Lorsque vous avez pris vos fonctions, dans quelle situation se trouvait la Grande Bibliothèque ?
François Stasse – La nouvelle Bibliothèque nationale a ouvert ses portes en deux étapes. D’abord, en 1996, elle a accueilli le grand public, celui qui accède librement aux livres mis à sa disposition. Puis, en 1998, elle s’est ouverte aux chercheurs, c’est-à-dire aux personnes accréditées pour accéder aux livres, manuscrits et autres documents dont la rareté ou la fragilité interdisent qu’ils soient en libre accès. Personnellement, j’ai pris mes fonctions lors de cette seconde étape. C’était évidemment le moment crucial car ce magnifique équipement était très attendu et tous les nouveaux outils, notamment informatiques, allaient devoir faire leurs preuves. Il faut bien avouer que le démarrage a été orageux ! L’informatique, dont dépend toute la chaîne de commande et de distribution des ouvrages, fonctionnait mal, certains locaux du personnel n’étaient pas bien aménagés et l’organisation du travail méritait de sérieux ajustements. Il y a donc eu deux années difficiles mais les correctifs ont été apportés et la situation est désormais satisfaisante aussi bien, je crois, pour le public que pour le personnel.
Quelles satisfactions et quels regrets gardez vous de l’exercice de vos fonctions ?
François Stasse – La principale satisfaction est, bien sûr, d’avoir contribué à ce que cet outil culturel exceptionnel atteigne le niveau d’efficacité qui était attendu de lui. Vu les difficultés de départ, le pari n’était pas gagné d’avance ! J’ajoute que d’avoir également contribué à ce qu’une communauté de près de 3 000 professionnels se rassemble autour de cet objectif, et surmonte ses querelles passées sur la conception d’une bibliothèque moderne, a été aussi une expérience positive. Enfin, je ne peux pas cacher l’intense émotion de tenir entre ses mains, fût-ce quelques instants, tel ou tel grand chef-d’œuvre de l’histoire de l’humanité comme les épreuves originales du Don Giovanni de Mozart ou du Contrat social de Rousseau qui sont conservées par la BNF.
Mon seul regret est d’avoir été tellement accaparé par les problèmes matériels de démarrage de cet immense paquebot que je n’ai guère eu le loisir de m’occuper des aspects culturels, c’est-à-dire le contenu des collections et leur accroissement. Mais je n’étais pas tout seul et d’autres, très qualifiés, s’en sont chargés !
Le parti architectural a-t-il favorisé ou gêné la réalisation du projet initial ou a-t-il été neutre ?
François Stasse – Un parti architectural n’est jamais neutre ! Pour un bibliothécaire, la forme idéale d’une bibliothèque, c’est un cube. En effet, c’est cette forme qui assure la plus grande proximité entre les espaces de rangement des livres et les espaces de lecture ; donc, c’est la forme qui simplifie le plus la logistique des manipulations, des transports de documents. Mais pour un architecte qui doit inscrire son oeuvre dans un ensemble urbain, et a fortiori si l’on se trouve dans une ville chargée d’histoire comme Paris, d’autres facteurs interviennent. Le choix de Dominique Perrault, l’architecte de la BNF, avec ses quatre tours et son jardin enterré, est donc très loin de la forme cubique recommandée dans les manuels de bibliothécaires ! Il est clair que cela pose quelques problèmes de logistique. Mais la contrepartie positive est que, à l’intérieur de la bibliothèque, l’ambiance des salles de lecture est, de l’avis quasi unanime, une remarquable réussite et que, vu de l’extérieur, l’insertion de cet ensemble architectural dans ce quartier de bord de Seine est également appréciée du plus grand nombre. J’ajoute que la naissance de la Bibliothèque a été le signal de départ d’une transformation spectaculaire de cette zone qui était une friche industrielle. Elle est en train de devenir l’un des quartiers les plus sympathiques de Paris et sera demain, avec l’arrivée, à proximité de la BNF, de l’université Paris VII et du tribunal de grande instance de Paris, l’un des secteurs les plus actifs de la capitale.
Jacques Attali, dans son dernier ouvrage C’était Mitterrand, écrit que la France a raté l’occasion de se doter d’une bibliothèque du XXIe siècle, pleinement insérée dans les réseaux internet. Qu’en pensez-vous ?
François Stasse – C’est une question difficile ! Le projet de Jacques Attali était de laisser les collections de la Bibliothèque nationale là où elles étaient depuis trois siècles à Paris, rue de Richelieu, et de créer une nouvelle bibliothèque entièrement numérique. Son idée était d’utiliser la nouvelle technologie numérique – encore balbutiante lorsqu’il en parle à François Mitterrand en 1988 – et de la mettre au service d’une diffusion mondiale de la culture française. Il fut l’un des premiers à comprendre qu’internet apportait une double révolution : sur le plan technologique, l’accès au patrimoine culturel pourrait être réalisé de chez soi, c’est-à-dire de partout dans le monde ; et, sur le plan politique, une telle facilité de circulation des richesses culturelles pourrait constituer un puissant facteur de démocratisation de la culture. Mais cette vision futuriste perturbait bien des habitudes et les amoureux du livre-papier ont mené une vigoureuse campagne pour que la nouvelle bibliothèque abrite les collections traditionnelles et non des terminaux numériques. Ils ont réussi à en convaincre le Président. Il faut ajouter que l’idée d’une bibliothèque entièrement numérique posait à l’époque – et c’est encore vrai aujourd’hui – un redoutable problème juridique lié à la protection du droit d’auteur.
En définitive, la BNF actuelle abrite toujours les treize millions de volumes de jadis et « seulement » cent mille ouvrages numérisés, regroupés sous l’appellation Gallica et accessibles sur son site www.bnf.fr. Je mets seulement entre guillemets car cette première étape constitue déjà l’une des plus riches bibliothèques numériques du monde. Mais, bien sûr, par rapport au projet de Jacques Attali, beaucoup reste à faire. Cela ne signifie pas que l’on a eu tort de se préoccuper des collections anciennes car le site de la rue de Richelieu était arrivé à un tel point de vétusté et surtout de saturation qu’il était indispensable de réagir. Il était possible, et nécessaire, de trouver une complémenta sur support numérique. Je crois simplement qu’en investissant autant dans un nouveau temple du livre papier, on n’a pas trouvé l’équilibre le plus satisfaisant entre préservation des collections anciennes et construction d’une bibliothèque du futur. Il est également certain que les choix opérés auraient pu être moins coûteux.
Comment envisagez-vous l’avenir de cette bibliothèque dans quinze ou vingt ans ?
François Stasse – Le livre-papier n’est pas mort ! Il continue de s’en publier près de 60 000 titres par an, rien qu’en France. La fonction traditionnelle de la BNF a donc encore de beaux jours devant elle. Mais il est évident, comme le montrent tous les projets américains ou européens dont on parle actuellement, que les bibliothèques numériques vont prendre leur essor dès que l’on aura réuni les financements et que le problème juridique dont j’ai parlé aura trouvé une solution acceptable par les ayants droit. Les responsables actuels de la BNF y travaillent très activement, en coopération avec d’autres institutions européennes. Je suis convaincu que d’ici l’horizon que vous évoquez, la bibliothèque numérique de Jacques Attali sera à la disposition des internautes du monde entier !