IFM : Quels rapports entretenaient François Mitterrand avec la Chine avant d’être président ?
Jean-Marie Cambacérès : Je crois qu’il avait senti que c’était indispensable d’avoir des relations privilégiées avec la Chine. C’était un précurseur, comme Charles de Gaulle, et c’est sûrement pour cela qu’il est allé en Chine avant la reconnaissance du pays, en 1961. Il fallait y aller à ce moment là, c’était indispensable. L’Onu a reconnu la Chine en 1973, presque dix ans après la France. Nous étions précurseurs à cette époque. Je crois que François Mitterrand avait compris que la Chine c’était Pékin et non pas Taïpeh.
IFM : François Mitterrand est retourné en Chine pendant la campagne présidentielle de 1981. Comment s’est décidé ce voyage ?
J-M C : Début janvier 1981, François Mitterrand m’a demandé si je pouvais m’occuper d’organiser ce voyage car j’étais à l’époque le responsable des affaires asiatiques du Parti Socialiste. Je rentrais tout juste de Chine où j’avais effectué un stage d’un an à l’ambassade de France dans le cadre de ma formation à l’ENA. J’avais fait aussi une licence de chinois aux Langues O, ce qui n’était pas courant à l’époque. François Mitterrand avait été invité en Chine par l’intermédiaire de Mario Soarès qui était allé dans ce pays quelque temps auparavant. Deng Xiaoping avait demandé au Président portugais de proposer une visite en Chine à François Mitterrand.
Nous avons organisé le voyage en pleine campagne présidentielle. Il y avait François Mitterrand, Lionel Jospin, qui était le premier secrétaire du Parti Socialiste, Gaston Defferre, président du groupe socialiste à l’Assemblée Nationale, Claude Estier et moi-même. Et il y avait aussi beaucoup de journalistes. C’était un coup de génie de faire cela pendant la campagne électorale : François Mitterrand passait tous les soirs au journal télévisé car les plus grands journalistes nous suivaient. Il y avait entre autres Jean Daniel, Arlette Chabot, Jean-Marie Colombani, Bruno Masure, Serge Moati, Richard Artz et Pierre Favier, plus toutes les télévisions.
Pendant environ un mois, nous avons préparé le programme, des visites et des entretiens, notamment celui avec Deng Xiaoping. Le voyage eut lieu du 8 au 16 février.
IFM : Ces rencontres étaient-elles très attendues par François Mitterrand ?
J-M C : Sur le plan politique oui car il souhaitait vraiment rencontrer Deng Xiaoping, mais pour les visites, ce qui intéressait le plus François Mitterrand c’était de se rendre au tombeau de Qin Shi Huang Ti, le premier Empereur Chinois, à côté de Xian, où l’on voit des milliers de soldats en terre cuite. Mais comme Valéry Giscard d’Estaing y était déjà allé en octobre 1980 , ce n’était pas une très bonne idée. Il fallait trouver quelque chose que personne n’avait fait. Les Chinois nous ont proposé un voyage à Qufu, cité de Confucius, dans la province du Shandong.
Dans la chambre de Confucius
C’était la première fois qu’un haut responsable politique étranger était invité à voir le tombeau de Confucius à Qufu. Nous avons voyagé avec un train spécial et François Mitterrand a dormi dans la chambre de Confucius. Mais c’est vrai qu’il aurait préféré se rendre au tombeau de Qin Shi Huang Ti. Cela a été un très bon coup médiatique. Tous les journalistes nous ont suivis et ont commenté cette visite, presque symbolique.
François Mitterrand apparaissait déjà comme le Chef de l’Etat en visite à l’étranger, pendant qu’en France Jacques Chirac et Valéry Giscard d’Estaing se battaient entre eux.
IFM : Comment arriviez-vous à gérer le voyage en Chine et la campagne présidentielle ?
J-MC : C’est vrai que ce fut un gros travail. La journée, on visitait la Chine et l’on rencontrait les dirigeants chinois, notamment Deng Xiaoping, Hu Yaobang et Li Xian Nian, et le soir, on préparait la campagne.
François Mitterrand avait «tout le monde» au téléphone : notamment Jack Lang mais aussi Jacques Séguéla…
C’est d’ailleurs là-bas que s’est décidé le slogan de «la force tranquille». On était alors à Pékin, à Diao Yu Taï (la Résidence des Hôtes distingués), autour d’une table et Mitterrand nous a dit que Séguéla avait pensé à deux choses, «l’élan Mitterrand» et «la force tranquille». On a tous froncé les sourcils en entendant le premier. Je voyais déjà dans les articles du « Canard Enchaîné » des caricatures de François Mitterrand avec les cornes d’un élan. Mais le second slogan nous a vraiment plu et François Mitterrand a choisi celui-là.
IFM : Quels sujets politiques ont été abordés au cours de ce voyage ?
J-M C : Ce voyage a donné la possibilité à François Mitterrand de parler : du Cambodge, du conflit Irak-Iran, de l’URSS, de la Pologne, de l’Europe et des relations entre les deux partis.
À cette époque, les Chinois étaient très inquiets de l’expansionnisme soviétique, ils s’étaient rapprochés des États-Unis et souhaitaient aussi avoir de bons contacts avec le « deuxième monde » c’est-à-dire les pays d’Europe. C’est pour cela qu’entretenir des relations avec la France était intéressant pour eux. En réalité, ce voyage a permis à François Mitterrand, dans la perspective d’être élu président, de consolider des relations avec la Chine.
Tout cela a été très subtil : il n’y a eu aucune décision de prise car il ne pouvait pas en prendre pour la France mais il a créé une ambiance favorable aux relations entre les deux pays.
IFM : Comment François Mitterrand a-t-il géré le désaccord de la France et de la Chine sur le Cambodge ?
J-M C : Il n’y avait pas vraiment eu de problème. François Mitterrand avait, certes, en son temps, condamné les Khmers Rouges. Mais en 1979, les Vietnamiens avaient envahi le Cambodge, ce qui avait été condamné par l’ONU, et le Parti Socialiste était d’accord pour trouver une solution pour que le Vietnam se retire du Cambodge. C’était aussi le point de vue de la Chine.
J’avais réussi à convaincre François Mitterrand de jouer la « carte Sihanouk ». Lionel Jospin avait écrit sur ce sujet un article expliquant cette position et proposant de traiter la question du Cambodge par une conférence internationale. Nous n’avions donc pas vraiment de sujet de désaccord même si la question du Cambodge restait une question délicate, car les Chinois avaient tendance à relativiser les exactions des Khmers Rouges.
« Enigme particulièrement claire »
IFM : Quel souvenir gardez-vous de ce voyage ?
J-M C : Très instructif sur le plan politique et très enrichissant sur le plan culturel avec la visite à Qufu. Mais en plus, je me souviens d’une anecdote très révélatrice sur la personnalité de François Mitterrand. En chinois, Mitterrand se dit « Mi de lang » ce qui signifie « énigme particulièrement claire ».
Je l’avais dit à François Mitterrand pour qu’il se prépare aux questions des journalistes. Bien sûr, ils se sont empressés de lui demander ce qu’il pensait de cette traduction en chinois de la phonétique de son nom et du côté mystérieux que recelait cette « énigme particulièrement claire. » À cette question, il a répondu quelque chose de superbe : « je ne suis une énigme que pour ceux qui ne m’ont pas lu. » J’ai trouvé cela très bon, cela lui ressemblait bien.
En Corée du nord, Norodom Sihanouk
Ce dont je me souviens aussi c’est du voyage que nous avons effectué en Corée du nord, pendant ce voyage en Chine du 14 février après-midi au 15 février au soir. Nous étions tous les quatre, plus Claude Estier qui devait écrire un article dans « l’Unité », et c’était un voyage presque secret. Les journalistes n’ont pas été prévenus. Nous sommes partis un jour et demi et nous avons rencontré le président Kim Il-Sung.
C’était la première fois qu’une telle rencontre avait lieu. François Mitterrand en a profité pour expliquer de nouveau sa position sur plusieurs questions internationales et sur la division de la Corée. Il a aussi rencontré Norodom Sihanouk (ancien Roi du Cambodge et leader de la Résistance Cambodgienne à l’occupation vietnamienne) qui à l’époque était en exil à Pyongyang. Grâce à ce voyage François Mitterrand a pu dire plus tard, à juste raison, qu’il était le seul Chef d’Etat occidental à avoir rencontré Kim II-Sung et à être allé en Corée du Nord.
Les interférences vietnamiennes
IFM : Que s’est-il passé entre le voyage de 1981 et celui de 1983 ?
J-M C : Il y a eu un peu de flottement dans les relations franco-chinoises car Claude Cheysson, qui était le ministre des affaires étrangères, était plutôt favorable au Vietnam dans le dossier cambodgien, ce qui ne correspondait pas au message qu’avait fait passer François Mitterrand lors de son voyage de 1981. Les Chinois ne comprenaient pas ce changement de politique et il y a eu une sorte de refroidissement entre 1981 et 1983. Cheysson avait d’ailleurs fait un voyage en Chine qui ne s’était pas très bien passé. Mitterrand a alors décidé d’envoyer Louis Mermaz, le président de l’Assemblée Nationale de l’époque, pour expliquer aux Chinois que rien n’avait changé, avant de se rendre lui-même en Chine.
IFM : François Mitterrand s’est-il ensuite rendu en Chine en 1983 pour réaffirmer les relations entre les deux pays ?
J-MC : Il a été invité, cette fois-ci, en tant que Président de la République. J’étais moi-même du voyage comme « invité du Président », comme Claude Allègre, et Roger-Patrice Pelat. La présence de ce dernier était liée au fait que François Mitterrand voulait en faire une sorte de délégué-Chine à l’Elysée. Mais le quai d’Orsay n’y était pas favorable et Roger-Patrice Pelat a eu des problèmes de santé en rentrant donc cette idée n’a pas été concrétisée. Etienne Manac’h, qui avait été l’ambassadeur de France en Chine nommé par De Gaulle, était également du voyage car il avait été l’un des conseillers de François Mitterrand pendant la campagne électorale.
Pendant ce voyage, le Président s’est d’abord rendu au Népal, puis en Chine. Il en a profité pour aller visiter cette fois le tombeau de Qin Shi Huang Ti, qu’il voulait tant aller voir pendant sa visite en 1981.
Les relations ont été relancées par ce voyage et la France a obtenu peu après de grands contrats, notamment la centrale nucléaire de Dayabe.
Les frégates de Taïwan
IFM : Pourtant, il y a eu de nouveau une période de refroidissement en 1992…
J-M C : Je ne me souviens plus très bien quand a commencé le nouveau refroidissement, ni toutes ses causes. Il faudrait interroger le Quai d’Orsay à ce sujet. Mais l’affaire des ventes de matériel militaire (avions de combat et frégates) à Taiwan en a été, à coup sûr, une des raisons importantes.
Il y avait en France deux visions des choses dans le gouvernement français, chacune ayant ses adeptes. Les premiers autour du Quai d’Orsay n’étaient pas pour ces ventes pour des raisons diplomatiques et pour préserver l’avenir, les autres autour de la Défense et de Bercy étaient pour ces ventes pour des raisons industrielles et financières. Finalement François Mitterrand avait donné son feu vert, et ces contrats avaient été signés avec Taiwan.
La Chine manifesta son mécontentement en fermant notre consulat à Canton, et en faisant en sorte que la France perde plusieurs grands contrats en Chine.
Au-delà de cela, sur le plan politique, la France avait perdu sa place un peu privilégiée qu’elle avait aux yeux des dirigeants chinois. D’autres pays en profitèrent, notamment l’Allemagne.
Ce refroidissement dura jusqu’au voyage en Chine d’Edouard Balladur, alors 1er Ministre, ce voyage fut pénible pour lui, car (si je me souviens bien), les autorités chinoises avaient profité de ce voyage pour arrêter un dissident et tester la réaction de leur hôte. À partir de ce voyage, les relations franco-chinoises se sont peu à peu normalisées, mais la France n’a pas retrouvé en Chine l’aura qu’elle avait avant.
IFM : Diriez-vous que François Mitterrand a eu un rôle majeur dans les relations entre la France et la Chine ?
J-M C : Tout dépend de ce que l’on entend par rôle majeur. François Mitterrand a toujours compris, bien avant beaucoup d’autres, l’importance que prendrait la Chine dans les affaires du monde. C’est pour cela que dès 1961 et même avant, il était favorable à la reconnaissance diplomatique de la Chine. Mais c’est le Général de Gaulle qui a reconnu diplomatiquement la Chine en 1964.
En 1981, il a senti aussi qu’il fallait faire un signe aux dirigeants chinois avant l’élection présidentielle, pour montrer qu’il avait compris l’importance de leur pays, avant une échéance après laquelle il serait peut-être Président de la République. Il profita aussi de ce voyage pour établir des relations entre le PS et le PCC.
Mais après 1981, dans la pratique quotidienne du gouvernement français, il n’y eut pas de signes particuliers envers la Chine. Après le voyage de 1983 et une bonne phase dans la foulée, il y eut l’affaire de Taiwan, puis à nouveau des relations correctes après le voyage de Balladur.
On peut dire que les relations franco-chinoises sous Mitterrand furent une série de « stop and go ».
Actuellement, la France a de bonnes relations politiques avec la Chine, mais n’est pas un partenaire commercial de première importance. A peine 1% du commerce extérieur chinois est réalisé avec la France, bien moins qu’avec l’Allemagne.
Au-delà des relations politiques et des « grands contrats » (Areva, Alstom, Airbus), ce qui manque à la France, c’est de nombreuses grosses PME exportatrices allant, dans toutes les provinces et les grandes villes, chercher des marchés, sans se soucier des aléas des relations politiques d’Etat.