Dans son ouvrage, p. 156, François Cusset fait le procès de François Mitterrand pour avoir utilisé le terme de “seuil de tolérance”. Une preuve irréfutable, selon l’auteur, de la xénophobie ambiante de ces années où dominent un « inconscient islamophobe », y compris à l’Élysée. Arrêtons-nous sur cette affirmation.
François Cusset fait référence à une émission du 10 décembre 1989 où quatre journalistes interrogent le Président, notamment sur l’immigration. Au-delà de la formule “seuil de tolérance” que dit exactement le Président de la République ? Que les immigrés sont les bienvenus en France et qu’ils doivent être protégés par le droit français. Qu’il faut refuser l’immigration clandestine, que des expulsions auront donc lieu mais que tout individu a des droits. À cet égard, il affirme ne pas regretter la suppression des lois Pasqua. Il indique qu’un immigré clandestin de longue date doit voir sa situation « réglée. » Qu’il faut punir, sévèrement, les « industriels de la misère des immigrés […] nouveaux esclaves modernes. » Que des difficultés existent dans certaines villes du fait de la ghettoïsation des populations d’origine immigrée, mais que l’école, le logement social, le salaire et, le moment venu, le droit de vote, permettront in fine l’intégration au sein de la société française. Il indique par ailleurs que l’amalgame fait par certains entre fanatisme religieux et communauté musulmane est dangereux, qu’il n’y a pas à s’alarmer des quelques cas de foulards dans les écoles, qu’il a confiance dans la laïcité. Enfin, il dénonce certains propos racistes de Jean-Marie Le Pen. Faut-il vraiment voir dans ces propos le témoignage d’un « inconscient islamophobe » ? Qu’en est-il de l’expression “seuil de tolérance” ?
C’est Christine Ockrent qui utilise cette expression au moment où elle interroge le Président. Il est alors question des chiffres de l’immigration. Le Front national mène alors campagne sur le thème d’une France soumise à l’invasion ; campagne relayée par la droite parlementaire. La journaliste demande au Président s’il retient cette notion de seuil. Tout en refusant de se prononcer sur le « caractère moral» de l’expression, François Mitterrand en revient au chiffre. Il indique que, selon lui, « le seuil de tolérance a été atteint dès les années 1970 où il y avait déjà 4 100 000 à 4 200 000 cartes de séjour à partir de 1982. » La phrase a choqué – et pas seulement quelques milieux communautaires comme le laisse entendre François Cusset – mais pour peu que l’on se réfère à la suite du texte, il est clair que, dans l’esprit du Président, comme dans celui des journalistes, il est question ici, et uniquement, du nombre de cartes de séjour. Le Président indique à cet égard que ce chiffre est stable et qu’il n’y a donc pas lieu de s’alarmer du niveau d’immigration dans le pays.François Mitterrand revient au moins à trois reprises sur cette question. Les 12 et 27 janvier 1990, le 14 juillet 1991.
À chaque fois, plutôt que de confirmer cette terminologie – ce qui confirmerait la thèse de Cusset –, le Président va au contraire la récuser. « J’ai parlé de “seuil de tolérance” parce que la question m’avait été posée. Mais un débat avec quatre journalistes va vite et ma réponse a été trop elliptique. “Le seuil de tolérance” est une notion trop vague pour n’être pas suspecte. J’ai simplement constaté qu’en réalité le nombre d’immigrés en France disposant d’un titre de séjour et donc acceptés par les instances administratives était à peu près constant depuis quinze ans. Ce qui relativise les irritations d’une opinion exaspérée par telle ou telle situation particulière et chauffée à blanc par des campagnes démagogiques » ; « sur le plan moral, c’est une expression qui n’est pas la mienne […] c’était une réponse que je croyais apporter à tous ceux qui pratiquent le racisme et l’exclusion en prétendant qu’aujourd’hui, en 1989 nous serions complètement débordés par le flux migratoire qui arriverait de toutes frontières ; je leur ai dit qu’en fait depuis quinze ans, ce fameux flux migratoire est resté pratiquement le même » ; « [le seuil de tolérance est une expression] que j’ai maladroitement reprise lors d’un débat auquel vous participiez, mais qui ne correspond pas du tout à l’idée que je m’en fais, c’est une expression que je récuse. »