question. De manière générale, le mitterrandisme est d’abord assimilé à une démarche politique, celle du rassemblement, des socialistes en premier lieu, de la gauche ensuite.
Il renvoie aussi à la volonté de placer la gauche dans une perspective de conquête du pouvoir et de gouvernement durable. D’un point de vue plus doctrinal, il est perçu en politique intérieure comme une tentative de synthèse entre modernisation et justice sociale et en politique extérieure comme un alliage entre l’affirmation des valeurs humanistes de la France et l’engagement dans la construction européenne.