La polémique recuite sur la politique conduite par François Mitterrand à l’égard de la réunification de l’Allemagne a resurgi du fait du chef de l’Etat, et de François Fillon. « Nous n’avons rien vu venir dans le monde arabe ; lui non plus en Allemagne », ont-ils dit en guise d’excuse. Sur le premier point ils se seraient mieux défendus en rappelant que personne n’est censé prévoir l’imprévisible (ce qui a fait problème c’était la réaction à côté de la plaque, pas l’absence de prévision). Quant à la seconde affirmation elle est fausse mais tenace, ce qui justifie que l’on y revienne.
« Il n’a rien vu.» On ne peut pas se tromper plus ! Dès octobre 1981, François Mitterrand prédisait à Helmut Schmidt que d’ici dix ou quinze ans, l’URSS serait assez affaiblie pour ne plus être capable d’empêcher la réunification. L’arrivée de M. Gorbatchev au pouvoir le renforça dans cette conviction. Dès le 9 octobre 1985, au Conseil des ministres, il jugea « possible que l’URSS, s’il se développe une revendication anti-Yalta, s’ouvre une révolution qui pourrait la soulager. Les Russes exploitent ces pays d’Europe de l’Est mais ils leur coûtent cher ». En juillet 1989, quatre mois avant la chute du mur il réaffirma publiquement dans le Nouvel Observateur et à trois journaux européens ce qui avait été sa ligne de conduite comme premier secrétaire du PS : « l’aspiration des Allemands à la réunification est légitime dès lors qu’elle se déroule démocratiquement et pacifiquement ». Démocratiquement, cela voulait dire des élections libres en RDA. Pacifiquement, cela supposait que seraient pris en compte les intérêts des pays voisins, en particulier la question des frontières avec la Pologne (elle-même très inquiète) et le renoncement aux armes ABC. Plus tard il ajouta : que cela renforce l’Europe (par contre l’OTAN l’indifférait) et que cela n’entraine pas la chute de Gorbatchev.
Alors qu’a-t-il échoué à prévoir, qu’un autre ait vu mieux que lui ? A quel prophète extralucide le compare-t-on ? Quelle déclaration prémonitoire d’un de ses prédécesseurs, de George Bush père, de Margaret Thatcher, de Mikhaïl Gorbatchev, de Helmut Kohl lui-même lui oppose-t-on aux siennes ? Helmut Kohl qui, en novembre 1989 encore, après la chute du Mur, expliquait à ses compatriotes, dans son plan en dix points, que la réunification prendrait encore des années et bien des étapes ?
« Il était contre. » On l’a vu, c’était faux. Pour autant fallait-il approuver les yeux fermés ce processus ? Pendant quarante ans, la perspective de cette réunification avait été considérée comme un casus belli potentiel. Tout l’acquis de la construction européenne aurait pu s’en trouver remis en question et on aurait voulu que le président français traitât cet événement avec légèreté, en groupie ou en spectateur ébahi? François Mitterrand l’a traité avec gravité et sérieux, en ami de l’Allemagne, un ami sincère mais exigeant, et en veillant aux intérêts de la France, de l’Union européenne et de la paix en Europe, il s’est comporté non en commentateur ou en supporter, mais en président. Il ne s’est pas demandé s’il était pour ou contre mais a agi pour que cela se passe bien.
Voilà donc un dirigeant – François Mitterrand – qui a fixé son cap plusieurs années avant que ses futurs détracteurs aient conçu à retardement leurs futures critiques ; qui a mené pendant toutes les années 80 la politique franco-allemande que l’on sait et dont on voit encore mieux avec le recul qu’elle avait pour but de préparer la France, l’Allemagne et l’Europe à ce rendez vous ; qui a agi de concert avec Helmut Kohl pour accompagner les changements à l’Est et la réunification par un renforcement de l’Europe ; qui, dès le Conseil européen de juin 1989, a essayé de convaincre Kohl d’accepter la monnaie unique ; qui, dès septembre 1989 – deux mois avant la « chute » du mur –, a donné comme instruction à Roland Dumas et à ses collaborateurs de tout faire pour obtenir cet engagement allemand sur la monnaie au Conseil européen de décembre 1989 à Strasbourg. Ce qui fut fait. C’est aussi lui qui, pressentant les immenses changements à venir et voulant non pas les empêcher, bien sur, mais les encadrer et les organiser, a lancé en quelques semaines, à fin de 1989, trois idées : celle de la Berd pour aider l’Europe de l’Est a réussir sa transition ; celle d’un sommet spécial de la Conférence pour la sécurité et la coopération européennes, pour régler pacifiquement ce grand bouleversement, et ce fut le sommet de Paris en novembre 1990 ; celle, enfin, d’une « confédération européenne », pour offrir aux nouvelles démocraties de l’Est une structure où elles se seraient trouvées immédiatement à égalité de droits avec les pays d’Europe de l’Ouest. Et là il échoua du fait du refus des pays de l’Est et des États-Unis. Les tensions légitimes (fallait-il être passif ?), à l’automne et à l’hiver 1989 furent la genèse du traité de Maastricht. Où sont dans tout cela les trains ratés ? La façon dont il a géré nos intérêts et ceux de l’Europe durant ces semaines décisives lui a valu la reconnaissance des Français, l’estime de G. Bush, le respect d’Helmut Kohl (sinon ils n’auraient pas fait Maastricht ensemble !) et celui de Gorbatchev. Des historiens comme Schabert ou Buzzo l’ont magistralement démontré. Pourquoi les dirigeants politiques ne liraient pas les historiens ?
Vingt-cinq ans après ces événements, il est peut-être enfin possible d’en parler sérieusement, de façon historique et non partisane. Ce qui aurait pu être un drame et réduire l’Europe en miettes à fourni, au contraire, un exemple comme il y en a peu de gestion collectivement intelligente d’une grande mutation géopolitique.
Jean-Louis Bianco et Hubert Védrine