J.F. Huchet : Quel regard portez-vous en tant qu’historien sur la période 1981-1985 en ce qui concerne la radio et la télévision ?
Jean-Noël Jeanneney : Il est incontestable que cette période a été des plus fécondes au regard des libertés et de la modernisation de ce secteur.
Elle a permis tout d’abord de faire la démonstration que le service public de la radio et de la télévision pouvait être au service de tous, servir des valeurs qui ne sont pas celles du marché, tout en acquérant une indépendance certaine par rapport au gouvernement. Cela ne s’est bien sûr pas fait sans heurts, sans que se manifeste ici ou là la tentation de revenir en arrière. Mais, sur la durée, cette évolution me paraît extrêmement positive.
À cet égard, la création de la Haute Autorité, sorte de sas entre le pouvoir politique et le secteur public, a permis de rompre avec les pratiques très critiquables des décennies précédentes.
Un autre aspect mérite également d’être inscrit dans la colonne des bénéfices : la création des radios locales privées et de nouvelles chaînes de télévision. Tout cela doit bien sûr être porté au crédit de François Mitterrand et de ses gouvernements successifs, même si on doit également prendre en compte la pression des évolutions techniques qui se manifestaient à cette époque. La France s’inscrivait alors dans un mouvement plus général. Rappelons que dans le même temps, tout autour de nous en Europe, on assistait également à une multiplication de nouvelles radios et télévisions.
J.F. H : Donc, selon vous, pas une ombre au tableau ?
Jean-Noël Jeanneney : Tout cela est à tempérer, toujours du point de vue de l’historien, par un certain nombre d’erreurs ou de maladresses.
Tout d’abord s’agissant du câble. En ce domaine on ne peut que relever le manque de cohérence des directives et des impulsions successives. Il aurait fallu choisir plus clairement, en décidant de se lancer avec force dans cette affaire ou de la refuser d’emblée. Annoncer d’abord qu’on mise sur le câble pour ensuite lancer, par exemple, « Canal Plus » quand il n’avait pas encore vraiment pris son essor, c’était aussitôt affaiblir le plan-câble qu’on venait d’afficher. Celui-ci représentait pourtant à l’époque l’occasion d’une offre très riche de radios et de télévisions capables de toucher un très large public.
J’ajouterai également ce qui me semble être une faiblesse de la période considérée, à savoir les conditions dans lesquelles ont été attribuées les chaînes de télévision privées en 1985, « La Cinq » en particulier. Cette décision et la manière dont elle a été mise en oeuvre ont affaibli ensuite la capacité de protestation de la gauche devant la manière très choquante dont s’est comportée la droite en ces domaines dès l’année suivante. En 1986, lors de la première alternance, la droite a pu se permettre de vendre à l’encan TF 1, avec pour tout habillage le faux-semblant du « mieux disant culturel ». Elle a en outre créé, pour remplacer la Haute Autorité, une CNCL conçue pour demeurer éternellement entre ses mains.
Il demeure que mon appréciation sur ces années-là reste au total très positive. J’insiste sur le courage qui a présidé aux premières grandes décisions. Je suis en revanche assez sévère sur un certain nombre de crispations momentanées et de contradictions qui ont affaibli la gauche quand il aurait fallu qu’elle ait les coudées franches pour protester contre les comportements de la droite au moment de l’alternance.
J.F. H : Nous nous trouvons aujourd’hui du fait des bouleversements politiques et techniques provoqués dès le début du premier septennat en présence d’un paysage audiovisuel difficile à imaginer avant 1981. Quels avantages et quels dangers y voyez-vous ?
Jean-Noël Jeanneney : Au niveau national, nous sommes en présence d’un double secteur, avec deux types de chaînes généralistes. Il en résulte une concurrence qui imprègne fatalement tous les raisonnements et influe sur les programmes. Cette situation aurait dû et devrait conduire à un renforcement significatif des moyens du secteur public et, pour les financer, à une augmentation importante de la redevance en la portant au niveau de ce qu’elle est en Allemagne, par exemple.
Il aurait fallu, il faudrait également inventer d’autres formules pour la recueillir, en l’attachant, par exemple, à la taxe d’habitation. Faire vivre et développer un service qui est le bien de tous et de chacun entraîne un certain nombre d’exigences et de règles de conduite. Cela signifie, par exemple, qu’il ne fallait pas exonérer les «seniors» de la redevance, celle-ci ne pouvant ni ne devant être un des moyens de redistribution des richesses.
Le recours à une redevance d’un montant plus élevé permettrait de limiter la publicité sur les chaînes publiques, de les libérer de la pression obsédante de l’audimat heure par heure. La part des recettes publicitaires supplémentaires qui iraient nécessairement se porter sur les chaînes privées, par « effet de siphon », permettraient d’augmenter les contributions de celles-ci au fonds de soutien à la production, ce qui renforcerait la vitalité des industries de production, qui est un secteur d’intérêt national.
J.F. H : Après la CNCL, est venu le CSA, qui est désormais installé dans la durée. Comment jugez-vous son rôle ?
Jean-Noël Jeanneney : Je pense qu’on ne devrait pas continuer à lui faire nommer les présidents des chaînes publiques. Lui confier cette responsabilité revient à le mettre en porte-à-faux dans l’exercice de ses autres fonctions. Il se trouve en effet être l’arbitre des équipes qui sont sur le terrain dans le jeu de la concurrence. En même temps il nomme l’entraîneur d’une de ces équipes. On pourrait imaginer d’autres modalités. Les présidents de chaîne pourraient, afin de clarifier le jeu, être nommés par le gouvernement, avec l’approbation par exemple d’une commission parlementaire.
J.F. H : L’idée resurgit régulièrement d’installer une grande chaîne de télévision publique française d’envergure internationale. Est-ce réaliste, en a-t-on les moyens ?
Jean-Noël Jeanneney : C’est surtout question de courage politique. Le développement de RFI, qui est le pur produit d’une volonté politique forte puisque n’intéressant pas vraiment l’opinion publique nationale, en a apporté la preuve. Voilà bien un domaine où il ne faut pas avoir une approche strictement financière : les bénéfices induits par un plus grand rayonnement culturel, y compris écono – miques, peuvent être considérables et doivent être pris en compte, sur le moyen terme.
J.F. H : Le lancement d’ARTE sur le réseau hertzien représentait un pari ambitieux, difficile et, à l’époque, mal compris ou durement critiqué. Quels sont les principes qui vous ont inspiré cette décision, au printemps de 1992 ?
Jean-Noël Jeanneney : Au moment où s’est posé publiquement le problème d’ARTE, il s’est agi de faire passer cette petite chaîne d’une diffusion par câble au réseau hertzien puisqu’un canal venait d’être libéré par la faillite de « La Cinq ». Cette fois la décision a été prise relativement vite. La droite s’y est opposée avec des arguments contradictoires : personne ne regarderait cette chaîne, l’offre telle qu’elle était donnait amplement satisfaction et, enfin, on pouvait prévoir que le projet d’ARTE serait vite dénaturé puisque, pour séduire, cette chaîne serait nécessairement amenée à se dégrader. A gauche, moins bruyamment, se sont aussi manifestées quelques réticences. Certains, par exemple, craignaient que l’apparition de cette chaîne ne serve de prétexte aux autres pour ne plus fournir de programmes culturels. J’étais alors Secrétaire d’Etat à la Communication. Bercy était a priori hostile à ce projet craignant les coûts.
Néanmoins, avec le soutien de Jack Lang, j’ai pu rapidement convaincre Pierre Bérégovoy, Premier Ministre. L’idée était simple : il s’agissait de proposer à un public spécifique, réparti dans tous les milieux sociaux et partout en France et en Europe, des programmes de haute qualité culturelle. Et, ce faisant, nous ouvrions plus large la porte à ceux des producteurs parmi les plus ambitieux en leur offrant des ressources supplémentaires propices à leur créativité.