L’historiographie de la réception française de la révolution cubaine est restreinte : centrée sur le rapport des intellectuels à Cuba[[J. VERDES-LEROUX, La Lune et le Caudillo : le rêve des intellectuels et le régime cubain 1959-1971, Paris, Gallimard, 1989.
]], elle en déduit souvent une passion de toute « la gauche française »1 pour cette expérience socialiste. Or la réalité s’avère bien plus complexe.
L’étude des réactions des diverses forces de gauche à la mort du « Che » en 1967 par exemple, suffit à montrer l’hétérogénéité de leurs représentations. Si l’hommage des communistes français est unanime, à l’image de Waldeck Rochet qui se dit « profondément attristé », Guy Mollet, à l’inverse, ne s’exprime pas sur le sujet et la presse officielle de la SFIO reste très laconique : Le Populaire publie un seul article très informatif, et La Revue Socialiste ne dresse au guerillero qu’un éloge funèbre très mitigé.
François Mitterrand, alors à la tête de la FGDS, fait quant à lui une déclaration bien plus émue et élogieuse. Au journaliste du Nouvel Observateur qui lui demande quel est l’événement de politique étrangère qui l’a le plus frappé les jours précédents, il répond :
« C’est la nouvelle de la mort de « Che » Guevara. L’Amérique latine est le plus important théâtre d’opérations du combat pour la libération de l’homme depuis celui de l’Asie du Sud-Est. […] Un homme de gauche français doit le dire, sans craindre de ne pas être reçu avec autant d’empressement que le général de Gaulle par les maréchaux ou généraux dictateurs : le combat de « Che » Guevara est celui des hommes libres »[[« Pourquoi la Fédération est l’ennemi N°1 », entretien avec François Mitterrand, propos recueillis par Hector de GALARD, Le Nouvel Observateur,153, 18-24 octobre 1967, p. 25.
]].
Ces divergences ne sont pas, selon nous, anecdotiques : elles recoupent celles qui, plus largement, fragmentent la gauche française sur l’expérience cubaine. Derrière ces dissensions, c’est la question de la spécificité de la réception socialiste de la révolution cubaine, tant dans ses motifs que dans sa chronologie, qui est posée. Dans ce cadre, F. Mitterrand joue, par l’originalité de sa vision, un rôle majeur dans l’inflexion que connaît l’attitude des socialistes envers ce régime à partir de 1971.
Les socialistes et Cuba, entre indifférence et dénonciation (1959-1971)
Entre 1959 et 1971, la lecture que la SFIO fait de la révolution cubaine dépend étroitement de son analyse plus globale des rapports de force internationaux dans la Guerre froide, du communisme et du tiers-mondisme.
Si la révolution est restée pour la SFIO des années 1960 une figure rhétorique récurrente et un marqueur identitaire fort[[P. BUTON, « La gauche et la prise du pouvoir » in J.-J.BECKER et G.CANDAR (dir.), idem.
]], ce parti n’a jamais exprimé aucune sympathie pour la jeune révolution cubaine. A l’inverse des autres tendances de la gauche française touchées par les différents mouvements solidaires du tiers-mondisme et du latino-américanisme pendant cette période[[J. CHONCHOL, L’Amérique latine et le latino-américanisme en France, Paris, l’Harmattan, 1985, p. 141-143.
]], la SFIO elle, reste indifférente ou hostile à Cuba : attitude paradoxale face à une révolution cubaine soucieuse de se présenter non comme marxiste ou communiste, mais comme porteuse d’un projet humaniste et qui pouvait donc sembler plus fongible dans le discours socialiste.
L’indifférence de la SFIO pour l’Amérique latine s’explique à la fois par les relations traditionnellement faibles entre ce continent et la France, mais surtout par le fait que dans le jeu bipolaire de la guerre froide, l’Amérique latine, agitée de tentations communistes, apparaissait comme une chasse-gardée américaine. Comme pour l’Internationale socialiste, très attachée au socialisme démocratique et européo-centrée, ce continent est donc pour la SFIO un non-enjeu et Cuba, « articulation d’un cœur chinois et d’une raison soviétique »[[« Cuba semble rechercher « l’ouverture à l’occident », Le Populaire, 23-24 juillet 1963.
]] n’avait pas de relation à nouer avec une SFIO au cœur démocrate-socialiste et à la raison atlantiste. Lorsque la presse socialiste mentionne le régime cubain, c’est pour le qualifier de dictature communiste.
C’est donc davantage à la marge de la SFIO que s’expriment les premières marques d’intérêt pour l’île, portant en germe les clés des relations cubano-socialistes à venir. L’engagement de Régis Debray pour Cuba, alors intellectuel sans liens avec la SFIO, mais qui sera ensuite proche du PS, mais aussi les sympathies exprimées par certains membres du PSU comme Édouard Depreux, ou le soutien affiché par diverses personnalités qui seront appelées à des postes de responsabilité au sein du nouveau Parti socialiste – Claude Estier, Antoine Blanca et F. Mitterrand notamment – en sont des exemples.
F. Mitterrand est sans doute très tôt sensibilisé à la question cubaine – dès 1965, son ami C. Estier lui rend compte de son premier séjour sur l’île et de sa rencontre avec Fidel Castro[[C. ESTIER, jeudi 12 février 2009, 1h10, enregistrement vocal.
]]. Sa déclaration de 1967 à la mort du Che témoigne de cet intérêt précoce et original. Par ses propos et son ton, F. Mitterrand semble alors plus proche du PCF que de la SFIO. Au cours de cette même interview, il porte d’ailleurs un jugement très critique et offensif à l’égard des États-Unis, tiers-mondiste et révolutionnaire. Un tel discours à la mort de Guevara, à l’heure où le Che renait comme mythe révolutionnaire, est une prise de position politique forte au sein de la gauche non-communiste. Ainsi à défaut de pouvoir jauger avec précision le degré de sincérité de cette déclaration, l’intention qui la sous-tend est évidente : ce discours est un discours de rupture. Ces quelques mots distinguent en effet fermement Mitterrand de Mollet. Grâce à ce positionnement sur Cuba, F. Mitterrand redéfinit sa place à gauche.
Mitterrand, le Parti socialiste et le « premier territoire libre d’Amérique » (1971-1981)[[Au printemps 1957 une partie de la sierra Maestra conquise par les guérilleros de Castro et Guevara est proclamée « territoire libre ».
]]
Si 1971 est l’année de l’affaire Padilla et du reflux de l’enthousiasme des intellectuels français pour Cuba, elle est aussi et surtout celle la fondation à Épinay du nouveau PS, ainsi que de la première rencontre de F. Mitterrand et F. Castro – par hasard à Santiago du Chili. Tournant pour le Parti socialiste, elle marque donc aussi un approfondissement durable des relations socialo-cubaines.
Le basculement qui s’opère est alors largement imputable à l’arrivée aux responsabilités au sein du PS de ces personnalités sensibles à l’expérience castriste évoquées précédemment, et qui portent une idéologie et une vision du monde différentes de celles de leurs aînés. L’économie devient leur principale clé d’analyse des différents rapports de forces internationaux[[R. GOMBIN, « Le Parti socialiste et la politique étrangère », Politique étrangère, 2, 1977, p.199-212.
]]. Le PS se prononce pour l’alliance atlantique mais contre l’atlantisme, pour l’Europe mais contre l’impérialisme et pour une nouvelle voie socialiste. Dans ce nouveau schéma, le Tiers-monde acquiert une part croissante dans les préoccupations du parti, renforcée grâce à la victoire chilienne de l’Union populaire (1970).
Désormais et jusqu’en 1981, Cuba n’est plus dénoncé comme une dictature et devient à l’inverse un symbole géopolitique de résistance à l’impérialisme américain, une figure de liberté. Dans une moindre mesure, il est aussi considéré comme un allié objectif dans l’établissement du Nouvel Ordre Économique International voulu par le PS.
Ce n’est donc pas l’évolution de la situation cubaine qui explique l’émergence de contacts avec cette île au début des années 1970, mais bien l’évolution du PS lui-même et l’arrivée aux responsabilités d’une nouvelle génération plus cubanophile, à contre-courant des déceptions exprimées par l’intelligentsia française. A travers le prisme cubain, c’est tout le virage pris par la doctrine socialiste qui s’exprime.
C’est ainsi que F. Mitterrand, dans une rhétorique révolutionnaire marquée par le contexte d’union de la gauche, n’hésite pas à mobiliser la référence cubaine : quatre fois dans L’Abeille et l’Architecte notamment. Il achève même cette chronique par un long et surprenant éloge au Che[[F. MITTERRAND, L’Abeille et l’Architecte, Paris, Flammarion, 1978, p. 400-402.
]] , dans un passage qui sonne comme une explication de ce qu’il entendait par « rupture avec le capitalisme ».
Cette nouvelle position de Cuba dans la « carte mentale » socialiste acquiert une réelle consistance et visibilité politiques à partir des rencontres des deux leaders, F. Castro et F. Mitterrand en 1971, mais surtout en 1974. C’est lors de ce voyage de cinq jours d’une délégation socialiste à Cuba que s’établissent des relations durables entre PS et PCC, qui se maintiennent de manière significative jusqu’en 1980. Outre l’évolution de la lecture socialiste du modèle castriste, la personnalité et le charisme de F. Castro semblent avoir été les principaux atouts pour susciter la sympathie socialiste. A son retour, Mitterrand décrit ainsi Castro comme « un homme modeste, désireux d’être compris, ouvert, généreux, à la recherche d’une éthique nouvelle »[[P. LABREVEUX, « M.Mitterrand a découvert en M.Fidel Castro « un homme modeste et désireux d’être compris », Le Monde, 23 octobre 1974, p. 38.
]] .
Cuba et Castro : des amis embarrassants (1981-1989)
L’arrivée des socialistes français au pouvoir en 1981 pose la question de l’articulation des relations partisanes socialo-castristes et des relations diplomatiques franco-cubaines.
Le Projet socialiste de 1980 exprimait la volonté de développer la coopération française avec le Mexique, le Venezuela et Cuba, pays qui manifestaient « le plus de résistance à leur colonisation économique ». Au vu de ce programme et de la cubanophilie affichée par F. Mitterrand depuis 1967, on pouvait s’attendre à une réelle inflexion de la diplomatie française à l’égard de Cuba. L’élection de F. Mitterrand est d’ailleurs très chaleureusement saluée par F. Castro, auquel le président répond amicalement, en promettant un renforcement de l’amitié et de la coopération entre leurs deux pays[[« Un message de M. Mitterrand à M. Fidel Castro », Le Monde, 3 juin 1981, p. 8.
]] – ce qui provoque quelques remous[[Ibid.
]] .
Au cours des trois premières années de présidence mitterrandienne, on assiste à un net réchauffement des relations franco-cubaines : les voyages de délégations socialistes, parlementaires comme ministérielles se multiplient entre Paris et La Havane, avec comme point d’orgue la visite de C. Cheysson, ministre des Affaires étrangères, à Cuba, du 4 au 6 août 1983. Ces manifestations de sympathie sont d’autant plus appréciées des Cubains que leurs attentes sont fortes, la France devenant pour eux un allié international de poids, tant pour favoriser des solutions négociées aux différents conflits centroaméricains que dans le cadre de la renégociation de leur dette extérieure.
Néanmoins, une certaine impatience cubaine commence à s’exprimer à mesure que l’espoir d’une entente plus étroite se heurte à la frilosité de la majeure partie des cadres du PS. Malgré plusieurs annonces parues dans la presse, F. Castro ne fut ainsi pas reçu à Paris durant les années 1980. Et finalement, en dépit d’une minorité d’enthousiastes (M. Duflo, N. Bourdillat, A. Blanca), le Parti socialiste reste indifférent à la question cubaine, à l’image de son nouveau Premier secrétaire, Lionel Jospin.
Outre des motifs d’ordre diplomatique, ce refroidissement s’explique aussi par un glissement des représentations socialistes qui associent désormais Cuba au Nicaragua plus qu’au Chili, c’est-à-dire à une révolution manquée, si ce n’est à une erreur historique. Les points d’accord politiques entre Cuba et la France sur l’Amérique centrale, ne peuvent compenser la gêne croissante constituée par la question des droits de l’homme à Cuba. Leur promotion était en effet un des principaux objectifs de politique extérieure de Mitterrand. Or plusieurs affaires cubaines mêlant la France sont portées sur la scène internationale, à l’image de celle du poète Armando Valladares, prisonnier politique cubain libéré en 1982 grâce aux pressions exercées par F. Mitterrand. Les critiques portées contre la politique cubaine de la France, par l’opposition et par différentes associations, se font alors de plus en plus fortes.
En dépit d’une conjoncture favorable en 1981, la coopération culturelle, économique ou technique entre la France et Cuba reste donc embryonnaire, « régulières mais sans relief » selon une note interne du PS de 1984. Les visites et échanges se font alors plus rares. Ni la cohabitation, ni la réélection de F. Mitterrand ne modifieront cette donne.
Le désamour ne va cependant pas jusqu’au retournement d’alliance : le PS, bien que sollicité par plusieurs collectifs d’opposants cubains au régime castriste, n’entre pas en contact avec eux.
La SFIO ne se passionna donc que marginalement pour Cuba et le nouveau regard que porta le PS sur sa révolution ne fut porté que par quelques personnalités, dont en premier lieu F. Mitterrand. Les relations socialo-cubaines furent ainsi bien moins des liens de Parti à Parti, idéologiques et politiques, qu’un réseau de relations individuelles et personnelles, marquées par le charme de F. Castro. Plus précisément, l’« amitié » liant un temps F. Castro et F. Mitterrand, semble être la clé de voûte de l’évolution des relations socialo-cubaines.
Mais si l’identité militante révolutionnaire du PS se trouva un temps en phase avec ce que symbolisait Cuba, cette sympathie heurtait néanmoins son identité politique, en particulier en matière de droits de l’homme, et c’est cette contradiction qui explique les ambigüités de son rapport à Cuba dans les années 1980. Si F. Castro est présent aux obsèques de F. Mitterrand, il semble que leur relation se soit refroidie depuis un moment. F. Mitterrand, s’agaçant de l’enthousiasme de sa fille Mazarine pour Cuba, aurait même déclaré dans les années 1990 : « Un régime sans élection s’appelle une dictature… »[[R. DUMAS, Coups et blessures. 50 ans de secrets partagés avec François Mitterrand, Paris, Cherche-Midi, 2011, p. 494.
]]. Pour comprendre cette relation entre les deux hommes, le rôle joué par Danielle Mitterrand mériterait d’être étudié.