Intronisé officiellement le 24 mai 1981 comme candidat à la Présidence de la République par le Congrès socialiste réuni à Créteil, François Mitterrand était désireux d’échapper le plus longtemps possible à la pression des médias relayant les attaques incessantes du camp giscardien.
D’où l’idée du voyage en Chine qui allait lui fournir pendant une dizaine de jours un horizon tout différent. Horizon qui ne lui était pas inconnu puisqu’il avait déjà effectué vingt ans plus tôt un séjour en Chine au cours duquel il avait eu une longue rencontre avec Mao Zedong et qu’il avait relaté dans un livre « La Chine au défi » (Julliard, 1961).
Le dimanche 8 février, je retrouve donc dans le hall de l’aéroport de Roissy François Mitterrand, Lionel Jospin, Gaston Defferre, Jean-marie Cambacérès (qui sera notre interprète), Serge Moati et son équipe et la trentaine de journalistes et techniciens qui vont accompagner la délégation socialiste. Je suis là au double titre de « L’Unité » et du groupe socialiste du Parlement européen qui a accepté de financer une part de mon voyage.
Nous allons donc passer huit jours en Chine, essentiellement à Pékin avec notamment une escapade à Qu Fu, la ville de Confucius. Ce n’est évidemment pas en un si court laps de temps que nous pouvions tout comprendre de cet immense pays. Mais, à plusieurs reprises, les entretiens avec les dirigeants ne manquèrent pas de nous étonner. Ainsi, par exemple, Li Xannian, l’un des vice-présidents du Comité central et spécialiste de l’économie expliquant à François Mitterrand : « Notre pays est si vaste que nous avons nous-mêmes bien du mal à connaître la situation exacte. » Les mots « tâtonnements » et même « erreurs » revenaient souvent dans la bouche de nos interlocuteurs. Deng Xiaoping lui-même n’hésitait pas à évoquer les erreurs de Mao, la plus grave étant d’avoir voulu aller trop vite en économie avec le « Grand bond en avant » de 1957 et d’avoir « surestimé le rôle de la lutte des classes par rapport aux réalités économiques ». D’où la nécessité d’un réajustement, c’est-à-dire d’une politique destinée à réduire l’inflation et le déficit budgétaire et à rétablir une économie équilibrée, ce qui, nous disait-on, demanderait au moins dix ans et peut-être davantage.
Sur le plan politique, il était clair que le grand débat ouvert au sommet après la mort de Mao en 1976 était loin d’être achevé, le Congrès du parti étant d’ailleurs retardé dans la mesure où Deng Xiaoping, devenu pourtant à 75 ans l’homme fort du régime, n’était pas certain d’y trouver une majorité.
D’autres rencontres nous ont laissé penser que la population était moins intéressée par ces débats que par le souci de voir s’améliorer les conditions de vie qui restaient précaires. Ce que j’ai vu au cours de ce séjour dans les rues des vieux quartiers de Pékin, dans celles de Tsi Nan, la capitale de la province de Shandong ou de Qu Fu, m’a en effet montré l’image non pas de la misère que l’on rencontre dans certains pays d’Afrique noire ou dans les bidonvilles d’Amérique latine mais d’une incontestable pauvreté.
J’ai rencontré des Chinois correctement habillés, hommes et femmes de manière uniforme, des enfants apparemment bien nourris, des maisons en dur mais sommaires où toute une famille s’entassait dans une pièce unique. Le salaire moyen à Pékin, l’équivalent de 180 francs de l’époque par mois, interdisait à la grande masse toutes dépenses non essentielles à la survie qui n’étaient permises qu’à quelques milliers de privilégiés : la « nomenklatura » du Parti communiste, quelques ingénieurs spécialisés et un certain nombre d’écrivains et d’artistes.
A Pékin, où le vélo était roi, avec des transports en commun vétustes et bondés à toute heure du jour, les rayons des grands magasins étaient bien achalandés mais beaucoup plus nombreux étaient les clients faisant la queue devant de petits kiosques où l’on vendait pour quelques centimes un bol de riz ou des boulettes de poisson frit.
Nous avons pu constater aussi l’extraordinaire curiosité des Chinois pour les étrangers, non pas tant à Pékin où débarquaient depuis longtemps déjà des touristes internationaux. Mais à Qu Fu, par exemple, où notre délégation comportait les premiers visiteurs de marque après que la ville où Confucius naquit et prodigua son enseignement il y a vingt-cinq siècles, ait été fermée pendant toute la Révolution culturelle. Echappant à une partie des visites officielles, nous sommes à quelques uns partis à l’aventure dans les rues de cette ville qui nous paraissaient quasi déserte en cette fin d’après-midi.
Pourtant, au bout de quelques minutes, cinq cents personnes au moins nous suivaient et nous entouraient. Les femmes sortaient sur le pas des portes, avec une ribambelle d’enfants, les uns un peu craintifs, les autres, au contraire, s’avançant vers nous. Lorsque nous approchions d’un groupe, les gens riaient aux éclats, seule façon sans doute de communiquer avec nous. Plusieurs se laissaient complaisamment photographier. Au coin d’une rue nous avons découvert un groupe de musiciens qui jouaient sur le rythme obsédant de l’Opéra de Pékin. A la fin du morceau nous avons applaudi et ils se sont précipités vers nous avec un grand thermos d’eau chaude pour nous offrir un verre de thé et nous applaudir à notre tour. Images fugitives mais qui m’avaient laissé le sentiment d’un peuple pacifique et désireux de s’ouvrir vers l’extérieur, ce qui s’est largement confirmé depuis.
Nous n’en avons certes pas conclu que le régime était en voie de libéralisation. A sa demande, François Mitterrand avait pu rencontrer plusieurs intellectuels dont l’écrivain Ai Quing qui avait été emprisonné pendant la Révolution culturelle. Dans un cadre moins officiel cette rencontre aurait pu être passionnante car, malgré une traduction édulcorée par l’interprète chinois, mais que notre ami Cambacérès a pu ensuite nous restituer, plusieurs réponses donnaient à penser que, sauf à épouser strictement la ligne politique, il n’était pas facile d’être en Chine écrivain, poète ou cinéaste. « Cela fait trente et un an que ce n’est pas facile », s’est même risqué à dire Ai Qing. Ce qui n’avait pas empêché l’agence officielle « Chine nouvelle », rendant compte de la conversation, d’écrire que celle-ci avait permis de mettre en lumière le fait que « toutes les conditions existaient en Chine pour le plein épanouissement de la culture ».
La délégation socialiste n’avait évidemment pas à souscrire à de telles affirmations pas plus qu’elle n’avait à partager les thèses chinoises dans le domaine international qui fut pratiquement le seul abordé au cours de l’entretien en tête à tête avec Deng Xiaping et François Mitterrand.
Le dirigeant chinois paraissait surtout obsédé par la nécessité de faire bloc contre « l’hégémonie soviétique » alors que François Mitterrand rappelait que la France est en Europe et que la paix en Europe passait aussi par le dialogue avec Moscou. Il apparaissait cependant que les dirigeants chinois cherchaient à cette époque un interlocuteur en France dans le mouvement ouvrier et que, n’ayant pas de terrain d’entente avec le P.C.F, ils se tournaient vers le Parti socialiste. D’où la qualité, soulignée par tous les observateurs étrangers à Pékin, de l’accueil que François Mitterrand et sa délégation avaient reçu tout au long de ce voyage.
Un mot encore pour narrer l’intermède qui a coupé notre séjour, à savoir trente-six heures à Pyong Yang où nos hôtes nord-coréens faisaient preuve à notre égard d’un souci des détails parfois pittoresques. Nous y avons surtout constaté le contraste entre l’apparente modestie chinoise et l’incroyable culte de la personnalité du « grand leader » Kim Il Sung dont d’immenses portraits ornaient toutes les façades de la ville. Portraits plutôt flatteurs car nous avons pu voir de près qu’il n’avait pas la prestance dont le dotaient les images.
Il nous a reçus pendant trois heures, vantant les mérites de son pays et témoignant d’une assez bonne connaissance de la situation politique en France. En nous quittant et après nous avoir fait remettre à chacun une petite caisse contenant ses oeuvres complètes, il a dit à François Mitterrand: « Je suis heureux d’avoir reçu aujourd’hui le futur Président de la République française ».
Nous sommes peu à savoir que, le 10 mai, l’un des premiers télégrammes de félicitations parvenus à Paris était celui de Kim Il Sung!