Les années 1970 furent une période importante dans l’histoire du socialisme. Dans un contexte international de guerre froide où deux visions du monde étaient en perpétuel conflit, la viabilité du socialisme dans un pays démocratique devenait un sujet de débat récurrent. Deux expériences socialistes marquèrent le début des années 1970, celle de l’Unité Populaire au Chili et celle de l’union de la gauche en France. Initiées dans deux pays situés à des milliers de kilomètres et ayant deux histoires et situations économiques très différentes, les expériences socialistes françaises et chiliennes avaient un point en commun, celui de l’union des forces de gauche mise au service du peuple.
Toujours présente dans nos esprits, « la voie chilienne au socialisme » menée par Salvador Allende a marqué la gauche française tant par son intensité, son exemplarité que par sa brièveté et sa fin tragique. Le parti socialiste français qui est alors en pleine mutation suite à la nomination de François Mitterrand aux fonctions de secrétaire général du Parti socialiste en juin 1971 et à la signature d’un programme commun de gouvernement en juin 1972 a suivi avec une attention toute singulière la situation chilienne.
Quelle a été l’attitude du parti socialiste français face à l’expérience de l’Unité Populaire ?
L’unité populaire chilienne 1970-1973
Au Chili, les partis de gauche en vue des élections présidentielles de septembre 1970, forme l’Unité Populaire (UP) regroupant le parti communiste, le parti socialiste, la centrale unique des travailleurs (CUT), le parti radical et le Mouvement d’Action Populaire (MAPU), issu d’une scission de l’aile la plus à gauche de la Démocratie Chrétienne.
Animé d’un projet qu’il qualifie de révolutionnaire, Salvador Allende, candidat de l’Unité Populaire (UP), se présente aux élections présidentielles de 1970dénonçant l’impérialisme étranger, la dépendance économique du Chili ou encore la domination monopolistique du capital étranger et préconisant la nationalisation des banques et des mines de cuivre, la mise en place d’une vraie démocratie où le peuple aurait le pouvoir et bénéficierait d’un système éducatif ouvert à tous et l’application de réformes agraires (redistribution des terres).
Le 4 septembre 1970, Salvador Allende obtient 36,30% des suffrages, le Chili devenant alors le premier pays latino-américain à connaître une transition démocratique vers le socialisme dans un contexte international de guerre froide.
Les trois années au pouvoir de l’Unité Populaire sont marquées par de nombreux affrontements idéologiques, diverses tentatives de déstabilisation, l’application de son programme bouleversant l’économie chilienne et les habitudes de la classe bourgeoise. Les problèmes de rationnement, la psychose des files d’attentes, les grèves et manifestations rythment dès lors la vie de la population chilienne.
En 1973, les conflits divisant le Chili s’intensifient laissant planer un climat de guerre civile suite à une tentative de coup d’état en juin 1973. Le 11 septembre 1973, une junte militaire, composée de divers généraux tels que le général Pinochet (armée de terre), le général Leigh Guzman (armée de l’air), le général Merino (marine) et le général Mendoza(carabiniers), s’empare des organes d’information et justifie leur putsch militaire par le caractère marxiste du gouvernement et son incapacité à résoudre la crise économique et sociale que vit le Chili. Les troupes terrestres et aériennes assiègent et attaquent le Palais de la Moneda. Le président Allende trouve la mort en ce jour du 11 septembre 1973.
C’est non seulement l’un des plus violents coups d’Etat qu’ait connus l’Amérique latine au cours du XXe siècle mais c’est aussi la fin d’une époque dans la mesure où le Chili avant le 11 septembre 1973 était encore l’une des rares démocraties du continent et l’une des plus anciennes.
Un nouvel intérêt : l’Unité Populaire
C’est dans un contexte politique, où la droite française est largement majoritaire que l’opinion publique apprend la victoire de Salvador Allende aux élections présidentielles chiliennes en septembre 1970.
Une fois l’effet de surprise passé, le parti socialiste se tourne avec enthousiasme vers ce pays lointain où une nouvelle voie se dessine, celle du « socialisme dans la liberté ». Le Chili devient le symbole de la viabilité de l’union de la gauche porteur d’espérances et, dès lors est sujet à controverse. Non seulement l’Unité Populaire est critiquée par la droite chilienne mais également par la droite française qui ne cesse de souligner les dangers inhérents à une politique socialiste et qui considère la fuite de certains capitaux étrangers du Chili comme les premiers signes avant coureur d’une crise économique.
L’investiture d’Allende en novembre 1970 est l’occasion pour Claude Estier de se rendre au Chili etde rencontrer ses dirigeants.
Lors de ses entretiens avec le président Allende et les leaders de la gauche chilienne, plusieurs thématiques sont abordées telles que le caractère démocratique de la voie chilienne au socialisme, les premières mesures prises par le gouvernement, l’union de la gauche, les difficultés rencontrées et l’isolement de l’UP.
Suite à ce voyage, le parti socialiste est surpris de constater à quelle vitesse les changements s’opèrent au Chili tout en demeurant dans la légalité. Un sentiment de proximité basé sur la notion de solidarité entre le parti socialiste français et la gauche chilienne se tisse de la manière la plus naturelle dès 1970.
La première expression de cette solidarité pour le parti socialiste français, au retour de Claude Estier, est de rappeler dans les médias le caractère démocratique de l’Unité Populaire en réponse aux accusations de la droite.
Le bilan de la première année de l’Unité Populaire
L’intérêt du parti socialiste français pour l’expérience de l’UP au Chili n’est plus à démontrer et la première année d’exercice au pouvoir de l’Unité Populaire est l’occasion de dresser un premier bilan. Le parti socialiste demeure impressionné par l’application du programme de l’UP qu’il qualifie de méthodique. L’expérience du passage au socialisme au Chili avance.
Les plans de nationalisation de toutes les industries de base et des secteurs-clés de l’économie sont mis en place pour le cuivre, les nitrates, le fer, l’acier, le charbon et le ciment. Seize banques commerciales privées nationales et étrangères sont passées sous le contrôle de l’Etat (il gère alors 90% du crédit à la fin de 1970). En outre, 70 entreprises industrielles sont expropriées, réquisitionnées ou placées sous le régime de « l’intervention » de l’Etat, mesure conservatoire qui ne préjuge pas de la propriété de l’entreprise.
Les grandes industries textiles, les brasseries, la métallurgie du cuivre, l’électronique sont placées en grande partie sous contrôle de l’Etat et constituent de facto l’APS (Aire de propriété sociale). L’industrie manufacturière, qui représente 1/3 du produit national, augmente sa production de 12% en moyenne.
La nationalisation du cuivre est pour le Chili une opération absolument essentielle. Elle a été acquise par une réforme constitutionnelle donnant à l’exécutif le droit d’évaluer les bénéfices excessifs faits par les compagnies expropriées et de les déduire du montant de l’indemnisation.
Sans nier les difficultés inspirées par les secteurs réactionnaires étroitement liés à l’impérialisme et qui détiennent encore une part importante du pouvoir économique et juridico-politique » que rencontre l’UP, le parti socialiste français souligne l’unité qui perdure au sein de la gauche chilienne et le soutien du peuple chilien au président Allende.
À la fin de l’année 1971, le Chili constitue en quelque sorte un «laboratoire » pour le parti socialiste français qui tente d’analyser les éventuelles erreurs à ne pas commettre et les difficultés rencontrées lors du passage au socialisme par voie démocratique.
La rencontre entre François Mitterrand et Salvador Allende
En novembre 1970, Salvador Allende informe Claude Estier qu’« il faut absolument que Mitterrand vienne ici1 (au Chili)». Il faudra attendre une année pour que le projet du Parti socialiste français d’un voyage au Chili prenne forme compte tenu de la préparation et des enjeux du Congrès d’Epinay. C’est en novembre 1971, que François Mitterrand se rend au Chili accompagné de Gaston Defferre et Claude Estier. Ce voyage revêt dès lors une tout autre importance : François Mitterrand n’est pas uniquement un socialiste, il est le leader du parti socialiste français. En tant que tel, se rendre au Chili est une preuve de la volonté française d’instaurer une solidarité socialiste internationale avec le Chili. Ce choix est d’autant plus judicieux dans la mesure où l’Unité Populaire chilienne vient à peine de fêter sa première année au gouvernement et que son action est considérée comme exemplaire par la gauche française. Le nouveau leader du parti socialiste français va ainsi être aux côtés l’homme qui incarne cette expérience insolite, la « Révolution dans la légalité » Salvador Allende.
Salvador Allende incarne cette idée neuve du socialisme que François Mitterrand souhaite mettre en place en France en parvenant à la signature d’un programme commun de gouvernement avec le parti communiste. François Mitterrand déclara à ce sujet à Allende : « Le parti socialiste français souhaite parvenir à une conclusion d’un programme commun de gouvernement de toute la gauche comme vous l’avez fait vous-même. Ce n’est donc pas par hasard que nous avons réservé au Chili notre premier voyage ». La rencontre avec Allende doit permettre à la délégation française d’impulser une nouvelle dynamique en France, celle de l’union de la gauche et de renforcer le rôle de leader de François Mitterrand. Ce dernier sera même surnommé dans la presse chilienne, « l’Allende Français » preuve qu’il incarne pleinement le renouveau du parti socialiste et plus largement de la gauche française.
Ce voyage au Chili s’inscrit pleinement dans le processus de modernisation entamé par le Parti socialiste et souligne un vif intérêt pour d’autres expériences de socialisme souhaitées lors du congrès d’Épinay. Il permet également de renforcer la solidarité existante entre le parti socialiste français et l’Unité Populaire chilienne au niveau politique mais également1 personnel, François Mitterrand ayant été frappé par la détermination dont faisait preuve Salvador Allende.
Soutenir l’Unité Populaire face à la crise
La situation politique chilienne n’a cessé d’évoluer depuis novembre 1971. Les affrontements entre opposants et sympathisants d’Allende s’intensifient. Dès le second semestre de l’année 1973 et suite aux résultats des élections législatives de mars où l’Unité Populaire obtient un score supérieur à celui de 1970, l’opposition chilienne prend conscience qu’elle ne pourra renverser le gouvernement de Salvador Allende que par la force. Au Chili plane un climat de guerre civile qui résulte de la guerre psychologique menée par la droite contre le socialisme. Chacun connaît le triste vainqueur de ces affrontements puisque le gouvernement de Salvador Allende est renversé le 11 septembre 1973.
Tout au long de ce processus de déstabilisation, le parti socialiste français ne reste pas en retrait et souhaite informer la population française de la réalité de la situation chilienne et dénoncer les agissements de la droite qui considère que toute action est justifiable pour renverser le socialisme. Pour ce faire, divers comités de soutien se mettent en place dans toute la France et de nombreuses réunions ont lieu à la Mutualité offrant ainsi la possibilité aux acteurs chiliens d’expliquer les enjeux de la crise et l’étendue des difficultés du passage au socialisme dans un pays latino-américain dépendant économiquement des Etats-Unis. Pour le parti socialiste français, il est primordial de condamner les agissements de la droite chilienne qui refuse d’accepter le vote de la population et la confiance qu’elle a en l’Unité Populaire. L’opinion publique française ne doit donc pas assimiler le socialisme à la crise comme tente de le démontrer la droite qu’elle soit au Chili ou en France.
Le PS face au coup d’État du 11 septembre 1973
Jusqu’en septembre 1973, le parti socialiste veut continuer de croire à la viabilité de l’expérience chilienne espérant que ce pays parvienne à surmonter sa crise économique puisque l’Unité Populaire incarne l’épopée quotidienne et décisive de la lutte des classes.
Le 4 septembre 1973, à l’occasion de l’anniversaire de la troisième année au pouvoir de Salvador Allende, le parti socialiste revient sur l’espoir véhiculé par les changements opérés par l’Unité Populaire au Chili. Il dénonce également les adversaires, qu’ils soient chiliens ou français, de la « révolution dans la légalité » qui interprètent, selon leurs intérêts, la crise chilienne. Les opposants de Salvador Allende, adversaires de l’ascension du socialisme, d’un nouvel ordre économique, politique et social préfèrent opter pour la violence face au changement.
A l’annonce du coup d’État du 11 septembre 1973, le parti socialiste de même que l’ensemble de la gauche française sont choqués par la violence employée par les forces armées chiliennes.
Outre une participation active à la solidarité internationale mise en place pour permettre d’arrêter les massacres de la junte, de soutenir le « gouvernement en exil » et dénoncer l’illégitimité de la junte militaire, il s’investit à part entière pour défendre le peuple chilien lançant plusieurs appels à manifester pour dénoncer le coup d’État. La solution proposée par la droite chilienne pour contrer le socialisme, à savoir la force, ne peut être justifiable aux yeux du parti socialiste français. Le coup d’État chilien doit être condamné par l’ensemble de la classe politique française et parla population.
La mort du président Salvador Allende, qui a particulièrement émus le parti socialiste, devient dès lors un acte héroïque.
Salvador Allende, comme l’atteste son dernier message prononcé sur les ondes de la radio chilienne, a préféré se sacrifier plutôt que de se rendre aux putschistes et aussi ne pas trahir le peuple chilien. Sa disparition est une grande perte. La déclaration de François Mitterrand dans Ma Part de vérité, « le monde est plus pauvre aujourd’hui », souligne les conséquences du coup d’Etat militaire et attribue à Allende un rôle historique.
Pour François Mitterrand il est indispensable de faire connaître la réalité aux français et de lever le voile sur l’horreur pour convaincre l’opinion publique de soutenir les réfugiés chiliens.
En effet, le parti socialiste soupçonne le gouvernement par le biais de l’ORTF d’omettre volontairement des données cruciales dans la compréhension de la situation au Chili pour atténuer l’implication de la droite chilienne dans le coup d’Etat. Une sorte de guerre pour l’information émerge, chacun utilisant les supports à sa portée pour établir sa perception de la réalité chilienne.
Pour mémoire, à cette époque les médias sont principalement dans les « mains de la droite », les radios et chaînes de télévision. Le parti socialiste réalise les enjeux communicationnels inhérents à l’annonce du coup d’Etat chilien puisque si l’opinion publique est désinformée, elle ne prendra pas position contre la junte militaire. Etre solidaire du peuple chilien s’est d’une part informer la population française et d’autre part mettre en place des réseaux d’entre aide.
Plusieurs appels sont lancés à la population française pour organiser des collectes de fonds et pour soutenir la gauche chilienne sous l’initiative du Collectif National de Solidarité au Peuple chilien composé du parti socialiste, du parti communiste, des radicaux de gauche, du P.S.U., de l’Objectif Socialiste, de la C.F.D.T., de la C.G.T., du F.E.N., de la Ligue des Droits de l’Homme etc.
Par ailleurs, le parti socialiste effectue une série d’interventions parlementaires auprès du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères pour réclamer que la France se déclare officiellement prête à offrir l’asile politique aux réfugiés chiliens qui le demanderaient. Leur objectif est de créer des réseaux permettant aux chiliens de se réfugier en France.
Isabel Allende, à plusieurs reprises, a remercié le parti socialiste pour son soutien à la cause chilienne, remerciements médiatisés au sein du parti dès octobre 1973. Cette solidarité socialiste apparaît être naturelle comme un moyen de lutter contre les horreurs qui découlent du coup d’Etat chilien de septembre 1973.
Enfin, le parti socialiste doit faire face au débat relancé en France, suite au coup d’Etat chilien, concernant la viabilité du socialisme dans une démocratie, thème déjà évoqué à la signature du programme commun de gouvernement de la gauche française et lors des élections législatives de mars 1973.
L’échec de l’expérience de l’Unité Populaire chilienne est alors perçu par la droite française comme un moyen de « freiner » les prémices d’une ascension du socialisme en démontrant que le socialisme et la démocratie sont incompatibles.
Le parti socialiste se voit contraint de prendre de la distance avec l’expérience de Salvador Allende et d’expliquer que la situation chilienne n’est pas comparable avec la situation française afin de rassurer l’opinion publique française.
François Mitterrand va ainsi déclarer dans la presse qu’ « il n’y a aucune comparaison possible entre le socialisme de la pénurie et le socialisme de l’abondance »2 en soulignant les différences entre le socialisme chilien et le français. Les comparaisons établies par la droite française entre ces deux pays ne sont pas légitimes et relèvent d’une « propagande » contre l’union de la gauche, c’est du moins l’analyse sous-jacente que propose le parti socialiste français. L’échec du socialisme de l’Unité Populaire, ne prouve pas, selon François Mitterrand, qu’une expérience socialiste dans un pays démocratique ne soit pas viable.
La distanciation avec l’expérience du socialisme d’Allende est un moyen d’autodéfense face aux accusations de la droite française qui permet aussi de rassurer les sympathisants de la gauche française.