Au moment où François Mitterrand prononce ce discours devant la 26ème conférence générale de l’Unesco, le jeudi 15 octobre 1991, les principaux éléments qui ont structurés le rapport de force entre l’Est et l’Ouest, durant un demi siècle et à travers l’ensemble des continents, se sont évanouis.
Si le cadre dans lequel s’était installée la guerre froide, puis la politique de détente entre les deux blocs, puis à nouveau une courte période de tension commence à s’effacer, les nouvelles règles du jeu international ne sont pas encore fixées. Les conflits demeurent mais leur échelle d’interprétation manque encore.
C’est ainsi que les USA (à la tête d’une coalition habilement composée) a pu intervenir au Moyen-Orient contre l’Irak avec l’assentiment de Moscou qui n’a plus les moyens ni même la tentation de s’y opposer.
Cette guerre proprement dite, avec l’opération « Tempête du désert » à laquelle a participé la France (« opération Daguet ») au sein d’une armada regroupant trente quatre pays a tenu les opinions publiques en haleine. Après une opération aérienne de près de six semaines, elle s’est achevée au terme d’une offensive terrestre de quatre à cinq jours avec la défaite de l’Irak. Pourtant, ceci posé, les alliés sont demeurés l’arme au pied : ils ont décidé de ne pas marcher sur Bagdad. L’armée irakienne a riposté en sabotant de nombreux puits de pétrole. Si la guerre est terminée, la région n’en a pas fini de s’embrasser avec le massacre par l’armée irakienne des kurdes, au nord, et des chiites qui se sont révoltés contre le régime baasiste, au sud.
Du côté de l’URSS, la situation est souvent difficile à interpréter. Il est ainsi de la crise qui vient seulement de se dénouer dans les pays baltes. Les populations de ces trois pays, sans doute inspirées par le nouveau discours de Moscou, s’autorisent des manifestations qu’elles n’auraient pas osées quelques années plus tôt. Le Kremlin, en cohérence avec ses intentions proclamées et les quelques innovations pratiques institutionnelles qui l’accompagne, rechigne dans un premier temps à employer la force militaire. Puis au bout de deux mois, en janvier 1991, les bâtiments stratégiques, en particulier les sièges des télévisions des trois capitales, sont pris d’assaut par les troupes du ministère soviétique de l’Intérieur. Les civils qui se sont massés autour de ces sites pour faire obstacle à cette intervention sont aisément balayés mais quatorze personnes sont tuées et une centaine sont blessées.
Après un temps de silence et de flottement, à partir de février des consultations officielles ont été organisées. Elles ont mis en évidence la forte mobilisation des Baltes en faveur de leur indépendance : 90% en Lituanie, 77% en Estonie et 73% en Lettonie. Le temps des incertitudes s’agissant des visées et aussi de la solidité de l’empire soviétique se prolonge.
Jusqu’au mois d’août marqué par la tentative de putsch des tenants de la ligne dure de son appareil. Une tentative qui, si elle a échouée, a fragilisé davantage encore le pouvoir central. Les trois pays baltes tentent alors le tout pour le tout et proclame leur indépendance politique. De nombreux pays occidentaux la reconnaissent immédiatement. Nous ne sommes alors qu’à trois mois de la disparition effective de l’URSS.
Peu avant ce rendez-vous de François Mitterrand à l’Unesco, tous les regards sont également tournés vers les Balkans : comme le lui permettait la Constitution de l’Etat yougoslave, la Croatie a déclaré son indépendance, le 25 juin. L’armée dirigée par Ratko Mladić, agissant au nom de l’unité yougoslave et se proclamant défenseur des intérêts serbes, a immédiatement déclenché les hostilités en l’envahissant. Forte de cet appui, un territoire qui se désigne comme Région autonome serbe de Krajina étend son territoire jusqu’à atteindre environ un tiers de la superficie de la Croatie. Deux mois plus tard, le 19 décembre, cette « Région autonome » se transforme en « République serbe de Krajina ».
Au milieu de tous ces tumultes, l’espoir conserve cependant sa place, ci et là. Pour le Cambodge, par exemple, sur le sort duquel se penche la communauté internationale. A Paris,au moment où François Mitterrand prend la parole, on s’active pour la réussite d’une conférence qui devrait mettre un terme à de longues années de souffrances. Elle se conclura sur un accord qui permettra d’organiser des élections sous le contrôle de l’ONU.
C’est cette même période qui voit l’élection de Nelson Mandela comme président de l’ANC récemment légalisée. Le système d’apartheid a commencé d’être démantelé. La pression internationale dans laquelle la diplomatie française a été une des plus fermes et des plus constantes a joué un rôle dans ce résultat un rôle de premier plan.
En dépit des dangers qui demeurent, François Mitterrand voient dans tous ces bouleversements l’opportunité pour les peuples et les Etats de se saisir d’une chance décisive, celle qu’offre la démocratie. Il appelle à faire fructifier ces libertés nouvelles, quand bien même celles-ci seraient parfois maladroites dans leur première expression.
Discours prononcé par François Mitterrand devant la 26ème conférence générale de l’Unesco, le jeudi 15 octobre 1991.
« En cet instant se retrace dans ma mémoire l’histoire de l’Unesco depuis qu’après la Première Guerre mondiale naquit la commission de coopération intellectuelle internationale qui ne prit une forme institutionnelle qu’en 1945.
1945 : songeons à ce qu’était le monde à cette époque. La guerre la plus meurtrière de l’histoire venait de s’achever. C’était le temps alors de toutes les ambitions. Les bases d’une organisation des Nations unies ont été jetées, et l’on songe aujourd’hui, on n’y pensait sans doute pas naguère, à l’interrogation de Paul Valéry à l’intention de Salvador de Madariaga : que serait une Société des nations sans une société des esprits ?
En effet quelle espérance, Mesdames et Messieurs un lieu où prendraient formes l’idée d’un droit à la culture ainsi que des projets internationaux d’échanges et de coopération entre les grandes civilisations ! Et bien ce lieu il est ici, et vous vous rassemblez pour justifier l’ambitieuse entreprise.
Les hommes et les Etats réapprennent à se parler…
Certes, au dialogue ouvert entre femmes et hommes de bonne volonté s’est trop souvent substituée depuis lors ce qu’on appelle la langue de bois de ceux qui parlent sur ordre ou au nom d’un ordre. Et bien malgré tout, quarante-six ans après, même si des crises douloureuses éclatent encore à travers le monde, les hommes et les Etats réapprennent à se parler. En deux ans, les murs se sont effondrés, des prisons ouvertes, des esprits libérés, tandis que resurgissent en même temps des nationalismes anciens souvent oubliés, des antagonismes nouveaux, des fanatismes enfouis, des racismes qu’on avait crû disparus.
Face à ces contradictions, seule la réconciliation des hommes par le respect de l’autre et le partage de la pensée sauront nous préserver du pire. Je pense qu’après tout cette réponse s’appelle la démocratie.
Démocratie qui suppose le refus de l’irrationnel et la reconnaissance des identités. Refus de l’irrationnel, celui-ci nous interdit d’abdiquer devant les fanatismes de toutes sortes que l’on retrouve sous toutes les latitudes, dans toutes les civilisations. La reconnaissance des identités exige que soit respecté l’équilibre toujours difficile et cependant nécessaire entre les groupes humains, les ethnies qui constituent les peuples, les peuples qui font les nations, les nations qui font la société internationale.
Une seconde chance…
Or, une seconde chance nous est offerte. Nous vivons maintenant comme une autre après-guerre : celle qui nous a fait sortir du monde coupé en deux et des blocs militaires.
Léon Blum l’avait affirmé en 1946, je le cite : « On attend de l’Unesco deux résultats qui ne sont nullement incompatibles, bien au contraire: d’une part des initiatives précises, méthodiques, progressives dans un certain nombre de domaines techniques essentiels et d’autre part, une action d’ensemble sur la condition spirituelle des peuples et des individus ».
Au-delà des programmes sur lesquels vous travaillez, votre véritable objectif n’est -il pas de renouer avec la société des esprits que j’évoquais pour commencer ?
II serait impensable que l’Unesco ne puisse constituer ce forum qu’elle a pour mission d’être, pour traiter l’ensemble des grands problèmes de civilisation du monde contemporain. II serait impensable que l’Unesco ne soit pas pleinement ce pourquoi elle a été faite et c’est pour quoi vraiment, j’appelle en tant que pays hôte de l’Unesco l’ensemble des Etats à venir rejoindre aujourd’hui cette forte puissance mondiale de la pensée et de la création que vous entendez aujourd’hui représenter.
Les problèmes fondamentaux
de cette fin de siècle:
l’environnement,
le devenir de la ville,
le sort des minorités,
l’apprentissage de la démocratie…
Le temps de la responsabilité intellectuelle et culturelle des Etats et des peuples est revenu. Réapprenons à penser, à travailler ensemble. Non plus seulement, en de simples colloques aussi intéressants et fructueux qu’ils soient mais en constituant une enceinte responsable capable de proposer des lignes de conduite et de prendre des engagements au nom des Etats qui s’y retrouvent.
Pourquoi ne pas aborder directement et par vous-mêmes les problèmes fondamentaux, ceux de cette fin de siècle : l’environnement, le devenir de la ville, le sort des minorités, l’apprentissage de la démocratie et bien entendu la définition d’une nouvelle coopération culturelle Nord-Sud, généreuse, efficace, en un mot : exigeante.
Car le vent de la liberté n’a pas seulement soufflé sur l’Est. Au Sud aussi, de plus en plus nombreuses sont les voix qui s’élèvent pour réclamer davantage de dialogue, de responsabilité, davantage de droits.
Je me réjouis de ces revendications ; elles portent en elles les germes du renouveau. Mais il faut le répéter partout, le répéter sans cesse, comme je m’efforce de le faire moi-même : la liberté est indissociable du développement. On ne bâtit pas la démocratie, le progrès sur la misère et l’injustice.
Or le poids de la dette, l’effondrement des matières premières, la dégradation de l’environnement s’aggravent chaque jour et aggravent en même temps une situation déjà insupportable.
L’approfondissement du savoir,
l’essor des connaissances,
le développement de l’éducation…
Dans tous ces domaines, vous connaissez l’action de la France et c’est vrai qu’au cours de ces dernières années, la plupart des initiatives ont été prises par notre pays, ont été partagées par lui, afin d’alléger tous ces poids sous lesquels ploient l’énergie, le courage et la vie des hommes sur la terre. Mais vous avez une ambition particulière, l’approfondissement du savoir, l’essor des connaissances, le développement de l’éducation qui sont à la source même, précisément, de tout développement, en même temps que de la démocratie, puisqu’il s’agit de la prise en main de leur destin par les citoyens.
Le droit à l’éducation reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’homme demeure encore lettre morte pour une part importante de l’humanité. Près d’un milliard d’adultes, dont les deux tiers sont des femmes, demeurent analphabètes ; plus de 100 millions d’enfants, dont une majorité de filles, n’ont pas accès à l’enseignement primaire; de 10 à 20 % de la population ne maîtrise pas les mécanismes élémentaires de la lecture et de l’écriture, même dans les Etats industrialisés. Et cette situation s’est alourdie au cours des dix dernières années.
Comme l’a rappelé la conférence mondiale sur l’éducation pour tous, tenue en Thaï lande l’année dernière, c’est, au sein du système des Nations unies, à l’Unesco, qu’incombe très particulièrement la responsabilité de l’éducation, et c’est donc à votre organisation qu’il appartient au premier chef d’apporter la réponse.
Vous le ferez d’autant mieux, Mesdames, et Messieurs, que vous vous concerterez avec les différentes institutions internationales qui interviennent dans ce domaine, les organisations non gouvernementales ainsi que les grandes fondations ou institutions d’aide bilatérale.
Encore faut-il que l’Unesco elle-même s’en donne les moyens, ou qu’elles les ait.
L’ambitieuse réussite
qu’exige le sort de l’humanité.
Qu’elle soit par son expérience, par sa qualification, par sa ténacité, ce pôle d’excellence dont l’autorité s’impose et s’imposera pour susciter autour d’elle l’engagement de la Communauté internationale toute entière. C’est ce que je voulais exprimer il y a un moment en faisant appel à celles et ceux qui ne sont pas encore, qui ne sont plus parmi vous et qui devraient, tous ensemble, s’engager dans l’ambitieuse réussite qu’exige le sort de l’humanité.
Les événements de ces dernières années sont là pour le démontrer : les hommes de science et de culture précèdent souvent les autres et en particulier les responsables politiques ou du moins les inspirent pour leur indiquer le chemin.
Enfin, la France salue les efforts entrepris par vos responsables, par votre directeur général, M. Federico Mayor. Elle nourrit pour vous et pour votre organisation les plus grandes ambitions, et se déclare prête, elle, la France, à contribuer de son mieux aux grands débats qui vous attendent.
Je n’ai que peu parlé de vos programmes. Cependant comment ne pas citer, en ce moment et ici, la restauration en cours des sites d’Angkor au moment où renaît, après tant d’épreuves, la nation cambodgienne dont la pleine autorité internationale sera reconnue, à Paris, la semaine prochaine ?
L’universalité,
dans l’espace,
dans le temps et dans le savoir…
Mesdames et Messieurs, vous êtes l’universel. Je le répète, votre vocation c’est l’universalité, dans l’espace, dans le temps et dans le savoir.
Plus que jamais, l’humanité se cherche des points de repères. Vous êtes là pour les lui fournir.
Je suis convaincu que cette 26e Conférence générale de l’Unesco vous permettra d’avancer, de façon décisive, dans cette voie.
C’est pourquoi, au nom de la France, heureuse de vous accueillir à Paris, je vous exprime mes voeux de bienvenue en même temps que mes voeux de plein succès pour vos travaux.»