Audition de MM. Edouard BALLADUR, Premier Ministre (1993-1995), Député de Paris,
(séance du 21 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Ouvrant la séance, le Président Paul Quilès a rappelé que l’audition de MM. Edouard Balladur, ancien Premier Ministre, Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin, anciens Ministres, s’inscrivait naturellement dans le cadre des investigations de la mission dont l’objet est de faire la lumière sur l’enchaînement des événements qui ont conduit aux massacres perpétrés au Rwanda. Il a indiqué que la liste des personnes à entendre n’était pas définitivement arrêtée et que la mission entendrait toutes les personnes et tous les responsables civils, diplomatiques et militaires susceptibles d’éclairer sa réflexion, soit de l’ordre d’une soixantaine d’auditions. Il a précisé que la mission analyserait l’ensemble des documents officiels français concernant la crise rwandaise, certains devant être déclassifiés, ce qui nécessitera plusieurs mois de travail. Il a souligné qu’il était prématuré de vouloir d’ores et déjà tirer des conclusions des premiers travaux de la mission. Il a par ailleurs rappelé que les travaux de la mission se situaient dans le cadre constitutionnel du contrôle parlementaire de l’action gouvernementale.
M. Edouard Balladur a déclaré que c’était bien volontiers qu’il répondrait aux questions de la mission. L’action au Rwanda du Gouvernement qu’il dirigeait ayant eu plusieurs aspects, il a souhaité que MM. Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin puissent l’accompagner, pour compléter et préciser son intervention.
Il a souligné que les informations qu’il apporterait ne concerneraient que l’action et les décisions prises à partir du mois d’avril 1993, mais, la politique de la France au Rwanda ne commençant pas le 29 mars 1993, il lui a semblé que la mission, pour être tout à fait éclairée, devrait se pencher sur les raisons et les motivations qui ont servi de fondement au resserrement des liens entre la France et le Rwanda dans les années quatre-vingts.
M. Edouard Balladur a souhaité avoir accès aux documents officiels qui portent la trace de l’ensemble des décisions concernant la période où il dirigeait le Gouvernement et pouvoir disposer de l’ensemble des comptes rendus des auditions de la mission, y compris celles tenues à huis clos. A ce propos, il s’est demandé selon quels critères il avait été décidé de procéder à des auditions à huis clos. Il a déclaré qu’un maximum de transparence lui paraissait nécessaire, et que ce sentiment était aussi celui de nombreux officiers français susceptibles d’être appelés à témoigner devant la mission. Enfin, il a précisé qu’il répondrait ultérieurement aux questions qui exigeraient de procéder à des vérifications documentaires.
S’il lui a semblé plus qu’indispensable que la mission puisse faire la lumière sur le déroulement des événements, il lui a paru tout aussi essentiel qu’elle puisse mettre en lumière les raisons pour lesquelles une campagne politico-médiatique, relayée par les canaux les plus divers, a été déclenchée, violente, partisane, souvent même haineuse contre le seul pays de la communauté internationale à avoir tenté une action, avant comme après les accords d’Arusha, avant comme après l’assassinat du Président rwandais, qui, on le sait, a été à l’origine des massacres que la France, la première par la voix de M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères, a qualifiés de génocide. Face à cette campagne qui suscite l’indignation de tous ceux qui ont le souci du renom de la France, il s’est demandé quels étaient les intérêts politiques, stratégiques, économiques, idéologiques de ceux qui l’ont animée et a souhaité que la mission puisse aussi s’intéresser à cette question.
Il a ensuite exposé la situation du Rwanda en 1993 et la position de la France à cet égard. Sur le terrain politique, le pays était, à cette époque et depuis de longues années, l’objet d’affrontements violents entre ses deux communautés, hutue et tutsie. A plusieurs reprises au cours du dernier siècle, les deux communautés s’étaient violemment opposées, ce qui avait donné lieu à des massacres répétés. La minorité tutsie s’appuyant sur l’aide matérielle et humaine apportée par l’Ouganda avait lancé, à partir de la frontière nord du Rwanda, des opérations de reconquête et le début des années 1990 a été marqué par l’alternance d’opérations militaires et de phases de négociations. De juillet 1992 à août 1993, une série d’accords est intervenue sous le nom d’accords d’Arusha I, II, III et IV. En mars 1993, le Rwanda comptait déjà un million de personnes déplacées, fuyant l’avance des troupes du FPR. Il a fait remarquer que face à cette situation, les réactions de la communauté internationale avaient été timides et de peu de portée. Ainsi, la mission d’observation des Nations Unies à la frontière Ouganda-Rwanda, créée en juin 1993 par la Résolution 846 du Conseil de Sécurité de l’ONU n’avait eu qu’une action limitée du fait de l’obstruction des autorités ougandaises. La MINUAR créée en octobre 1993 en grande partie grâce aux pressions exercées par la France -M. le Ministre Alain Juppé pourra le confirmer- sur les Etats-Unis et sur l’ONU, et qui avait pour mission de surveiller une zone théoriquement démilitarisée ne fut guère plus efficace.
Après la signature des accords d’Arusha IV durant l’été de 1993, la France décida de réduire sa présence militaire qui passa d’un peu plus de 300 hommes en mars 1993 à quelques dizaines au 1er janvier 1994 (24 selon ses sources), qui constituaient un détachement d’assistance militaire technique. En ce qui concerne les livraisons d’armes, M. Edouard Balladur a indiqué que le Gouvernement ne procéda, entre mars 1993 et la décision d’embargo d’avril 1994, qu’à des livraisons extrêmement limitées -dont la liste, telle qu’elle lui a été communiquée, est à la disposition de la mission- effectuées en vertu d’autorisations délivrées par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) avant 1993. Il s’agissait, entre autres, de 7 pistolets ou revolvers, de 160 parachutes et de pièces de rechange pour véhicules militaires ainsi que de 1 000 projectiles pour mortiers de 60 mm, conformément à une décision d’autorisation interministérielle datant de 1991. En avril 1994, il a précisé que la décision de ne plus livrer d’armes, sous aucune forme, fut prise par son Gouvernement avant l’embargo décidé par les Nations Unies.
L’attentat du 6 avril 1994 qui coûta la vie aux Présidents du Rwanda et du Burundi déclencha de nouveaux troubles qui dégénérèrent rapidement en massacres. La communauté internationale ne réagit pas, ou peu. La France décida de rapatrier d’urgence ses ressortissants et se retrouva seule, face à un choix s’exprimant dans les termes suivants :
— une intervention sous forme d’interposition ; cette solution, présentée par ceux qui en étaient les tenants, comme une manière de stopper l’avance des troupes du FPR, aurait impliqué une action de guerre menée par des troupes françaises sur un sol étranger. M. Edouard Balladur a précisé qu’il s’y était opposé, considérant que la France ne devait pas s’immiscer dans ce qui apparaîtrait rapidement comme une opération de type colonial ;
— une intervention strictement humanitaire et exclusivement destinée à sauver des vies humaines quelle que soit l’origine ethnique des personnes menacées, solution qu’il avait lui-même proposée, contrairement à ce qui est parfois affirmé sans preuve. C’est ce choix qui a été décidé, en accord avec le Président de la République comme en témoigne la lettre qu’il lui a adressée, et qu’il tient à la disposition de la mission.
Cependant, dans la communauté internationale, une intervention humanitaire suscitait une réticence générale et se heurtait à la passivité des Nations Unies. Il a rappelé qu’afin d’enlever tout prétexte à l’inaction et à l’indifférence, il avait subordonné l’opération Turquoise à certaines conditions : celle-ci devait être autorisée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies ; la France ne devait pas s’engager seule ; l’objectif de l’opération serait strictement humanitaire ; l’opération serait limitée à une durée de deux mois.
La France reçut finalement le 22 juin l’autorisation qu’elle sollicitait du Conseil de Sécurité à l’unanimité, mais, malgré de très nombreuses démarches françaises, aucun pays développé ne s’associa à l’opération Turquoise (les Etats-Unis restaient traumatisés par l’échec de leur opération en Somalie, la Belgique n’oubliait pas l’assassinat de ses Casques bleus, l’Allemagne ne pouvait intervenir pour des raisons constitutionnelles, l’Angleterre considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence historique et le fit savoir par la voix de son Ministre des Affaires étrangères, l’Italie acceptait le principe d’un soutien qu’en pratique elle ne mit pas en oeuvre). Quelques contingents africains -sénégalais, tchadiens, nigériens, bassoguinéens, mauritaniens, congolais- participèrent donc, seuls, aux côtés de la France, à cette opération.
Les difficultés de l’opération et de sa mise en oeuvre étaient connues dès l’origine. Malgré l’hostilité de certains, la passivité de beaucoup, la France estimait cependant qu’il était de son devoir d’essayer de sauver des vies. M. Edouard Balladur a précisé qu’il s’était rendu devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, en compagnie de M. Alain Juppé, pour s’en expliquer et dissiper tous les malentendus plus ou moins complaisamment entretenus. A la fin de juillet, lors d’un déplacement au Rwanda, dans la zone démilitarisée, qu’il avait effectué en compagnie de MM. François Léotard et Michel Roussin, il a pu constater la façon admirable dont les soldats français accomplissaient leur mission humanitaire et a rappelé que l’opération fut bien menée conformément aux principes définis : les soldats français désarmèrent et neutralisèrent les milices hutues et les FAR qui se trouvaient dans la zone démilitarisée.
Le bien-fondé de l’intervention française éclata rapidement au grand jour : des voix s’élevèrent partout pour demander à la France de rester, et très vite des critiques inverses des précédentes lui furent adressées : l’opération Turquoise avait été décidée trop tard, elle était d’une ampleur insuffisante.
Estimant que les faits sont parfaitement clairs, il a affirmé que la France n’avait pas participé à des opérations militaires aux côtés des forces armées rwandaises en 1993 et 1994, comme en témoignent la diminution de ses effectifs militaires réduits à quelques dizaines d’hommes et l’arrêt de toute autorisation d’exportation des armes (selon ses informations) et que grâce à elle, seule à être intervenue pour limiter l’horreur, plusieurs dizaines de milliers de vies humaines ont été sauvées. Le Gouvernement français a estimé que le rôle de la France n’était pas de monter une expédition coloniale, mais au contraire d’essayer de mettre en oeuvre une opération humanitaire. Les autres pays n’ont rien fait.
M. Edouard Balladur a souhaité redire sa surprise et sa réprobation devant le comportement de tous ceux qui, impuissants à rétablir la paix, incapables de sauver la vie des Européens de Kigali, impuissants encore à mettre fin aux massacres ou à porter secours aux populations martyrisées, mettent aujourd’hui en accusation le seul pays au monde qui a agi, avec les moyens qu’il avait, et en surmontant les réticences de la communauté internationale.
Il a estimé que la mission parlementaire d’information, bien plus qu’utile, était indispensable car il n’y a pas d’un côté les bons, de l’autre les mauvais, d’un côté les bourreaux, de l’autre les victimes. Ce qui s’est passé avant, pendant, après ce génocide, jusqu’à aujourd’hui, montre que la situation est autrement complexe. La clarté doit être faite. Ce n’est donc pas la loi du silence qu’il faut respecter mais celle de la vérité et chacun a le devoir de s’exprimer librement, complètement et impartialement devant la mission.
L’ensemble des responsables du Gouvernement qui ont eu à décider dans cette dramatique situation sont là pour répondre aux questions, pour aider à comprendre le rôle de la France, mais aussi pour permettre de défendre le renom de notre pays et celui de son armée.
M. Edouard Balladur a alors souhaité obtenir communication : des dossiers du SGDN permettant de préciser les dates, la nature et les quantités des livraisons d’armes pour la période 1993-1995, et pour la période antérieure ; des dates des autorisations d’exportation délivrées par la CIEEMG de 1990 à 1995, n’ayant personnellement pas pu, malgré sa demande, disposer à ce jour des informations nécessaires, enfin, des comptes rendus des auditions des personnalités entendues à huis clos. Il a suggéré que la mission s’attache également à l’étude des responsabilités des autres pays, quels qu’ils soient, qui ont pu favoriser, soutenir, ou aider l’action des organisations qui se combattaient au Rwanda (les services français devant être en mesure d’apporter les éclairages nécessaires), et qu’elle recherche aussi l’origine et les formes prises par la campagne dirigée contre la France.
Il a précisé qu’il était prêt à revenir devant la mission si celle-ci le jugeait utile et a souhaité pouvoir être entendu à nouveau, à sa demande, s’il l’estimait nécessaire.
M. Edouard Balladur a enfin fait part de ses réactions personnelles en sa qualité de citoyen : ayant exercé la fonction de Premier Ministre, parfois dans des conditions difficiles, avec tout le scrupule et toute la conscience morale dont il était capable, il a eu à prendre des décisions graves, celle d’entreprendre l’opération Turquoise en a été une. Il s’agissait pour la France de donner l’exemple. Elle l’a donné. Qui d’autre, à sa place, ou qui avec elle a consacré autant de temps, autant d’argent -puisqu’il faut bien en parler- a envoyé autant d’hommes pour empêcher, du moins pour limiter ces massacres abominables ?
Il a conclu en soulignant qu’il trouvait révoltant que l’action de la France puisse servir aujourd’hui d’aliment ou de prétexte à une campagne dirigée contre elle et a ajouté que ce sentiment était partagé non seulement par nos soldats, mais aussi par l’ensemble des Français qui ont toutes les raisons, en la circonstance, d’être fiers de leur pays et de l’action humanitaire qu’il est le seul à avoir menée.