En 1949, François Mitterrand est interviewé par le journal L’Européen sur ses sentiments, et ceux de son parti, à l’égard de l’intégration politique du continent. À bien des égards, ses réponses annoncent le Mitterrand européen des années quatre-vingt.
Interview exclusive recueillie par Bert Sylvère, en décembre 1949.
Poursuivant notre grande enquête auprès des dirigeants de tous les partis politiques français, et après les importantes et exclusives déclarations de MM. Guy MOLLET pour les Socalistes, Francisque GAY et Albert GORTAIS pour le M.R.P., Edouard BONNEFOUS pour le R.G.R., nous avons cette fois posé nos questions rituelles à un représentant qualifié de l’Union Démocratique et Sociale de la Résistance (U.D.S.R.). Laissons la parole à notre rédacteur.
Il me fut très difficile de joindre M. François MITTERRAND, Député, de la Nièvre, Membre du Comité Directeur et de la Commission Exécutive de l’U.D.S.R. Très absorbé par les différentes commissions dont il fait partie, ce fut à la sortie de l’une d’elles – la Commission des Finances – qu’il m’accorda cordialement un entretien afin de faire connaître aux lecteurs de L’Européen la position de son parti en ce qui concerne l’Europe et son unification. La maîtrise avec laquelle il répondit à nos questions démontre combien ce problème le touche et à quel point il le connaît.
1. Quelle est la position de l’U.D.S.R. devant les problèmes (économiques et politiques) de l’unification européenne ?
L’U.D.S.R., parti né de la guerre et dans la résistance à nos occupants, est sensible par là même à toute tentative d’unification européenne génératrice de paix. Patriotes, mais non nationalistes, ses représentants seront chaque fois partisans de tout effort en faveur des accords économiques et politiques mettant en commun les richesses et les possibilités de l’Europe.
2. Comment voyez-vous l’unification européenne ?
L’unification ne peut se faire que par la force ou par un pacte – impérialisme ou fédéralisme – contre la force qui ne peut s’imposer que par la guerre, mais ne se maintenir que par l’absolutisme : notre choix est clair.
3. Que pensez-vous faire dans l’avenir immédiat ?
Faciliter toutes les tentatives en cours. Rendre plus efficace l’O.E.C.E. Engager les Gouvernements à contracter dans tous les domaines, les soutenir contre tous les séparatismes géographiques, politiques ou coutumiers.
4. Quelles sont les résolutions de votre dernier Congrès ou point de vue de l’unification européenne ?
L’U.D.S.R. propose une politique européenne dont il appartient au Gouvernement français de prendre l’initiative.
1° Sur le plan politique et institutionnel : l’union européenne exige d’abord que l’on mette fin à la fiction mensongère des États souverains qui doivent admettre et créer des institutions politiques, économiques, administratives et culturelles communes au continent européen et capables d’imposer à tous les États une discipline conforme à l’intérêt général des peuples européens, fut-ce aux dépens des intérêts particuliers parfois très égoïstes. La pré-constituante européenne de Strasbourg doit être élargie. Le chiffre de 18 délégués pour la France est ridicule. On doit faire appel aussi à des non-parlementaires, représentatifs des grandes confédérations économiques et sociales et on ne doit pas oublier les délégués des forces intellectuelles et morales, non plus que les grands spécialistes des questions internationales : juristes, économistes, techniciens, indépendants des intérêts particuliers. Les pouvoirs de l’Assemblée de Strasbourg doivent être accrus : il est inconcevable par exemple que son ordre du jour lui soit imposé par les Gouvernements. D’autre part, un Conseil consultatif économique doit la compléter comme l’a demandé le Congrès de Westminster.
2° Sur le plan économique : une politique économique européenne doit être également instaurée. Mais elle doit être tout autre chose que l’actuelle « coopération » de 19 économies autarciques d’Etats qui se veulent souverains, quoiqu’ils ne puissent se suffire à eux-mêmes. Il convient au contraire de créer une économie européenne, un marché européen et de pratiquer une politique d’investissements et de crédit à l’échelle du continent et de son Outre-Mer. L’élargissement des marchés pourra seul rendre possible une production standardisée, donc à un prix de revient moins élevé qui permettra d’élever le niveau social des peuples. L’économie européenne doit être orientée sur un plan général très souple, élaboré en commun car elle doit échapper au dirigisme d’un super-état européen qui constituerait un grand danger et à une bureaucratie internationale autant qu’au dirigisme des grands trusts et monopoles internationaux ou à l’anarchie d’une concurrence sans limites. Les tentatives timides d’unions douanières bilatérales (Bénélux ou France-Italie) doivent être accomplies et complétées en une union douanière plus large. Enfin, des institutions économiques communes sont à créer : banque et monnaie européennes communes, grands offices européens du charbon, de l’énergie, des transports, etc…, mettant à la disposition de tous les Européens les sources de matières premières dont tous ont besoin et qui doivent être européanisées telles la Ruhr, les mines de Silésie, la houille blanche des Alpes, etc. Par cette internationalisation des principales sources de matières premières de l’Europe, toute guerre civile européenne deviendra impossible, aucun État ne disposant plus des moyens matériels d’imposer aux autres un impérialisme national.
3° Sur le plan culturel : il est essentiel de développer les contacts entre universités et entre les professions intellectuelles : presse, radio, lettres, arts, sciences. Une université européenne doit être envisagée. Toute une politique d’équipement culturel doit être entreprise en matière d’organisation des loisirs populaires notamment et aussi de l’aide apportée à l’éducation de la jeunesse qui doit apprendre à se connaître et prendre conscience de la communauté de sa civilisation. L’Europe ne peut exister qu’en prenant conscience de l’esprit européen.
5. Quels sont d’après vous les plus sérieux obstacles à la réalisation effective de l’union européenne ?
Les habitudes acquises, les égoïsmes nationaux, les fanatismes idéologiques constituent à l’heure actuelle le véritable obstacle à l’unification. Pas d’Europe si elle n’est pas à notre exacte convenance semblent-ils dire.
6. La guerre sera-t-elle possible devant une Europe unifiée ?
La guerre avec qui ? L’Amérique ? L’Asie ? Je ne suis pas prophète, mais, vérité de la Palisse, moins il y aura d’occasions, moins la guerre aura de chances d’éclater.
7. Quelle est votre position en ce qui concerne l’Allemagne et son admission au Conseil de l’Europe ?
Elle a été définie par nos représentants : oui pour l’admission de l’Allemagne mais pas au Conseil des Ministres. L’Allemagne doit être intégrée dans l’actuel effort d’unification européenne. D’autant que c’est à notre avis la seule manière de régler le problème allemand. Évidemment, des précautions sont nécessaires, mais pas au point de nier l’existence d’une Nation d’autant plus dangereuse qu’on ne lui laisserait pour avenir que la voix du nationalisme.
8. Quel est votre avis sur l’enquête menée par L’Européen ?
Tout ce qui peut répandre dans l’opinion publique l’idée de l’unification européenne nécessaire est utile et mérite attention.