Presque un quart de siècle nous sépare de la dernière élection d’un socialiste à la Présidence de la République. Vingt-cinq ans, c’est aussi le temps qu’il a fallu à François Mitterrand pour briser, le 10 mai 1981, le plafond de verre qui séparait la gauche des responsabilités du pouvoir sous la Vème République. Jeune militante syndicale et associative, je me souviens encore de ces fenêtres qui s’ouvrent sur des rues de Paris devenues cohue, fêtes improvisées, passants en liesse. C’était la joie vibrante d’un peuple conscient de participer à l’Histoire et de la façonner. J’étais heureuse pour la France, figée par plusieurs décennies de politiques conservatrices. Pour la gauche, qui avait tant attendu. Et puis, j’étais heureuse pour lui, Mitterrand, cet homme-phénix décrit le plus souvent comme un personnage de Balzac et qui était pour moi un héros de Dumas. Avec la gauche, il avait patienté, enduré, affronté, trébuché, espéré. Ce jour-là, à 65 ans, il entamait une vie nouvelle au service du pays.
Je n’éprouve à l’égard de François Mitterrand aucune nostalgie : j’ai pour lui de la reconnaissance et de la gratitude. Une profonde reconnaissance, d’abord, pour ce qu’il a rendu possible. Abolition de la peine de mort, décentralisation, élan européen, radios libres, dépénalisation de l’homosexualité : songeons un instant au visage de la France d’avant ses avancées historiques. L’obsession du progrès et le souci constant d’aller de l’avant n’étaient pas le moindre de ses paradoxes, lui le Charentais né en 1916. De son savoir livresque et charnel de l’histoire de France, il tirait la conviction que pour tenir son rang, le pays devrait se réformer – à l’époque le mot avait encore un sens -, être plus juste, s’ouvrir, bref qu’elle devait changer, « changer la vie ». C’était cela, l’engagement qu’il avait pris devant les Français – ces ouvriers, employés, classes moyennes, artisans, commerçants, artistes, fonctionnaires qui avaient le sentiment de ne plus être écoutés – et c’était cette parole qu’il mettait toute son énergie à honorer. De la retraite à 60 ans aux nationalisations et à la réduction du temps de travail, François Mitterrand aura mis en œuvre la quasi-totalité de ses 110 propositions. Membre du cabinet du Ministre du Travail et chargée de la rédaction des Lois Auroux après 1981, je peux témoigner de l’enthousiasme sans pareil avec lequel nous travaillions. Je suis fière de ce que nous avons accompli, grâce à lui.
Plus encore que ses réalisations concrètes, je retiens de François Mitterrand la façon singulière, exigeante et passionnée avec laquelle il « vivait » notre pays et s’inscrivait dans son roman national. Mitterrand incarnait la France jusque dans ses contradictions : un goût immodéré de l’égalité qu’il ne dissociait jamais de l’impératif de liberté, la nécessité de penser global et d’agir local, le primat de la culture sur l’argent, le souci du mot juste lorsqu’il s’agit de porter la voix de la France dans le monde, le besoin d’unir les forces du travail, de la justice et de la créativité. Pour lui, l’unité nationale n’était pas un slogan électoral mais l’essence même de sa fonction : le Président de la République doit être celui qui conjugue et qui rassemble. La volonte d’unite était aussi la marque de son engagement européen, lui qui ne séparait pas intérêt national et avancées communautaires. A l’heure du retour des égoïsmes nationaux et des gesticulations sans lendemain, la hauteur de sa vision nous manque.
J’éprouve enfin une profonde gratitude pour ce que François Mitterrand nous a appris, à nous, femmes et hommes de gauche. La force de la volonté est, selon moi, son plus grand héritage. La volonté comme antidote aux conservatismes et à l’immobilisme. La volonté de « bouger les lignes » selon les mots que j’ai si souvent entendus de sa bouche : « il y a un chemin, vous savez, il y a toujours un chemin », m’a-t-il dit, alors que nous marchions dans les jardins de l’Elysée, quelques jours avant les législatives de 1993. Dans le froid et sous le ciel pâle de février, ces paroles résonnèrent en moi comme une promesse. Je crois que l’idée de la Fondation Agir Contre l’Exclusion, à laquelle j’allais donner naissance quelques mois plus tard, est née de cette discussion. Je retiens sa volonté d’agir pour transformer le système, non pour l’accompagner, avec la conviction qu’aucune élection ne se gagne pour la gauche sur le terrain de l’adversaire. Il ne peut y avoir de majorité politique sans majorité sociale. Il ne peut y avoir de majorité sociale sans rassemblement de toute la gauche, des écologistes, des humanistes et de l’ensemble des forces de progrès : voilà la grande leçon de François Mitterrand. « A la différence des partis de l’argent », disait-il, «le candidat socialiste n’est pas solitaire dans son combat. Son envie, c’est celle de plusieurs million de citoyens et de militants. L’envie de faire respirer à plein poumons un pays qui étouffe sous le poids des privilèges. La force et la volonté du candidat socialiste sont nourries par l’élan des forces les plus créatives et les plus ardentes ». A quelques mois du rendez-vous de 2012, il nous faut retrouver cette envie. C’est le sens de mon action. C’est cela, retrouver le chemin de Mitterrand.