François Mitterrand doit nombre de ses succès politiques à ses éminentes qualités de tribun. À bien d’autres, ce talent aurait paru suffisant. Il n’empêche : le besoin d’écrire l’a constamment habité. Hésitation entre deux genres ? Recherche d’un prolongement, d’un affermissement de la pensée au moyen de l’écriture? Il est clair qu’il ne s’est jamais résolu à n’exister qu’à travers une seule de ces formes d’expression. «J’ai écrit ; j’ai beaucoup plus parlé. Sans doute parce que entre l’acte de penser et celui d’écrire il y a un immense fossé et que parler semble plus facile. Entre le moment où une pulsion nous pousse à écrire et celui où on écrit, la pensée se glace, les choses se figent et perdent de leur éclat. Toute la difficulté consiste à retrouver, par le travail et la réflexion, cet éclat. Cela n’est possible que dans la sérénité, la paix avec soi-même. »
Entre la création et l’action
Durant toute sa carrière, François Mitterrand a écrit près d’une vingtaine d’ouvrages : essais, chroniques, pamphlets. Cette abondante production signale le besoin d’un aller et retour permanent entre la création et l’action.
« À Paul Guilbert, du Quotidien de Paris, qui m’interroge, note-t-il dans L’Abeille et l’architecte : “ Êtes-vous un écrivain rentré ou un politique par dépit ? ” Je réponds : “ Je suis un homme politique. Sans doute avais-je plus de goût pour l’action. Écrivain, je n’aurais pas été un écrivain d’imagination. J’observe. J’écris. J’aime ce qui est écrit. La langue, la philologie, la grammaire. La vraie littérature naît, je le crois – je l’ai déjà noté -, de l’exactitude du mot et de la chose. Je préfère celui qui sait dire exactement ce qu’il a vu et ressenti à celui qui vaticine en forçant sur ses impressions.” »
« Si j’avais été un écrivain… »
Il n’empêche. François Mitterrand n’aborde jamais l’art d’écrire comme une simple technique promotionnelle de son projet politique. L’idée de se mettre en avant par un ouvrage principalement rédigé par des « nègres » – procédé courant dans le milieu politique, de plus en plus – lui était étrangère.
« Je ne me pose pas en écrivain. Je m’efforce simplement de connaître et de bien écrire ma langue. Si j’avais été un écrivain, j’aurais consacré ma vie à écrire ; l’action absorbant la plus grande partie de mon énergie, c’est donc que je n’en avais pas la vocation. Je ne sais si Balzac a eu d’autres occupations que l’écriture, mais, quand on me parle de littérature, je crois être assez lucide sur moi-même pour savoir quelles sont mes limites. »
Il avoue fréquemment la peine qu’il se donne pour parvenir à un résultat digne de ses lecteurs et de sa réputation.
« Je suis minutieux, c’est-à-dire que je travaille beaucoup. J’aurais pu publier L’Abeille et l’architecte à la fin de 1977. Il avait un volume suffisant pour l’être. Mais, comme je l’avais fait pour La Paille et le grain, j’ai mis le livre de côté parce que je voulais le lire à tête reposée. Et en le relisant, trois mois plus tard, j’ai aperçu de multiples fautes, des à-peu-près, et dépisté ce qui me déplaisait avec la même acuité que si j’avais lu le livre de quelqu’un d’autre. Je n’aurais pas pu le lâcher à mon éditeur dans ces conditions, c’eût été impossible. »
S’agissant de son style, il ne se pose pas en novateur. Il tire même un certain orgueil de son classicisme. Ses modèles sont à chercher très en amont, dans les lectures de sa prime jeunesse. Sans doute a-t-il le sentiment, en coulant sa pensée dans cette forme exigeante, de s’approcher du fond de ce qui a donné à la langue française un rayonnement exceptionnel.
« Par son rythme, mon écriture est un peu provinciale, le style de gens pas pressés et formés par des études classiques – comme on disait au temps de ma jeunesse -, c’est-à-dire par la structure latine. Cela donne à la langue un mouvement un peu ample avec le risque permanent d’un ennuyeux académisme. Je dois m’en méfier, je le sais. »
Il est difficile de bien interpréter cet aveu : fierté, modestie feinte ou appréhension d’être jugé selon les critères des modes de la création contemporaine ?
Une respiration
L’écriture est sans doute la seconde vie – tout aussi essentielle que la politique – dont il a besoin pour supporter les difficultés de l’entreprise de conquête du pouvoir dans laquelle il s’est lancé à partir des années 1960. L’écriture est une respiration. Elle absorbe les détails et les aléas du temps.
« J’écris lorsque je ne suis pas absorbé par ma vie politique. On ne peut écrire sans l’unité de l’esprit, que seule rend possible l’unité du temps. Or, le plus souvent, l’action m’empêche de trouver une sérénité intérieure suffisante. L’écriture, la réflexion devant une feuille de papier, une plume à la main, exigent du temps. La fatigue, l’accumulation des responsabilités, trop d’énergie dépensée à autre chose font qu’il ne m’est pas toujours facile d’en dégager. Il y a un temps pour l’action et un temps pour l’écriture. Il est néanmoins possible de les réunir dans des oeuvres de circonstance : allocutions, notes adressées à mes collaborateurs, préfaces à des ouvrages. »
L’écriture devient alors un refuge, une manière d’être à part.