L’histoire de l’économie sociale s’est souvent confondue avec celle du mouvement socialiste. Elle en a accompagné les principaux débats et s’est généralement nourrie des mêmes aspirations.
Elle a eu ses théoriciens, dont l’un des plus remarquables est sans doute Charles Gide, au tout début du siècle dernier. Son ouvrage, « Principes d’économie politique », fut en son temps un véritable phénomène éditorial avec 26 éditions publiées en France de 1884 à 1931 et 19 traductions en langues étrangères. Dans cet ouvrage, il se fait l’apôtre d’un mouvement économique vecteur d’émancipation et servant l’intérêt général. Il lui propose une stratégie progressive avec un plan en trois étapes selon lequel les coopératives pourraient accéder à la gestion de l’ensemble de l’économie. «Entre notre socialisme coopératif et le socialisme collectiviste, même le plus sympathique, martèle-t-il, il restera toujours cette différence essentielle que le premier est facultatif et volontaire tandis que le second est coercitif.» Avec Jean Jaurès, en 1912, il est un des principaux artisans de l’unification du mouvement coopératif français.
Après la première guerre mondiale ce mouvement continue à se développer avec des flux et des reflux mais demeure en marge du débat politique et économique. Il faudra attendre la deuxième partie du XXème siècle et Henri Desroche pour qu’en France cette idée reprenne de la couleur. Elu, en 1958, directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, il fonde l’année suivante le Collège coopératif de Paris et suscite la création de l’Université coopérative internationale, puis du Réseau des Hautes Études des Pratiques Sociales qui délivre un diplôme.
Ses contacts avec Michel Rocard, alors Secrétaire national en charge du secteur public, lui permettent d’inscrire l’examen des atouts et des problèmes que rencontrent alors ce mouvement dans la réflexion du Parti socialiste. Une entrée qui, malgré tout, reste discrète dans un parti qui vient de signer le programme commun de gouvernement dont l’une des clés de voûte est la nationalisation de larges pans de l’industrie et d’un partie du secteur de la finance.
Sans doute, dans un premier temps, insuffisamment informée des solutions proposées et mises en œuvre par le monde de la coopération autant que de ses valeurs, la direction du parti n’y décèle pas l’outil de transformation sociale à laquelle il aspire.
Les contacts et les séances de travail se poursuivent cependant tandis qu’un débat fructueux s’engage sur la place publique à travers différents colloques. Peu à peu, un projet se dessine pour une valorisation accrue de ce secteur.
Lorsqu’en 1981, le candidat François Mitterrand affiche ses cent-dix propositions, il peut alors inscrire parmi celles-ci : « Un secteur d’économie sociale fondé sur la coopération et la mutualité, expérimentera des formes nouvelles d’organisation des travailleurs. »
Le gouvernement de Pierre Mauroy installé, Michel Rocard, ministre du Plan voit « l’économie sociale » entrer dans le champ de ses attributions. Dans la même période, quelques semaines après son élection, François Mitterrand reçoit longuement une délégation de responsables de l’économie sociale pour leur confirmer son attachement à la réalisation de la partie de son programme les concernant et ce dans les meilleurs délais.
Dès le mois de juin 1981, Michel Rocard est présent, en compagnie de Jean Auroux, ministre du Travail, au congrès national des SCOP réuni à Vichy. Cette réunion accueille les représentants des 826 coopératives existantes, dont presque la moitié a vu le jour depuis moins de cinq ans. Ils viennent y annoncer le programme du gouvernement en la matière: la définition d’un statut juridique de l’économie sociale, la suppression de ce qui fait entrave à l’intercoopération et l’appui des pouvoirs publics pour le développement de la formation.
La Scop, conclut le ministre du Plan, « représente la meilleure alliance possible pour réaliser notre double volonté d’assurer la liberté d’entreprendre et la création d’emplois et de favoriser une plus grande démocratie dans les rapports de production. » La première étape ne se fait pas trop attendre. Dès le 15 décembre 1981, paraît le décret de création de la Délégation à l’économie sociale qui a pour mission « d’aider au développement des mutuelles, des coopératives ainsi que des associations dont les activités de production les assimilent à ces organismes, qui interviennent dans le champ de l’économie sociale. »
Lors du remaniement ministériel de 1983, la reconnaissance politique de ce secteur est confirmée et renforcée par la nomination, en la personne de Jean Le Garrec, d’un secrétariat d’Etat placé directement sous l’autorité du Premier Ministre. Contrairement à Michel Rocard qui tendait à préférer le contrat à la loi, celui-ci reçoit pour mission de préparer un texte législatif. Pierre Mauroy entend donner ainsi une impulsion supplémentaire à ce secteur
Le 7 décembre, Jean Le Garrec propose en Conseil des ministres une batterie de nouvelles mesures.
Elles concernent tout d’abord la fiscalité avec des mécanismes dont l’objectif premier sera de faciliter la transformation d’entreprises classiques en sociétés coopératives ouvrières de production. Elles pourront s’appliquer aux entreprises « saines » menacées de disparition à l’occasion de la retraite ou du décès du chef d’entreprise. Elle prévoit ensuite la création d’un titre associatif, analogue au titre participatif. Et enfin, elle élargit le champ dans lequel ce mode d’organisation pourra être utilisé: certaines professions libérales, la pluriactivité ou le travail saisonnier, par exemple.
L’intention est de donner de l’oxygène et de renforcer la pérennité d’un secteur qui, à travers ses trois familles, mutuelles, coopératives et associations, représente à cette époque un peu plus d’un million cent mille emplois et concerne plus de 1200 coopératives ouvrières de production.
Cette attention soutenue du gouvernement à l’égard de ce secteur ne tarde pas à susciter la colère du CNPF. Ses responsables semblent craindre le succès de ces formes d’entreprises, insuffisamment « orthodoxes » à leurs yeux. Ils suscitent un feu nourri d’attaques dans la presse et utilisent sans retenue ce thème pour des succès de tribune devant leurs adhérents. Enfin, pour faire bon poids, ils font donner leur Commission économique qui n’argumente pas dans la nuance. Selon celle-ci, les Scop présentent le double risque de menacer l’activité et la compétitivité du secteur « concurrentiel » et ce faisant d’affaiblir à terme la performance économique de la France. Elle dénonce pêle-mêle les « avantages » fiscaux, financiers, juridiques et commerciaux dont bénéficient les Scop.
Laurent Fabius, nommé Premier ministre au mois de juillet 1984, persévère et renforce les dispositions déjà mises en place par son prédécesseur. C’est ainsi que, le 23 avril 1985, le nouveau secrétaire d’Etat en fonction, Jean Gatel, signe un contrat de plan avec Yves Régis, président de la Confédération des Scop. La colère des milieux patronaux est alors à son comble.
Mais, dans le même temps, le lamentable et interminable feuilleton de la déconfiture de Manufrance, soigneusement relayé par la presse, commence à donner, à défaut d’arguments pertinents, de sérieuses armes aux organisations patronales. La mauvaise gestion de la Scop qui a repris une partie des activités de ce qu’on appelait la « vieille dame de Saint-Etienne » – il est vrai dans un contexte aggravé par les conditions mêmes de cette cession-est alors utilisée pour tenter de décribiliser le mouvement tout entier. La situation de la Scop stéphanoise étant devenue ingérable, le verdict tombe de la bouche de Jean Gatel au mois de mars 1984: les pouvoirs publics n’aideront pas davantage Manufrance.
Le mouvement des Scop, qui avait jusque là le vent en poupe, voit son image relativement ternie.
Il va cependant disposé désormais des moyens et des outils financiers qui lui permettront de mieux garantir la pérennité de ses entreprises. Le problème de la recherche de fonds propres qui avait souvent été pour elles un casse-tête tant qu’elles ne pouvaient compter que sur l’épargne volontaire, par nature limitée, avait été traité par la loi de mars 1983 qui leur permettaient de faire appel à une société de capital-risque spécialisée, l’Institut de développement de l’économie sociale. Le gouvernement de Laurent Fabius franchit un pas supplémentaire et important avec la loi de juillet 1985 réformant leur statut: elles sont désormais autorisées, sous conditions très strictes, à ouvrir leur capital à des actionnaires extérieurs.
Les débuts de la première cohabitation font planer quelques menaces sur le mouvement. Jacques Chirac ne cache pas sa suspicion à son égard. Une enquête de l’Inspection générale des finances est commandée. Chacun prévoit un coup dur, malveillant. Les inquiétudes s’évaporent peu à peu quand le rapport de l’Inspection fait état de la qualité et du sérieux des actions menées tout au long des années précédentes.
Au final, la Délégation à l’économie sociale, dont l’existence même avait été un moment menacée, est maintenue. Elle est alors rattachée à Hervé de Charrette, ministre délégué chargé du Plan et de la Fonction publique. Seule restriction – elle est de taille – son budget passe de 40 à 17 millions de francs.
Un nouveau nuage commence alors à obscurcir l’avenir des Scop avec les progrès de l’intégration européenne. C’est en effet au cours de cette période que Jacques Delors, président de la Commission européenne, annonce que les frontières pourraient être complètement supprimées à l’horizon de 1992.La question qui se pose alors sous-entend une lourde menace : comment faire vivre et se développer ces entreprises dans des conditions de concurrence équitables?
Hervé de Charrette, dont les fortes préventions qu’il nourrissait à l’égard de l’économie sociale ont fini par s’atténuer, organise la réflexion pour préciser les conditions qu’il conviendra de réunir pour que cette mutation à l’échelle du continent ne lui soit pas fatale.
François Mitterrand est réélu. Les responsables des Scop pensent alors que la parenthèse, au cours de laquelle ils s’étaient sentis confinés, se referme.
D’où l’incompréhension qui s’installe quand ses dirigeants constatent que Michel Rocard, devenu Premier ministre, semble marquer une certaine réticence à les accompagner davantage. Avec la nomination de Tony Dreyfus au secrétariat d’Etat les rapports entretenus par les Scop avec la puissance publique s’avèrent immédiatement difficiles. Pour le secrétaire d’Etat, la question principale est l’accès à des financements suffisants en volume pour investir et de ce fait être en mesure d’affronter la concurrence d’où qu’elle vienne. Il faut de longues négociations pour aboutir à la loi du 13 juillet 1992 supprimant certaines contraintes juridiques défavorables à la modernisation des Scop. Elle autorise l’ouverture du capital à des associés extérieurs selon les règles qui les rapprochent du droit commun. Nombreux sont ceux qui craignent que cette loi leur fasse perdre leur identité.
Dans le même temps, les équipes de Tony Dreyfus ont noué des contacts serrés avec la Commission européenne en prévision de l’adoption de ce qui sera le traité de Maastricht.
Ceux-ci aboutissent à la tenue à Paris, en novembre 1989, de la première « Conférence européenne de l »économie sociale ». Prenant la parole devant cette assemblée, François Mitterrand déclare: « Nous avons peut-être plus besoin que jamais de cette économie sociale renouvelée, vivante, dynamique, capable de conjuguer performance économique et solidarité sociale. L’économie sociale, si elle sait s’adapter pour répondre aux problèmes de l’avenir, constituera l’un des éléments décisifs du tissu économique et social de l’Europe de demain. »
Effectivement, au cours des années qui suivirent le débat se déplace de l’hexagone vers le champ européen.
C’est ainsi qu’en 1990 Jean-Louis Bianco, ministre des Affaires sociales, se tourne vers l’Europe de l’est avec l’intention d’y essaimer le modèle français. Avec, au final, peu de résultats tangibles.
Alors qu’il assure pour la dernière fois la présidence de l’Union européenne, François Mitterrand réaffirme dans son discours de présentation de son programme, à Strasbourg, le 17 janvier 1995, son attachement au modèle de développement que propose l’économie sociale :« Ne nous y trompons pas. Les marchés ne sont que des moyens, des mécanismes dominés, trop souvent, par la loi du plus fort ; des mécanismes qui peuvent engendrer l’injustice, l’exclusion, la dépendance si des contrepoids nécessaires n’y sont pas apportés par ceux qui peuvent s’appuyer sur la légitimité démocratique. À côté des marchés, il y a place pour les activités économiques et sociales fondées sur la solidarité, la coopération, l’association, la mutualité, l’intérêt général… bref, le service public. Or, aujourd’hui, si nous avons tracé le contour de l’Europe sociale, il n’y a pas de contenu. N’est-ce pas une œuvre exaltante, passionnante que de donner un contenu social à l’Europe ? »