Que peut-on dire des « années Mitterrand » ? Au-delà des articles, débats et ouvrages polémiques, où en sont les historiens quant à la connaissance des années quatre-vingt ? Force est de constater que les grandes synthèses font défaut. Certes, de très nombreuses – et utiles ! – monographies existent, ainsi que de vastes fresques chronologiques.1 Certes, ces ouvrages comportent presque toujours des développements sur “l’esprit d’une époque”. Mais cette réflexion ne constitue jamais le cœur du sujet.
Il faut dire que les historiens hésitent devant la tâche.
Les archives pourtant ne font pas défaut. L’histoire contemporaine se caractérise même par un “trop plein” en comparaison avec d’autres périodes[Que l’on pense à ce que représente, pour les années quatre-vingt, la masse nouvelle des archives télévisuelles, documents désormais indispensables pour espérer saisir l’état de l’opinion publique.]], et on ne peut que constater que de nombreux fonds d’archives publiques sont d’ores et déjà accessibles, comme l’attestent, par exemple, les travaux récents sur la réunification allemande.2
Néanmoins, on trouve difficilement de grands ouvrages synthétiques. D’abord parce que certains “processus historiques” sont toujours en cours – problème bien connu en histoire du temps présent. Il faut aussi reconnaître que les intellectuels d’aujourd’hui sont plus réticents à l’égard des grandes théories explicatives ou des grands récits, jugés trop dogmatiques, trop téléologiques. Aussi, lorsqu’un ouvrage paraît qui tente une telle synthèse, il nous semble légitime d’en dire quelques mots. Ce fut le cas avec la publication, en mars 2007, des Vingt décisives, de Jean-François Sirinelli.3 Le sous-titre de l’ouvrage est lui-même important : 1965-1985, le passé proche de notre avenir. Que sont ces «vingt décisives» ? La thèse de l’auteur est que la culture française – fille du double mouvement, politique et socio-économique, de la Révolution de 1789 et de la révolution industrielle – a changé du tout au tout entre ces deux décennies. En d’autres termes, que ces vingt décisives représentent un tournant fondamental de notre histoire collective. Jean-François Sirinelli est l’un de nos grands historiens contemporanéistes. Professeur à Sciences-Po, il en dirige le Centre d’Histoire. Après avoir conduit la monumentale publication consacrée à l’histoire des droites en France4
Sirinelli n’est bien entendu ni le premier ni le seul à constater ces changements. D’autres auteurs ont avancé des thèses comparables et il n’est pas inutile d’en rappeler quelques unes, tant les Vingt décisives font écho à plusieurs débats en cours. Les sociologues, en particulier, cherchent depuis plusieurs années à en rendre compte. Dans La société française, par exemple, Olivier Galland et Yannick Lemel ont dressé le bilan des « pesanteurs et mutations » de notre organisation sociale. Eux non plus n’hésitent pas à parler d’« évolutions …] saisissantes », jugeant que « l’ampleur des changements paraît incontestable. »5 avait perçu et décrit ce qu’il n’hésitait pas à considérer comme une « seconde révolution française. » Ce dernier – chose intéressante pour nous – avançait d’ailleurs comme bornes chronologiques les années 1965-1984, ce qui le rapproche en cela de l’analyse de Sirinelli. Plus conceptuelle – attentive à ce que Pierre Bourdieu qualifiait d’habitus, de champs, d’espace social, etc. –, la sociologie bourdieusienne privilégie pour sa part la description des forces sociales qui, mutatis mutandis, structurent les rapports entre groupes et individus. De fait, les ruptures y sont moins sensibles. Néanmoins, beaucoup des changements intervenus au sein de la société française s’y trouvent décrits. Bref, les sociologues s’accordent pleinement sur l’idée de changement pour notre époque. Changements qui, chronologiquement, incluent les « années Mitterrand » et interviennent dans tous les domaines : prospérité, tertiarisation de l’activité, nouvelles structures familiales, mode de vie, remise en cause des grandes “institutions” traditionnelles que sont par exemple l’Etat, l’école, la religion, les groupes sociaux de référence, les nouveaux rapports salariaux, les nouvelles formes de travail, etc. D’autres chercheurs se sont consacrés, quant à eux, aux soubassements économiques de ces années ; les « trente glorieuses » succédant aux « trente piteuses ». La première expression renvoie bien entendu à l’ouvrage célèbre de Jean Fourastié6, de son côté, pose le diagnostic d’une société où la classe moyenne se désintègre et où les jeunes vivent moins bien que les générations précédentes. À côté de ce “déclinisme” économique, une série d’ouvrages a pointé du doigt un autre “déclinisme”, idéologique celui-là. François Cusset, par exemple, a décrit la décennie Mitterrand comme « le grand cauchemar des années quatre-vingt. »7 L’ouvrage se veut une description historique de l’époque, mais le style est indubitablement celui du pamphlet. L’idée défendue est simple : les socialistes – sous la férule de l’ancien président – se sont laissés corrompre par les théories néo-conservatrices. Le tout alimenté par un véritable complot, celui de quelques think-tanks libéraux – telle que la fondation Saint-Simon –, avec à leurs têtes les “mauvais” de l’histoire : Marcel Gauchet, François Furet, Pierre Rosanvallon, etc. Ce complot idéologique, anti-marxiste, anti-tiers-mondiste et libéral, aurait dévoyé le message contestataire de “mai 68” et rendu possible l’émergence de tous les excès d’une époque et de leurs icônes : la disparition de la question sociale dans le débat public et son remplacement par une idéologie molle (SOS-Racisme), les années “fric”, les experts (Jacques Attali), l’entrepreneur cupide (Bernard Tapie), la télévision privée (TF1) et sa cohorte de publicitaires (Jacques Séguéla), l’apologie du culte du corps, du “psychologisme” et de la fête (Jack Lang), la montée du discours sécuritaire, etc. En face de ce complot, les “bons” – Foucault, Guattari, Deleuze, Bourdieu entre autres –, autant d’intellectuels qui ont su résister dans l’attente du renouveau contestataire qui s’est matérialisé dans les grandes grèves de 1995. Ce livre – précédé et suivi par d’autres aux thèses tout à fait comparables[Citons à cet égard, le livre du britannique Perry Anderson et du biographe de Michel Foucault, Didier Eribon. Cf. Anderson (P.), La pensée tiède, Seuil, 2005 ; Eribon (D.), D’une révolution conservatrice et de ses effets sur la gauche française, Éditions Léo Scheer, 2007.]] – mérite que l’on s’y arrête. Ce sont des livres militants où la nuance n’a évidemment pas sa place. Ils décrivent les années Mitterrand à grands coups de serpe. Leur intérêt réside ici dans la description de “figures” qui, indéniablement, ont marqué une époque. Ceci étant dit, ce type de récit pèche par plusieurs travers : l’intentionnalité des acteurs est tout simplement occultée8
On le voit avec ces deux exemples – “déclinisme” économique ou idéologique –, les critiques ne manquent pas à l’égard des années quatre-vingt. Malgré tout, il est difficile d’y voir un récit complet et cohérent : ces études restent partielles – si ce n’est partiales – et ne dégagent aucune chronologie d’ensemble, aucune périodisation. C’est précisément ce défi que Jean-François Sirinelli cherche à relever. Quelle est sa thèse ? Le nouveau paysage historique français que décrit Jean-François Sirinelli dans son livre prend forme au milieu des années soixante. Une époque où le souvenir de la guerre, d’une part, et de la misère, d’autre part, s’estompe au fur et à mesure qu’une nouvelle génération s’impose : les “baby-boomers”. Avec elle, la France passe de l’économie de la reconstruction à celle du confort, où la frugalité et les risques de la vie ont tendance à reculer. C’est aussi au milieu des années 60 que naît véritablement la ve République, lorsque la première élection présidentielle au suffrage universel directe remporte le succès que l’on sait. Le régime, conforté, s’installe dans la durée avec deux conséquences : la bipolarisation de la vie politique, et la fin – progressive – de l’antagonisme droite-gauche sur les questions de laïcité et de république. C’est cette ve République qui va accompagner les transformations sociales de l’époque : mass-média, renouveau intellectuel, naissance d’une contre-culture populaire qui devient, bientôt – télévision oblige – culture-monde. Mai 1968 étant, au final, l’expression de ces évolutions. La France aborde alors la seconde phase de sa mue, qui dure jusqu’en 1985. Celle-ci ne va pas sans résistance sur la scène politique car l’écart est grand entre la mue socio-économique et l’ancien système des normes et valeurs : Georges Pompidou marque le pas devant le projet de nouvelle société ; Valéry Giscard d’Estaing, acquis, lui, à l’idée de réforme, restera prisonnier de sa majorité politique et se verra rattrapé par la crise. Bref, une partie de la droite se trouve comme engluée dans une sorte de rhétorique réactionnaire alors que la gauche, elle, est plus à l’aise avec les changements socioculturels en cours. Point intéressant – et longuement souligné par l’auteur – : si le premier choc pétrolier et le début de la crise économique sont indubitablement des éléments historiques marquants, ils ne remettent pas en cause les mutations sociales et politiques alors à l’œuvre. Tout, au contraire, démontre qu’en dépit de la crise économique, les mutations se poursuivent. C’est probablement sur ce point que l’ouvrage de Jean-François Sirinelli mérite d’être souligné : il démontre avec efficacité que la coupure trente glorieuses / trente piteuses n’est pas aussi opératoire qu’il y parait. À cet égard, Jean-François Sirinelli s’interroge – sans conclure définitivement – sur le sens du changement politique de mai 1981. L’arrivée de la gauche au pouvoir ne serait-elle pas « fille des années 1970 » ? C’est-à-dire le résultat de cette mue sociologique en cours, où « une France d’employés et de cadre succède à un pays longtemps constitué de ruraux et petits commerçants. » Il faudrait alors considérer l’œuvre de la gauche dans les premières années du septennat – dans laquelle Jean-François Sirinelli voit l’émergence d’une forme de social-démocratie à la française : libéralisation des mœurs, structuration de l’état-providence autour d’une économie en renouvellement – comme l’aboutissement politique d’une mutation socio-économique née vingt ans plus tôt. Ce n’est qu’à partir de 1985, les vingt décisives se terminent. Et avec elles, la mutation de la société française. Notre pays entrerait alors dans une phase différente de son histoire, que Jean-François Sirinelli cherche à décrire en conclusion de son livre. Selon lui, à partir de ce nouveau socle social-démocrate hérité des vingt décisives et dont la constitution est achevée avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, notre pays se trouve confronté à de nouveaux phénomènes. Confrontation à propos de laquelle Jean-François Sirinelli pose le constat d’un modèle républicain déréglé. D’où viendrait ce dérèglement ? En premier lieu, il faut faire le constat d’un système capitaliste post-industriel qui entre dans une forme nouvelle de son développement, marquée par la financiarisation, la globalisation et un consumérisme effréné. Or, la gauche, malgré ses promesses passées, échoue à en maîtriser les effets pervers. D’une certaine façon, le mythe de la prospérité et de la croissance éternelle s’effondre. D’où la crise du politique qui, d’alternance en alternance, en découle et finira par gripper l’ensemble du système de représentation. La droite gaulliste, de son côté, n’échappe pas à ses propres mutations, réalisant sa conversion libérale alors que le Front national se développe. Un profond trouble identitaire se développe alors, dont témoigne, par ailleurs, une crise des intellectuels. Ce dernier point soulevé par Sirinelli est important. Car cette transformation du capitalisme n’est pas l’unique phénomène en cause. Elle va de pair avec ce que Jean-François Sirinelli nomme « l’âge du pathos » et où la « vidéosphère » tient une place considérable sinon prépondérante. En effet, une nouvelle culture de masse – urbaine, éclatée, communautaire, commerciale –, portée par de nouveaux médias – CD, accroissement de l’offre télévisuelle, magnétoscope, radios – se développe. Une culture de masse où l’image du politique change, où la figure de la « victime » devient centrale, où la transgression se fait spectacle. Les conséquences d’un tel basculement ne peuvent qu’être perturbatrices pour le modèle républicain. Celui-ci suppose en effet l’arbitrage démocratique et raisonnable entre différentes voies possibles. Or, à partir du milieu des années quatre-vingt, avec « l’âge du pathos », c’est désormais l’émotion qui domine, portée par un flux continu d’images et de son. Désormais, au sens propre, la télévision fait l’événement. Dans ces conditions, le modèle républicain ne pouvait qu’avoir de grandes difficultés à répondre aux bouleversements culturels et aux nouveaux défis de la société française, tels que les problèmes apparus dans de nombreuses zones urbaines. Et Jean-François Sirinelli d’en conclure à une « éclipse de la république. » Mais pour quel autre modèle ? Ce livre, précisons-le, est un essai. On n’y trouvera pas d’appareil critique : peu de notes de bas de page, pas d’index, pas de bibliographie. Court, agréable à lire, le choix fait par l’auteur est celui de la synthèse. Aussi, il serait facile d’en souligner les défauts. On pourrait par exemple reprocher à son auteur de ne pas – ou si peu – tenir compte de la dimension internationale de cette période. Autre constat, la séquence 1965-1985 parait trop statique par certains aspects – mais Jean-François Sirinelli le reconnaît et bouscule à plusieurs reprises sa propre périodisation. À l’intérieur des différents temps historiques étudiés, il faudrait certainement affiner les distinctions entre ruptures et continuités. On pourrait aussi remarquer un certain tropisme de l’ouvrage sur les années Pompidou et Giscard, Jean-François Sirinelli en étant un bon connaisseur. À l’inverse, le récit proposé est parfois trop succinct sur la politique menée par les gouvernements Mauroy et Fabius. Les dirigeants socialistes n’ont pas simplement cherché à prolonger un changement antérieur. Ils avaient leurs propres vues, leurs propres cultures et surtout leurs propres agendas politiques. Il faut en tenir compte. Mais ces critiques – qui invitent plutôt à la précision qu’à la contestation – ne sont rien par rapport à l’essentiel, c’est-à-dire l’esprit de synthèse et la proposition d’une périodisation audacieuse. C’est là, précisément, pour nous qui nous intéressons aux « années Mitterrand », que l’approche proposée par Jean-François Sirinelli trouve toute sa richesse. La césure proposée autour des années 1985-1986 est convaincante à bien des égards. Les «vingt décisives» nous invitent ainsi à ne pas considérer ces années d’un seul bloc, mais, au contraire, à y déceler plusieurs phases. Bref, à un regard plus complexe que celui habituellement proposés.
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