Giovanni Spadolini (1925-1994) fut un historien et un journaliste de renom avant de s’engager en politique. Chef du Parti Républicain, petite formation de centregauche, il devint, en 1980, le premier président du conseil non démocrate chrétien de la République italienne. Esprit vif et généreux, il entretint avec François Mitterrand des relations très cordiales. Il avait, aux yeux du président français le triple mérite d’être Florentin, homme de culture et laïque, cette dernière espèce étant fort rare en Italie. Devenu président du Sénat italien en 1987, Spadolini continua à lui rendre régulièrement visite à l’Elysée. Voici le portrait qu’il brosse de Mitterrand orateur dans un livre de souvenirs paru en 1988 (Il mondo in bloc-note. 1984-88, Milan, Longanesi éditeur).
« Strasbourg. Fin septembre. J’écoute Mitterrand, dans la grande salle du Conseil de l’Europe, tandis qu’il parle de la démocratie et du vieux continent. Silences et paroles, tout est calculé. Modulation parfaite des pauses. Citations rares, mais toujours appropriées. L’évidence qui devient solennité sans que le solennel ne devienne jamais banal. Rien à voir avec la déclamation du général, avec ces envolées, qui étaient toutes programmées comme au temps du théâtre du grand siècle. (…) Mais on comprend que la leçon gaulliste n’a pas été négligée par celui qui en est l’héritier et le concurrent lointain : à sa manière, très différente, il se fait l’interprète d’une France des « petites gens », opposée à la conception michelangélesque et sculpturale de son pays qu’avait le fondateur de la France libre.
Quand il entre dans l’hémicycle du Conseil de l’Europe, Mitterrand s’avance comme un souverain. (…) Il n’a aucun papier en main. Il regarde, sourit, soupèse. Après les salutations du président de séance, un aide de camp lui tend quelques feuillets qu’il dépose avec détachement sur le pupitre. Tout est écrit : et pourtant tout, ou presque, semble improvisé. Le jeu flûté des basses et des aigüs sert à capter l’attention. Quelques suspensions un peu plus prolongées. Quelques effets à peine appuyés. Le silence de la salle est impressionnant ».
En expert des pièges et des ressacs de la vie politique, Spadolini admire également la façon dont Mitterrand, loin de se laisser ligoter par la cohabitation, a su la tourner à son avantage et préserver la fonction présidentielle :
« Mitterrand ne s’est pas rendu à la cohabitation. Dans sa partie d’échecs avec Chirac, il a préservé la sphère souveraine de l’Elysée en matière de politique internationale et de politique de défense. Au fur et à mesure que le gouvernement s’enlisait, le président de la République s’élevait (…) Il est en tête de tous les sondages. Sa popularité avait chuté dans les derniers mois du gouvernement socialiste. Le gouvernement conservateur l’a fait remonter, le transformant en patriarche d’une République de nouveau incertaine, de nouveau tentée par les jeux de la Quatrième. (…) Le radical Mitterrand – l’homme qui a vécu la parabole complète et les contradictions de la Quatrième et de la Cinquième Républiques – se retrouve supra partes, une sorte de garantie contre l’aventure. Un point de stabilité. Un élément de certitude et de continuité. Surtout en politique étrangère ».
L’histoire, passion commune à Spadolini et à Mitterrand, leur offrait une moisson de sujets de conversation. A chacune de ses visites à l’Elysée, Spadolini arrivait les bras chargés d’ouvrages historiques. Mitterrand, qui connaissait et partageait son goût des livres anciens, lui avait offert une édition originale de l’Ancien Régime et la Révolution de Tocqueville, corrigée de la main de l’auteur, ainsi que la première édition de Rome, Naples et Florence de Stendhal. Mais ce qui les rapprochait par-dessus tout, c’était Florence, évidemment. Spadolini se souvenait d’y avoir rencontré Mitterrand pour la première fois fin 1957-début 1958. Bien qu’il fût alors une personnalité de premier plan de la Quatrième, il était là incognito pour des recherches à la Bibliothèque Laurentienne.
« Pendant notre brève rencontre dans la salle du Conseil de l’Europe, raconte Spadolini, la discussion revient sur Florence. Ce n’est pas un hasard : c’est la patrie idéale du président français, qui n’a jamais terminé son livre sur Laurent le Magnifique mais connaît la Renaissance toscane et italienne aussi bien que la française. « Il faut que j’y retourne bientôt. J’ai encore bien des aspects à explorer », me dit-il. Quand, dans son discours, il a cité les communes médiévales où s’épanouirent les premières libertés démocratiques, il s’est référé aux communes d’Italie, de Flandres et de France. « Mais c’est surtout à la République florentine que je pensais », me glisse-t-il à l’oreille ».