« Personnellement, je n’accepte pas que les attentats homosexuels soient réprimés plus sévèrement que les autres, ça me paraît anormal. Il y a là une négation de l’égalité des citoyens devant la loi ; nous n’avons pas à nous mêler de juger les mœurs des autres – d’ailleurs, le groupe parlementaire a déposé un recours au Conseil constitutionnel contre cette disposition législative. »
Ces propos sont tenus par François Mitterrand le 28 avril 1981. Le candidat à la présidence de la République est alors interrogé publiquement par la journaliste du Monde Josyane Savigneau, lors d’un meeting organisé au Palais des Congrès par l’association Choisir, présidée par Gisèle Halimi. L’avocate insiste et questionne de nouveau François Mitterrand sur les discriminations qui pèsent sur les homosexuels :
Gisèle Halimi. Si vous êtes élu, est-ce que l’homosexualité cessera d’être un délit ?
François Mitterrand. Mais absolument, j’en ai pris l’engagement, absolument. L’homosexualité, lorsqu’elle s’expose à la prostitution, à tous les méfaits sociaux, à tous les crimes, doit être réprimée comme tout autre attentat, mais il n’y a pas de raison de juger le choix, c’est dans la loi de la nature, suivant les goûts, peu importe. […] Mais aucune discrimination en raison de la nature des mœurs, pour moi, cela va de soi. J’en ai pris la responsabilité, mais je sais très bien que si l’on parle de cela au niveau des sondages, je sais très bien quelle réponse me serait faite.
Élu quelques jours plus tard Président de la République, François Mitterrand tient ses engagements. Durant les premiers mois de son premier septennat disparaissent les dernières mesures légales discriminatoires à l’égard des homosexuels, ce qui est couramment appelé la « dépénalisation de l’homosexualité ». La plus importante de ces mesures est la présence dans le code pénal d’un article créant un « délit d’homosexualité » : l’article 331 alinéa 2, adopté en août 1942 par le régime de Vichy et maintenu par une ordonnance du Ministre de la justice en février 1945, interdit les relations homosexuelles entre un individu majeur et un individu mineur, c’est-à-dire qu’en 1981, un individu de 18 ans ou plus peut être sanctionné pour avoir eu des relations homosexuelles avec un individu âgé entre 15 et 18 ans, alors qu’il ne l’aurait pas été pour des relations hétérosexuelles. Cet article du code pénal est abrogé par la loi défendue par Robert Badinter et promulguée le 4 août 1982 après plusieurs mois de débats parlementaires. D’autres mesures sont prises dès 1981, comme une circulaire du ministre de l’intérieur Gaston Defferre aux services de police demandant la fin du contrôle des établissements homosexuels et la fin du fichage de leurs clients et l’annonce de la fin de la reconnaissance de la classification de l’Organisation mondiale de la santé selon laquelle l’homosexualité est une maladie mentale.
Étudier la « mise sur agenda » de la dépénalisation de l’homosexualité
Les engagements du candidat François Mitterrand lors de sa campagne et leur réalisation en 1981 et 1982 répondent à quatre ans de mobilisations militantes. Ce sont ces mobilisations que retrace le mémoire Les alinéas au placard, rédigé dans le cadre d’un master 2 de science politique « Politiques publiques et gouvernements comparés » à l’Institut d’études politiques de Lyon. Le travail appartient aux travaux d’analyse des politiques publiques : il interroge la « mise sur agenda » de la pénalisation de l’homosexualité, en travaillant notamment à partir des notions de « fenêtre d’opportunité » et « d’émergence des problèmes publics ». Ce mémoire montre ainsi comment, à la fin des années 1970, la pénalisation de l’homosexualité entre sur « l’agenda politique » et comment l’élection de François Mitterrand constitue une « fenêtre d’opportunité », c’est-à-dire comment l’alternance politique et l’arrivée de la gauche au pouvoir permettent de faire aboutir les revendications des militants homosexuels. Ce mémoire fait appel aux notions « d’émergence des problèmes publics », de « mise sur agenda » et de « fenêtre d’opportunité ». Ces notions importantes de la littérature en science politique renvoient à une interrogation plus générale : pourquoi, à un moment donné, telle « politique publique » est-elle mise en œuvre ? Pourquoi une politique publique précise semble nécessaire pour répondre à un problème ? Quels sont les processus sociaux qui aboutissent à la formation d’un problème ? Il s’agit donc de voir à la suite de quels processus le gouvernement socialiste met en place la dépénalisation de l’homosexualité. La construction du mémoire suit ainsi la typologie élaborée par le politiste John Kingdon. Dans Agendas, alternatives and public policies , le politiste décrit l’arrivée sur l’agenda d’un problème public comme l’activation de trois courants successifs : le courant des problèmes (une situation est désormais perçue par des acteurs comme un problème appelant une réponse publique), le courant des « politics » (le problème est saisi par les membres du champ politique) et le courant des « policies » ou « solutions » (les solutions sont traduites par la mise en œuvre de politiques publiques suite à l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité). Le plan du mémoire reprend les différentes phases décrites par John Kingdon : une première partie s’intéresse à la genèse des revendications de suppression des articles du code pénal ; une seconde à l’entrée de ces revendications dans le champ politique et la troisième à l’élection de François Mitterrand comme fenêtre d’opportunité.
Premières mobilisations en 1977
Cette histoire de la dépénalisation de l’homosexualité s’ouvre en 1977. Non que personne ne l’ait évoquée auparavant : au contraire, Daniel Guérin fait paraître dès 1958 un article sur la répression de l’homosexualité en France dans la revue progressiste la Nef et l’association homophile Arcadie, fondée en 1954, adresse dès la fin des années 1950 des courriers aux parlementaires et aux partis politiques. Mais, en dehors de ces initiatives isolées, la pénalisation de l’homosexualité intéresse peu les mouvements gays des années 1970 : celle-ci est par exemple absente des revendications du FHAR, le Front homosexuel d’action révolutionnaire fondé en 1971, ou des tracts produits par les Groupes de libération homosexuelle qui se créent dans toute la France au milieu des années 1970.
L’année 1977 marque une timide apparition des revendications de dépénalisation dans le mouvement homosexuel. En 1977 est en effet évoquée l’idée de « candidatures homosexuelles », c’est-à-dire de présenter des candidats aux élections défendant des « revendications homosexuelles ». L’initiative apparaît en 1977 à Aix-en-Provence, au sein du Groupe de libération homosexuel local, mais n’aboutit pas ; elle est cependant reprise à Paris en 1978 par le Groupe de libération homosexuel Politique et Quotidien et deux candidats appartenant à la liste homosexuelle « Différence 1978 » se présentent (candidats dans les 6ème et 18ème arrondissements, Jean le Bitoux et Alain Secouet obtiennent respectivement 30 voix, soit 0,11% des suffrages exprimés et 45 voix, soit 0,12% des suffrages). La disparition des contraintes légales pesant sur l’homosexualité n’est cependant pas l’élément le plus important des programmes : les candidatures homosexuelles visent aussi bien à s’adresser aux partis de gauche (pour faire accepter l’homosexualité dans les débat internes aux partis et leurs revendications) et à parler du « vécu homosexuel » qu’à proposer une suppression des articles discriminatoires du code pénal.
C’est également en 1977 qu’un groupe d’intellectuels demande une révision de la législation sur la sexualité. Le noyau de ce groupe est constitué du philosophe Michel Foucault, de l’écrivain Gabriel Matzneff, du philosophe René Schérer, du journaliste et militant Guy Hocquenghem et de l’avocat Alexandre Rozier. Les revendications sont plus larges que la fin de la répression de l’homosexualité : si la suppression des articles du code pénal est demandée, elle cohabite avec des revendications dites « pédophiles », c’est-à-dire la levée de certains sanctions contre les relations sexuelles entre majeurs et mineurs. Deux pétitions sont publiées dans la presse en janvier 1977 (dans Le Monde et Libération) et une lettre ouverte est adressée à la Commission de révision du code pénal formée en 1974. Cette même commission entend, en mai 1977, le philosophe Michel Foucault qui présente les revendications du groupe (une audition jusque là très peu connue mais dont nous avons retrouvé le compte-rendu).
Enfin, en 1979, apparaît un mouvement pour lutter contre les discriminations frappant les homosexuels. Il s’agit du Cuarh, le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle fondé en septembre 1979. Regroupant des membres issus de différents mouvements de l’extrême-gauche, ses premières actions visent à lutter contre les « interdictions professionnelles », c’est-à-dire les personnes empêchées de travailler en raison de leur homosexualité.
« Candidat, souviens-toi, nos voix feront le poids »
Mais l’entrée de la dépénalisation de l’homosexualité dans le champ politique est avant tout due à un homme politique, le sénateur Henri Caillavet. Radical de gauche, membre du Grand Orient de France, ayant travaillé sur de nombreux sujets de société (avortement, droit de vivre sa mort, etc), Henri Caillavet dépose en février 1978 au Sénat une – la première – proposition de loi pour supprimer les articles discriminatoires du code pénal. Cette initiative isolée – Henri Caillavet a très peu de contacts avec les protagonistes décrits précédemment – est fondamentale : c’est elle qui marque l’entrée dans le champ politique du débat sur la pénalisation de l’homosexualité. La proposition de Henri Caillavet est en effet reprise par un amendement du gouvernement lors des débats d’une proposition de loi sur le viol (loi définitivement adoptée en 1980) : le 28 juin 1978, le gouvernement, par la voix de la secrétaire d’Etat à la Justice Monique Pelletier, propose ainsi de supprimer les articles du code pénal, une proposition adoptée par les sénateurs.
À la fin des années 1970, deux « affaires » contribuent également à la publicité de la répression de l’homosexualité. Ces affaires sont utilisées par les militants homosexuels pour faire connaître la situation faite aux homosexuels. La première est « l’affaire du Manhattan », du nom d’un club gay parisien. En mai 1977 des policiers y arrêtent onze personnes. Le journal Libération, qui accorde une place importante aux luttes homosexuelles, explique alors que le procès est « une pierre rose dans l’histoire “gay” ». Comme l’explique le quotidien, « pour la première fois, des personnes accusées d’outrages publics à la pudeur sur personnes du même sexe comparaissaient en correctionnelle et sans complexe, en tout cas sans nier leur homosexualité, et avec la ferme intention de placer ailleurs le débat. » Le procès pour outrage public à la pudeur, à l’automne 1978, est utilisé comme une tribune, à la fois par les avocats, engagés dans cette lutte, par des militants homosexuels, par des journalistes et intellectuels. La seconde affaire est « l’affaire Marc Croissant » : Marc Croissant est un employé de la mairie d’Ivry et membre du Parti communiste, licencié en janvier 1979 en raison d’un courrier adressé au journal l’Humanité dans lequel il dénonce le ton d’un article traitant de l’homosexualité et de la pédophilie. Marc Croissant, en procès contre la mairie, reçoit un large soutien, d’habitants d’Ivry, d’intellectuels (Antoine Spire, Antoine Vitez, etc), de militants homosexuels (avec d’autres cas similaires, l’affaire est à l’origine de la création du Cuarh, le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle), syndicaux (CFDT) et politiques (du PSU, du PS).
Ces affaires, et les nombreux articles dans la presse, accompagnent les débats qui se tiennent à l’Assemblée et au Sénat en 1980. La proposition de Henri Caillavet, adoptée par le Sénat en juin 1978, fait la navette entre les deux chambres en 1980 ; si le Sénat propose de supprimer les mesures discriminatoires, l’Assemblée s’y oppose. C’est autour de ces débats parlementaires que naît véritablement une cause militante. « Candidat, souviens-toi, nos voix feront le poids » affirment les militants. La presse homosexuelle, et notamment le Gai Pied, magazine créé en 1979, y consacre de nombreux articles et s’interroge sur la manière de peser sur le politique : est-il pertinent de déposer un triangle rose dans l’urne, comme le propose l’écrivain Yves Navarre ? Faut-il soutenir un candidat en particulier, comme Coluche ? Quant au Comité d’urgence anti-répression homosexuelle, il multiplie les initiatives : pétition, manifestations (en particulier une grande marche à Paris, le 4 avril 1981, qui réunit 10 000 personnes) et interrogation systématique de tous les candidats aux élections présidentielles. Après avoir reçu des engagements fermes de la part du Parti socialiste et de François Mitterrand, le comité appelle à « battre la droite » au second tour des élections présidentielles.
L’opposition de la droite au Sénat
François Mitterrand élu, les promesses sont tenues. Très tôt, le Cuarh prend contact avec le personnel politique, en particulier les députés et les membres des cabinets ministériels, pour s’assurer de l’issue des mesures. Dès juin 1981, Gaston Deferre, Ministre de l’intérieur, envoie une circulaire aux services de police, tandis que le Ministre de la santé Edmond Hervé annonce la fin de la prise en compte de la classification de l’Organisation mondiale de la santé comme maladie mentale. La suppression des articles du code pénal prend davantage de temps. Les débats parlementaires s’ouvrent à l’Assemblée nationale le 20 décembre 1981. Gisèle Halimi, élue députée en juin 1981, est la rapporteuse du texte que défend à la tribune le Garde des Sceaux Robert Badinter. Au terme de son discours, il affirme notamment qu’« il n’est que temps de prendre conscience de tout ce que la France doit aux homosexuels, comme à tous ses autres citoyens dans tant de domaines. » Mais la proposition de loi se heurte à l’opposition de la droite. À l’Assemblée c’est notamment par la voix du député RPR Jean Foyer qui affirme par exemple que Robert Badiner « veut, en réalité, proclamer l’abrogation d’une morale et l’instauration d’une morale différente », selon le « principe d’une liberté absolument dépourvue de toute entrave et complètement déchaînée » ou qui évoque encore « l’agissement d’un vieillard lubrique qui sodomise un gamin de quinze ans ». Adoptée par l’Assemblée à majorité socialiste, la proposition de loi est refusée par le Sénat qui, lui, est resté à droite, alors même que le Sénat, en 1980, s’était prononcé en faveur de la suppression du délit d’homosexualité. Il faut attendre plusieurs mois de navettes parlementaires pour que l’Assemblée ait le dernier mot : la proposition de loi est adoptée le 27 juillet 1982 et promulguée le 4 août. Une date symbolique : c’est le 4 août 1789 que l’Assemblée nationale révolutionnaire avait aboli les privilèges. Les mouvements homosexuels ont obtenu l’accomplissement de leurs principales revendications, tandis que disparaissent celles dites « pédophiles ».
Des sources variées et inédites
Retracer cette « dépénalisation de l’homosexualité » a été permis par un travail sur archives et par entretiens. Des archives aux statuts divers ont été consultées. Ce sont des archives publiques et notamment les archives du Ministère de la justice à Fontainebleau (les archives de la Commission de révision du code pénal et les archives du cabinet de Robert Badinter). Surtout, le mémoire s’appuie sur des archives privées, inédites pour la plupart : les archives du sénateur Henri Caillavet (conservées par un de ses collaborateurs), de l’écrivain Daniel Guérin (déposées à la BDIC à Nanterre), du militant du Cuarh Gérard Bach-Ignasse (conservées par un particulier en attente d’une cession prochaine à un centre d’archives) et de Marc Croissant (conservées par Marc Croissant). Le travail par entretiens a représenté un autre pan très important. Vingt-et-un entretiens ont été menés (enregistrés, ils sont retranscrits dans les annexes du mémoire) avec des acteurs de la dépénalisation, en particulier des militants homosexuels (Hervé Liffran, Jan-Paul Pouliquen, Jacques Girard, etc.) quelques hommes politiques (Henri Caillavet, Monique Pelletier), des avocats (Claudette Eleini) et des intellectuels (René Schérer, Gabriel Matzneff).
Antoine Idier est doctorant en sociologie à l’Université de Picardie Jules Vernes et au Centre universitaire de recherche sur l’action publique et le politique (CURAPP). À travers la biographie du militant, journaliste et écrivain Guy Hocquenghem, ses recherches portent sur les mouvements politiques et culturels de l’après 1968. Il est également l’auteur de Dissidanse rose. Vies homosexuelles à Lyon, à paraître en 2012 aux éditions Michel Chomarat.
Mémoire soutenu le 15 juin 2011 devant un jury composé de Renaud Payre (Professeur de science politique, IEP de Lyon, Laboratoire Triangle), Gilles Pollet (Professeur de science politique, IEP de Lyon, Laboratoire Triangle) et Anne Verjus (Chargée de recherche au CNRS, Laboratoire Triangle).