Évoquant sa jeunesse dans un long entretien avec Elie Wiesel1, à la question : « Aviez-vous l’ambition d’être un grand écrivain ? », François Mitterrand répond : « Si j’avais eu une ambition, elle aurait été celle-là. Mais je me voyais plutôt dans la peau d’un tribun de la Convention : j’écrivais les discours à leur place. » Cette confession résume le balancement qui a ensuite rythmé une partie de sa vie publique : tribun, il l’a été, avec brio, sans jamais renoncer à la tentation de l’oeuvre écrite.
Sa jeunesse, vécue pour l’essentiel à la campagne, s’est déroulée « dans un autre siècle », selon son propre aveu. Les bruits du monde et les sursauts de l’actualité ne lui parvenaient que d’une façon assourdie et n’étaient commentés autour de lui qu’avec une grande retenue. Dans cette ambiance, les livres d’une bibliothèque familiale relativement bien garnie étaient ses principales fenêtres sur l’extérieur. Il y découvrait surtout les grands auteurs de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Le paysage ne commencera à s’animer vraiment qu’avec son arrivée au collège en tant que pensionnaire. « En seconde, je crois, un professeur me fit connaître la NRF. J’en discutais avec mon vieil ami, Claude Roy, de Jarnac comme moi et qui allait, lui, au lycée d’Angoulême. Que d’éveils, que de conversations ! Grâce à lui, j’entrai dans un monde paradisiaque où le style était roi. »2
« J’ai dû commencer par lire les auteurs qu’on me mettait sous la main : Balzac, Stendhal, Flaubert. Puis dans les années 1930, j’ai opéré des choix grâce à la NRF qui signalait les ouvrages de Gide, Montherlant, Bernanos, Claudel, Mauriac, Drieu la Rochelle… (…) Dans ma jeunesse, quand la mode était aux romans anglais, je lisais Rosamond Lehmann ou Charles Morgan. Plus tard, j’ai découvert Faulkner, Hemingway. Et plus tard – et c’est tellement mieux -, Joyce. »
Ceux qui brisent annoncent ceux qui créent
Cette ouverture ne l’éloignait pourtant pas de ce qui était une des bases de l’éducation à cette époque : l’étude du latin.
« J’aimais beaucoup le latin, qui a beaucoup contribué à la formation ou à la déformation de mon style, confiet- il à Elie Wiesel, au point même qu’aujourd’hui j’aurais tendance à déplorer que le latin fût si peu enseigné, parce qu’il me semble que le français, proche dans son rythme du rythme latin et dont nombre de mots trouvent leurs racines dans le latin, a été déconnecté de ses origines et s’est ainsi appauvri. (…) J’apprenais par coeur des passages entiers d’Horace ou de Virgile, je les décomposais, je les découpais d’après les rythmes latins presque mécaniquement. »3
« Élevé dans la culture classique où la composition et la récitation latine ordonnaient le nombre et la phrase, précise-t-il encore dans L’Abeille et l’architecte, cela a structuré mon langage. Trop parfois : j’ai conscience qu’il faut briser le moule. Ceux qui brisent annoncent ceux qui créent. »4
Dans le tumulte du Quartier latin
1934 : il monte à Paris pour entrer à l’université. Il est difficile de bien se représenter aujourd’hui la place qu’occupait alors la littérature, cette étrange passion nationale, dans la société française. Elle était alors accompagnée de ses cohortes de prêtres et de gendarmes. À la moindre étincelle elle devenait affaire d’État, traversant, stimulant ou simulant un débat politique portant sur l’essence et l’existence de la communauté nationale. En son nom, dans cette arène si particulière, les interpellations, les applaudissements et les condamnations fusaient sans ménagements. À la sortie de la Grande Guerre, dans les incertitudes qui marquaient le destin français, ce jeu ancien s’était violemment exacerbé.
Au moment où il arrive à Paris, où il découvre le tumulte du Quartier latin, l’étudiant François Mitterrand ne peut pas passer à côté de ce bouillonnement.
« J’avais deux idées-forces en tête, raconte-t-il dans L’Abeille et l’architecte. L’une était d’aller au Vel’ d’Hiv’, temple des courses cyclistes. (…) Mon autre idée était de rencontrer les écrivains que, pour des raisons qui n’ont pas toutes résisté au temps, j’admirais. Quand j’écris “ rencontrer ”, on me croira si je précise que mon ambition se bornait au désir de les voir et de les entendre sans être connu d’eux. Je me rendis ainsi à la Mutualité où Gide, Malraux, Benda, tenaient des meetings antifascistes, à “ l’Union pour la vérité ” que fréquentait Bernanos, au Collège de France pour les leçons de Valéry. L’un des personnages qui m’intrigua, qui m’intéressa le plus fut Julien Benda. Avec son allure de gros chat angora, sa façon d’être et de s’exprimer n’éveillait ni sympathie ni chaleur. Mais l’exigence intellectuelle, l’absence de tout effet, de tout accent, le refus d’entraîner l’adhésion autrement que par la rigueur intérieure du discours fascinaient. »2
« J’ai connu bien des camarades qui avaient une sorte de génie pour, trois mois après leur arrivée à Paris, confie-t-il dans la même période à Pierre Boncenne, entrer dans l’intimité des écrivains qu’ils admiraient. Je n’avais pas ce don-là : trop de timidité, pas assez d’entregent. Je me contentais donc d’écouter. »[« Lire », [interview par Pierre Boncenne.]]
S’il se tient à distance, remué seulement par sa curiosité, il en est un qu’il approche pourtant directement : François Mauriac.
« Mauriac était un de nos proches, par la terre et par l’esprit. Ami de ma famille, il fut l’un des “correspondants” fournis par ma mère que j’allai voir quand je débarquai à Paris. Je l’ai bien connu et aimé et lui garde de la tendresse. »
David contre les « géants »
Au mois de juin 1936, il rencontre un certain Jean Delage qui « suit » le monde étudiant pour L’Écho de Paris, journal national-barrésien dirigé par Henri de Kerillis. La rubrique à laquelle il lui propose de collaborer a déjà vu paraître les signatures de Jacques Isorni, Jean-Jacques Gauthier et Louis-Gabriel Robinet.
Peu après, en janvier 1937, François Mitterrand publie un article dans la Revue Montalembert dont le titre, Les Géants fragiles, signale le ton. Il est sévère pour les auteurs les plus en vue de la période : Paul Valéry, Maurras, André Gide, Jean Giraudoux. Même l’ami de sa famille, François Mauriac, y est sévèrement égratigné. Il n’y épargne que Paul Claudel et Francis Carco. Il théorise ce qu’il pense être la véritable littérature, lui assignant même une fonction dans la société :
« Le but d’une oeuvre littéraire est d’exprimer un peu de la vérité de l’homme et du monde : sa qualité d’expression nécessitant une forme soumise à ses propres règles, et sa qualité de vérité nécessitant une connaissance approfondie des données humaines. Il faut donc allier ces deux nécessités souvent contradictoires, car si la vérité contient d’immenses ressources d’art, ces ressources ne peuvent s’exprimer que par des modes subtils. C’est là l’origine de la lutte entre le mot et la pensée, car la pensée, pour devenir oeuvre, doit se réduire en mots, eux-mêmes coordonnés en phrases assouplies, nombrées et rythmées. À cette réduction s’achoppent la plupart des auteurs, ceux qui n’ont pas la possibilité créatrice. Pour un écrivain qui subordonne le mot à la pensée, combien ramènent la pensée au mot ! (…) Si l’on considère les oeuvres des plus célèbres auteurs de notre temps, on perçoit quelle fragilité se cache sous le masque de la puissance ou de la beauté : cette fragilité découle du manque de vie, lui-même provenant de l’absence d’un sentiment pur, d’une passion vraie. Aussi ces oeuvres sont-elles passives, car l’homme ne s’y retrouve que pour mesurer ses grimaces ou pour disséquer ses élans. (…) À vouloir examiner la vie, on la tue, la décomposition de son mouvement l’arrête, le commentaire de son domaine épuise son objet. La concurrence du mot et de la pensée rend l’effort stérile, et la pensée victorieuse se met à tourner en marge du monde : ainsi l’esprit sait l’existence du coeur et ne peut battre à son rythme. »5
De grands écrivains se sont trompés de genre
Face aux « géants » fragiles de son temps, il ne craint pas d’affirmer sa manière de voir : « Si la littérature était raisonnable, elle limiterait son royaume. »
Cette idée de ce que devait être, à ses yeux, la littérature et ceux qui la servent ne le quittera jamais. Bien sûr, il affinera par la suite son propos. Il l’enrichira de son expérience personnelle d’écrivain et de ses nombreuses rencontres avec des auteurs remarquables. Quand, cinquante ans plus tard, Elie Wiesel lui demande sa définition de la littérature, il revient très naturellement à son premier énoncé, sur un ton assagi, beaucoup moins péremptoire :
« C’est l’acte d’écrire, et cela mérite le beau nom d’oeuvre littéraire lorsque certaines qualités de langue, de style, de forme s’ajoutent à la qualité du fond. Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’il n’y a pas une, mais des littératures. Personnellement, je ne me sens pas attiré par la littérature romanesque, dont je suis pourtant un fervent lecteur. Beaucoup d’écrivains, qui auraient pu être de grands écrivains, se sont trompés de genre : ils se sont obstinés à écrire des tragédies quand ils auraient dû écrire des romans, des comédies quand ils auraient dû écrire des tragédies, des contes ou des fables quand ils auraient dû écrire des essais philosophiques. Se trompant sur leur vocation, ils ont raté du même coup leur destin. »2