Il en est curieusement ainsi de certains évènements majeurs de notre Histoire de ne pas faire vibrer principalement l’opinion publique. Il est vrai qu’à partir de 1981 les regards et les aspirations se portaient souvent ailleurs et partout : il y avait en effet tant à faire dans le même temps pour renouer un lien social fragilisé ou redéployer une économie en difficulté. S’agissant de la décentralisation, il s’agissait de nos responsabilités, tout simplement, des responsabilités à répartir entre les citoyens.
La composition du premier Gouvernement de Pierre Mauroy n’était pas encore officiellement annoncée que Gaston Defferre s’était déjà installé place Beauvau et avait commencé à constituer son équipe. Avec une seule idée: aller vite pour être le premier des ministres à présenter un projet de loi au Parlement avant l’été. Il pressentait en effet qu’à la rentrée la plupart des ministres proposerait «leur» réforme et que les deux chambres ne tarderaient pas à être embouteillées, au point qu’il faudrait recourir à la procédure des ordonnances pour faire adopter les plus urgentes d’entre elles. Or l’ancien Président du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale n’envisageait pas un instant, après 23 ans d’opposition, que «sa» loi de décentralisation puisse être adoptée autrement qu’à l’issue d’un grand débat parlementaire. Mais aller vite, c’était aussi passer aux actes avant que les effets des promesses électorales du candidat François Mitterrand se soient atténuées et que les principaux ministres, décentralisateurs tant qu’ils étaient dans l’opposition, aient été «pris en main par leur administration» selon une de ses expressions favorites.
A partir du 21 mai, avec Gaston Espinasse, ancien collaborateur de Gaston Defferre au ministère de la France d’Outre Mer en 1956 et la Direction Générale des Collectivités Locales dirigée par Pierre Richard, nous eûmes moins de deux mois pour élaborer un avant-projet, le «vendre» au Ministre, puis à ses collègues et à leur cabinets. L’appui vigoureux de Michel Charasse, à l’Elysée, et les convictions profondément décentralisatrices de Michel Delebarre, à Matignon, nous permirent d’y parvenir. Au prix d’un choix stratégique majeur: ne traiter dans cepremier texte que les problèmes institutionnels (tutelle, transfert des exécutifs départementaux et régionaux) et renvoyer les transferts de compétences et de moyens à des projets ultérieurs.
Non sans quelques incidents. Tel celui qui survint au Conseil d’Etat le 10 juillet. Le représentant du Gouvernement déposa à l’ouverture de la séance de l’Assemblée Générale qui devait délibérer sur le projet, cinq amendements majeurs, fruits d’arbitrages rendus par le Premier Ministre. Suspendant la séance, le Vice- Président, A. Barbet, menaçât de la reporter après le 15 juillet, date du Conseil des Ministres qui devait entériner le projet, en affirmant qu’il n’avait jamais vu une telle désinvolture à l’égard du Conseil. Fort heureusement, il y avait au moins un précédent! Qui plus est pour un projet ardemment voulu par le Général de Gaulle! Après une longue suspension, la séance reprit donc. La Haute Assemblée rendit son avis dans la nuit et le Conseil des Ministres pût adopter le projet de loi le mercredi 15 juillet.
Comme initialement prévu, le débat public débuta le 27 juillet dans une atmosphère d’euphorie chez les députés socialistes et de fortes controverses avec l’opposition. Nous étions loin d’imaginer qu’il faudrait attendre jusqu’au 28 janvier, soit six mois, pour que l’Assemblée Nationale adopte définitivement le texte de loi. Le Gouvernement, ayant oublié de déclarer l’urgence. Le Sénat avait décidé de faire de la première lecture un moment fort de son opposition au Gouvernement Mauroy: plus de 75 orateurs en discussion générale, plusieurs milliers d’amendements, enjeux d’une furieuse bataille de procédure jusqu’à un compromis aussi inattendu que provisoire sur le statut de Paris, marquèrent ainsi le grand débat parlementaire dont rêvait Gaston Defferre.
Après une censure partielle par le Conseil Constitutionnel qui valût au texte d’être publié avec des points de suspension dans le corps de certains articles, la loi fut publiée le 3 mars 1982, une semaine avant les élections cantonales. Les Présidents de Conseil Général et Régional élus à la suite de ce scrutin purent ainsi bénéficier, comme l’avait voulu Gaston Defferre dès fin mai 1981 et pour la première fois depuis Napoléon, du pouvoir exécutif en lieu et place des Préfets, cependant que la tutelle de l’Etat sur les actes des collectivités locales était abrogée.