En écho aux débats qui traversent le Parti socialiste et l’ensemble de la gauche, « La Lettre de l’Institut François Mitterrand » a entrepris de donner la parole à diverses personnalités. Comment analysent-elles la situation actuelle ? Que suggèrent-elles ? Peut-on encore tirer des leçons utiles de ce qu’avait fait François Mitterrand dans son contexte historique ? Après Paul Quilès, nous avons posé ces questions à Louis Mermaz.
De quoi le Parti socialiste a-t-il le plus besoin aujourd’hui pour se faire entendre et retrouver sa crédibilité ?
Louis Mermaz : Le Parti socialiste vit sur une lancée déjà ancienne, donc en train de s’amortir. Il n’en reste pas moins -et de loin aujourd’hui encore -le premier parti de l’opposition, le seul susceptible d’enclencher le mouvement qui pourrait renverser la majorité actuelle, son réseau d’élus lui offrant une implantation exceptionnelle. Mais soyons lucides. Pour peser vraiment, il doit changer de vitesse et proposer aux Français une vision de l’avenir. En d’autres temps, Jean Jaurès, Léon Blum, Pierre Mendès-France, François Mitterrand l’ont fait et c’est ainsi qu’ils ont conduit leur combat, même s’ils ont dû à chaque étape tenir compte de la sensibilité de l’opinion et de ses préjugés pour arracher son adhésion. Exalter, rassurer, pour finir par convaincre une majorité de citoyens, telle est la règle immuable.
Ces hommes politiques ont affirmé une vision originale, ce qui a fait d’eux des leaders. N’est-ce pas cette absence de leadership qui entrave le Parti socialiste actuellement?
Louis Mermaz : Le problème du leadership est fondamental. Imaginons que Ségolène Royal soit devenue à la fin de l’année dernière la première secrétaire du Parti socialiste, la situation serait aujourd’hui totalement différente. Il se serait produit un appel d’air. Les millions d’hommes et de femmes qui ont voté pour elle aux présidentielles se reconnaîtraient pour la plupart d’entre eux dans un Parti socialiste réagissant avec vigueur aux offensives de la droite. Leadership et projet sont inséparables. Le leader entouré d’une équipe soudée doit rassembler les siens sur une analyse de la réalité et sur des perspectives dessinées en commun. Les socialistes n’ont pas vocation à disserter sur les effets positifs ou négatifs de la mondialisation, mais ils doivent affronter le système capitaliste dans sa globalité, en cessant de le tenir pour un ordre permanent et incontournable qu’il suffirait de corriger à la marge. La crise actuelle relève du système. Ce n’est pas la première, ce ne sera pas la dernière. Il n’est qu’à voir l’impuissance des gouvernements qui voudraient « réguler ».
Regardons plutôt l’évolution du capitalisme depuis ses origines. Qui eût envisagé aux siècles passés que son essor se fût accompli au détriment de la puissance des royaumes de Grande-Bretagne, d’Espagne ou de France? Nous avons même connu chez nous avec le colbertisme la solidarité étroite des intérêts entre les premières manufactures royales et la couronne. Le libéralisme au dix-neuvième siècle et au début du vingtième, malgré sa sauvagerie, a souvent conclu des alliances avec les Etats. Puis est apparu un patriotisme d’entreprise lorsque les multinationales ont enjambé les frontières. Depuis la fin du siècle précédent, la spéculation boursière -traduction de la mondialisation -a bouleversé le paysage économique.
L’argent avant de produire des richesses a désormais pour objectif premier de produire de l’argent. La spéculation commence le matin à Auckland, puis de Sydney gagne Tokyo, Francfort, Paris, Londres, pour terminer sa course à New York, Chicago et enfin San-Francisco, plongeant les entreprises dans l’insécurité et l’imprévisible. Comment donner dans ce maelström la priorité aux investissements nécessaires à une production ordonnée et régulière, qui prenne en compte les intérêts de l’entreprise, des salariés, des populations? Ajoutons à cela le pillage des ressources naturelles, l’exploitation éhontée de continents entiers.
C’est pourquoi on ne peut dissocier le combat écologique du combat contre le système capitaliste de plus en plus prédateur, un système qui à terme menace l’existence de l’homme. Mais ces considérations ne pèsent rien au regard de l’avidité de l’actionnaire qui exige de récolter un profit maximum dans le laps de temps le plus court, au détriment de l’entreprise qu’il déserte soudain pour investir ailleurs, voire dans l’entreprise concurrente, comme le manager prêt à sauter d’une firme dans une autre si une rémunération supérieure lui est offerte. Le capitalisme dans sa course au profit s’attaque maintenant aux services publics, à la santé (où les privatisations s’accélèrent, mais voyons aussi les difficultés d’Obama dans sa tentative de réformer un système coûteux, tragiquement inégalitaire, mais qui génère pour les assurances et les laboratoires des profits colossaux), à l’éducation, aux transports publics, à la poste, enfin à des secteurs qui jusqu’alors relevaient du pouvoir régalien, comme la sécurité.
Devant la montée des périls, les socialistes n’ont pas le choix: s’opposer sinon s’assécher jusqu’à disparaître. Il leur faut inventer un autre type de société, c’est-à-dire rétablir les services publics dans leurs droits, réformer en profondeur la fiscalité au bénéfice du monde du travail, et au-delà de nos frontières rechercher alliés et soutiens pour changer les pratiques du commerce international qui ignore les intérêts des populations et le respect des droits de l’homme, donc élaborer des règles qui s’imposent à travers le monde » aux activités bancaires, industrielles et commerciales. Un tel combat semble au-dessus de nos forces tant l’emprise du système est devenue universelle et tant elle a asservi les esprits à sa domination, imposant aux uns la résignation, concédant aux autres les miettes du festin. Mais le Parti socialiste ne saurait se résigner sans perdre sa raison d’être. Cependant notre projet n’a de chance d’être crédible que si dans le même temps nous nous attaquons résolument à la politique inégalitaire et liberticide mise en œuvre par le président de la République. L’adhésion que nos critiques recueilleront préparera l’adhésion à notre projet. Il faut aussi que les socialistes cessent de regretter les réformes qu’ils n’ont pas faites quand ils étaient au pouvoir comme de craindre de ne pas tenir demain les engagements qu’ils auront pris. Ayons plutôt la fierté de ce que nous avons réussi dans le passé.
C’est dans cet esprit que François Mitterrand s’est constamment référé aux conquêtes irréversibles du Front populaire, même si celui-ci a fini par se briser sur le mur de l’argent dénoncé par Léon Blum et si lui-même a dû consentir au tournant de 1983. Mais tout au long de sa vie politique il a été porteur d’un projet pour la France et d’une vision de son avenir. Dès la Quatrième République à la tête de l’UDSR, il a combattu par l’écrit et la parole le monde des privilèges et des inégalités sociales avec des accents qui annonçaient ceux du futur leader socialiste. Dès 1948, il s’est engagé pour la construction de l’Europe, qui est demeurée l’un de ses objectifs constants jusqu’à la fondation de l’Union européenne et jusqu’à la création de la monnaie unique. Parlementaire ou ministre de la France d’Outre-mer, il s’est battu avec détermination pour la libération des peuples de l’ancien Empire colonial qu’il voulait garder rassemblés avec la métropole dans une Union française égalitaire. Au parlement puis dans le gouvernement de Pierre Mendès-France en 1954, à nouveau comme député, il n’a eu de cesse jusqu’au 13 mai 1958, et au-delà, de s’élever contre la situation faite à nos compatriotes musulmans en Algérie et de réclamer la fin du système colonial et des réformes hardies, qui seules auraient permis de sauvegarder l’avenir. Au lendemain du coup d’Etat il fut un des premiers avec Mendès-France et avec les parlementaires communistes à refuser son adhésion au régime qui s’installait sur les décombres de la République. Pendant les vingt-trois ans qui ont suivi il a ouvert aux Français à travers quatre campagnes présidentielles et par un combat inlassable des perspectives nouvelles. Il a enfin inscrit dans une vision d’ensemble les réformes des deux septennats.
Depuis la dernière élection présidentielle, nombreux sont ceux qui mettent en avant la question des alliances. Est-ce la bonne méthode?
Louis Mermaz: Cette question est dans toutes les têtes et provoque agitation et confusion dans certains esprits. Mais les alliances pour être efficaces devront répondre à notre projet fondamental. La synthèse, ou le compromis, que nous rechercherons ne devra pas nous faire renoncer à ce qui fonde notre identité. Là aussi François Mitterrand a innové. Dès la première campagne présidentielle, en 1965, il a élaboré une plate-forme – les sept options fondamentales -à partir desquelles les alliances se sont nouées et consolidées et ont abouti à une candidature unique de la gauche. Il a voulu sur cette base rassembler toute la gauche sans exclusive, considérant que le parti communiste, quelque opinion qu’on ait de lui ou du système soviétique, représentait en France une partie importante des forces sociales qu’il fallait rassembler pour l’emporter.
Dès la Quatrième République, il avait fait une analyse différente de celle de Pierre Mendès-France avec lequel il partageait pourtant tant de valeurs. L’ancien président du Conseil avait en effet dès son investiture en 1954, annoncé qu’il ne tiendrait pas compte des voix communistes. François Mitterrand a continué de donner la priorité à la stratégie d’union de la gauche au congrès d’Epinay en 1971. La signature du programme commun de gouvernement, après l’adoption préalable du projet socialiste «Changer la vie», est allée dans le même sens. Malgré les graves difficultés survenues à partir de 1977-1978 avec le PC, il a maintenu le cap, c’est-à-dire la même stratégie, apparaissant, tout en préservant sa liberté d’action, « unitaire pour deux », selon la formule des communistes.
C’est ainsi qu’il s’est trouvé en situation de rassembler, dès le premier tour en 1974 et au second tour à l’élection présidentielle de 1981 tous ceux qui à gauche voulaient le changement. Les renforts nécessaires se sont joints à nous au second tour de 1981 sans que nous renoncions ni à notre projet ni à notre stratégie. Demain les alliances devront être cohérentes avec notre projet -encore faut-il en avoir un -et avec notre stratégie. Ainsi le moment venu serons-nous à même de rassembler d’abord la gauche, expression politique des forces sociales dont nous devons être les défenseurs, et ensuite ceux qui, sans abdiquer leur identité et à l’issue d’un authentique dialogue, accepteront de combattre avec nous la droite sur des bases claires.
Quelle pourrait être la meilleure procédure possible pour désigner la candidate ou le candidat socialiste à la prochaine élection présidentielle? Le PS peut-il y associer sans risque, comme cela est proposé, ses sympathisants?
Louis Mermaz : Depuis l’Université d’été de La Rochelle la direction du Parti socialiste s’est ralliée bon gré mal gré à l’idée de primaires. Celle-ci a fait son chemin du fait de la faiblesse des effectifs du PS dont on n’entrevoit guère la progression. Il semble ainsi difficile à beaucoup de faire décider de l’avenir de 65 millions de personnes par une organisation de 150 000 adhérents qui a vieilli et dont le fonctionnement est aléatoire. Mais de quelle sorte de primaires parle-t-on, les autres partis de gauche étant loin d’être acquis à ce processus? S’il s’agit alors de faire participer à côté des militants socialistes les sympathisants, il reste à définir l’étendue de ce corps électoral d’un genre nouveau, son mode de recrutement et de fonctionnement. Mais surtout, il est indispensable, si l’on veut éviter la dilution et la confusion, que les socialistes définissent au préalable leur projet et leur stratégie. On imagine mal que les candidats à la candidature se présentent aux primaires chacun avec son projet, son programme, sa stratégie, l’œil fixé sur les sondages du moment. C’est dire combien l’entreprise s’annonce ardue et ne peut tenir lieu de panacée, le plus difficile étant que les socialistes se mettent d’accord entre eux sur l’essentiel: le projet et la stratégie.
La crise que nous vivons actuellement donne un certain écho au discours radical des forces d’extrême gauche. Est-ce que cela ne limite pas le champ d’expression d’un parti qui se veut parti de gouvernement?
Louis Mermaz : D’abord nous n’avons pas à courir après les forces que vous qualifiez d’extrême gauche, pas plus que François Mitterrand n’a couru derrière le PSU ou d’autres groupes avant 1965 ou après. Soyons nous-mêmes là aussi en nous gardant de tout esprit agressif et faisons confiance à la sagesse populaire qui nous reconnaîtra le moment venu dans sa diversité et parfois sa radicalité. Lorsqu’il s’agira de choisir entre nous et le pouvoir actuel, les électeurs ne s’y tromperont pas. Tout dépendra de la vigueur de nos propositions.
Le Parti socialiste peut-il réussir en France, conduire une politique conforme à sa vocation dans un environnement européen principalement animé par des forces politiques et économiques de droite?
Louis Mermaz : Les derniers élargissements de l’Union européenne ont introduit un élément de paralysie et renforcé en Europe le camp de la droite. Le non français après le non hollandais lors du référendum de 2005 a aussi provoqué la panne de la construction européenne. On doit déplorer que le parti socialiste, qui après un vote interne, avait choisi de défendre le oui, ait toléré l’indiscipline de plusieurs des siens, ce qui a contribué à l’échec du oui. L’Europe a vu retardée pour un temps illimité la possibilité de devenir à terme une puissance politique. Depuis les divergences en matière de défense et de politique étrangère se sont accrues probablement pour longtemps. L’Europe des peuples dont nous nous sommes longtemps réclamés s’est effacée devant celle des marchands, dont les intérêts trouvent d’ardents défenseurs au sein de la Commission de Bruxelles dominée par la droite. Le désintérêt croissant des électeurs au Parlement européen, surtout à gauche, a ouvert malgré le taux élevé des abstentions un boulevard aux formations de droite et aux tenants extrêmes du libéralisme au détriment des socialistes et des sociaux-démocrates. Ces partis connaissent actuellement, à commencer dans les scrutins nationaux, des difficultés semblables à celles du parti français. Depuis notre responsabilité dans l’échec du oui au référendum de 2005, notre influence au sein du Parti socialiste européen a diminué. Il nous faudra beaucoup de patience et de diplomatie pour tenter de retrouver notre audience, ce qui dépendra également de notre réussite en France. Ne nous cachons pas enfin que nos voisins malgré leur implantation populaire n’ont pas forcément la même analyse que nous du libéralisme et connaissent aussi une crise identitaire. D’où l’ardente nécessité de se parler et de dégager des lignes directrices en matière économique et sociale.
Cette élection n’était-elle pas pourtant une occasion de faire mieux entendre notre différence?
Louis Mermaz : Ces élections n’ont malheureusement jamais beaucoup mobilisé les électeurs et particulièrement les nôtres. Le taux d’abstention a été comme les fois précédentes largement supérieur à gauche. Il faut donc se garder de tirer des conclusions excessives à partir des résultats. Certains médias, avides de sensationnel, se sont précipités pour célébrer le déclin irrémédiable du Parti socialiste et .porter sur le pavois le mouvement écologiste. Des socialistes ont pris l’antienne. Saint-Germain-des-Prés a entonné des oraisons funèbres. Restons sérieux et considérons qu’avec 38% des suffrages, l’UMP et le parti du Nouveau centre ont connu de leur côté de très basses eaux malgré une participation plus forte à droite. En 1994 la liste socialiste aux européennes avait fait moins de 14% des voix et nous avons gagné les élections législatives trois ans plus tard. Cela pour répondre à votre question: non, les élections européennes n’étaient pas pour nous le meilleur moyen de nous faire entendre, même si le parti socialiste a hésité dans sa communication, voulant d’abord obtenir une sanction de la politique du président de la République, préférant ensuite mettre l’accent sur les enjeux européens. Or malgré la publication d’un manifeste commun au PSE, les électeurs ont constaté que les socialistes européens n’avaient pas la même idée du maintien ou non de Barroso à la tête de la Commission. Autant dire que ce scrutin, éclaté en France en plusieurs circonscriptions aux limites souvent arbitraires, fut enveloppé d’un flou qui ne permettait pas vraiment de percevoir sa signification.
Avec les nouveaux moyens de communication, les formes traditionnelles du militantisme ne sont-elles pas condamnées?
Louis Mermaz: Nous devons bien sûr tenir compte de ces nouveaux moyens et savoir en user. C’est indispensable. Cependant tout le monde ne recourt pas à la toile. Les comportements sont différents selon les catégories sociales, selon l’âge. Puis la pratique d’Internet ne remplacera jamais les échanges directs. Dans certaines sections, on a tendance à considérer que l’envoi de courriels supplée le manque de contacts, ce qui conduit au dessèchement des relations entre les individus. Il y a plus grave, lorsque les moyens de communication se développent au détriment du fond. Si les sondages d’opinion dictent le contenu des programmes, il ne faut pas s’étonner que les partis distillent une eau tiède sous des intitulés du type «, Vivre ensemble, Tous ensemble ». Bref, ayons recours aux nouvelles technologies, mais en même temps pratiquons toutes les formes de dialogue. C’est à travers les réunions et les rencontres avec la population, la présence dans les conflits sociaux que la crise attise, les actions pour la défense des libertés, nos relations avec les syndicats qui eux aussi connaissent des difficultés, que nous percevrons le mieux la façon de faire partager nos idées au plus grand nombre et que nous maîtriserons l’art de persuader, cet art indispensable à l’action politique.
Y a-t-il encore dans la période que nous traversons quelques leçons à tirer de l’expérience de François Mitterrand?
Louis Mermaz: La plus belle leçon est sans doute celle qu’il tire lui-même à la fin de sa vie à la dernière page des Mémoires interrompus: « Je crois pour demain comme hier à la victoire de la gauche à condition qu’elle reste elle-même. Qu’elle n’oublie pas que sa famille, c’est toute la gauche. Hors du grand rassemblement des forces populaires, il n’y a pas de salut. Il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais de dynamique de victoire. (…) Bien sûr je reste lucide. Je suis conscient des rapports de force — et j’ai dit jadis que la droite était politiquement majoritaire dans ce pays. Il y a en effet des moments, des circonstances où il faut élargir son assise en posant de nécessaires accords d’états-majors. Mais tout cela ne se fait qu’après qu’une stratégie de gauche a été dessinée, une dynamique impulsée. II ne faut donc pas changer de cap: le rassemblement à gauche de toute la gauche. »