J.F. Huchet : Dès 1982, donc très vite, la gauche vote une loi qui amorce un profond bouleversement du monde de la radio et de la télévision, allant bien au-delà du programme du candidat François Mitterrand. Y-avait-il à ce point urgence ?
Jacques Attali : Pour bien comprendre d’où la gauche est partie, il faut d’abord se souvenir de la chape de plomb qu’avait fait peser le pouvoir précédent sur le monde des médias. Ainsi, en 1974, la quasi-totalité des médias importants roulaient pour les deux candidats de la droite, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chaban-Delmas, avant d’apporter peu à peu un soutien de plus en plus net au premier des deux. Il en était ainsi de l’ORTF mais aussi des stations de radio dites privées. C’était une situation qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui. Entre 1974 et 1981, cette emprise a continué à se manifester, d’une façon un peu plus distante, peut-être plus habile. Alain Duhamel faisait une chronique qui pour être passionnante n’en était pas moins militante. Dans le même temps, la principale émission politique de la télévision, « Cartes sur table », dissimulait à peine à quel point elle était aux ordres du pouvoir. Pourtant, à mesure que montaient les sondages en faveur de François Mitterrand, ici et là, on a commencé un peu à s’intéresser à lui. Toute la campagne de 1981 a été menée avec des médias qui nous étaient très majoritairement hostiles. Tout ceci pour expliquer pourquoi, parvenus au pouvoir, quelques-uns avaient en tête une idée très simple : faisons comme nos prédécesseurs, plaçons nos amis aux postes-clés, ne nous gênons surtout pas. D’autres pourtant, moins nombreux, raisonnaient selon les termes de l’équation qui venait de se révéler, à savoir que dans la mesure où François Mitterrand avait été élu contre les médias, les contrôler ne servait finalement à rien. Et puisque la gauche était élue pour faire mieux respirer la démocratie, il fallait plutôt multiplier les canaux d’informations pour offrir au plus grand nombre un accès plus facile à l’éducation et à la culture. Ces deux attitudes, ces deux courants ont été sans cesse présents.
J.F. H : Quelques autres craignaient surtout que les « puissances d’argent » soient les premières bénéficiaires de la libération des ondes. On entendait parler alors de « radios-frics ».
Jacques Attali : Effectivement. Ceux-là redoutaient que s’installent, par exemple, de grandes radios privées soutenues par des moyens financiers écrasants. La gauche a de ce fait commencé par libéraliser les radios avec une vision réduite des enjeux et des évolutions tant sociologiques que technologiques déjà en oeuvre. La bataille a presque rebondi immédiatement quand s’est posée la question de leur viabilité économique et donc de leur accès aux ressources de la publicité. Le débat s’est transporté très vite vers la question des télévisions privées. C’est d’ailleurs un débat ouvert avec la création de « Canal Plus ». Cette nouvelle chaîne devait faire aboutir au départ une idée portée depuis longtemps par la gauche pour équilibrer le paysage en offrant tout ce que les médias installés n’offraient pas ou peu, en particulier dans le champs de l’information. La façon par exemple dont il avait été rendu compte de notre congrès de Valence avait irrité nombre de responsables de la gauche, sans oublier l’incident de « la grue de Latché » et bien d’autres.
J.F. H : En débobinant le film de cette période, on a le sentiment que tous les progrès obtenus dans ce domaine n’étaient pas inscrits dans un plan d’ensemble conçu, au moins dans ses grandes lignes, avant l’arrivée au pouvoir.
Jacques Attali : C’est vrai. La gauche avait des plans sur presque tout, mais pas sur ce secteur.
J.F. H : Il y a là un paradoxe, dans le mesure où nous avions eu à faire souvent le constat de fonctionnements contraires à un exercice convenable de la démocratie.
Jacques Attali : C’était un problème des plus difficiles à résoudre parce qu’il touchait précisément à quelque chose d’essentiel. Quand la gauche est arrivée au pouvoir, nous avions préparé avec un groupe qui comptait, entre autres, Jacques Fournier et Nicole Questiaux les décrets d’application et les textes de lois, sur presque tous les sujets. Nous les avons donnés à Pierre Mauroy, Premier Ministre, au Secrétaire général du gouvernement et à Pierre Joxe, président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale. Dans tout cela il n’y avait presque rien sinon quelques petits textes sur l’harmonisation du service public. En fait, la philosophie générale était : il suffit de changer les hommes. Et puis quand les gouvernants se sont rendus compte, assez vite, que ces sociétés étaient des communautés vivantes, peuplées de journalistes qu’il convenait de respecter, il a été clair qu’il nous fallait accepter la pluralité, voire l’aider à se manifester. Mais c’était là un projet qui ne faisait que poser des difficultés supplémentaires. À cette époque, les deux hommes-clés du gouvernement, Pierre Mauroy et Gaston Defferre, étaient favorables à la maîtrise absolue des médias publics. Il a fallu l’acceptation par François Mitterrand du projet de « Canal Plus », acceptation grandement facilitée par l’idée qu’on y ferait de l’information, pour que cette idée entre dans la réalité.
J.F. H : Le cahier des charges de cette chaîne était très flou. Jacques Attali : Oui. Et d’ailleurs cette nouvelle chaîne a fini par voir le jour sans qu’il y ait le moindre journal télévisé ou d’information. Celle-ci n’est venue que plus tard.
J.F. H : Revenons au départ si vous le voulez bien. A l’origine de ce processus de libération des ondes, il semble que la question des radios locales ait été l’aiguillon principal, au moins devant l’opinion publique.
Jacques Attali : Effectivement. Il était devenu une évidence que la gauche allait les accepter, c’était aussi une évidence qu’en les acceptant, on ouvrait la boite de Pandore.
J.F. H : Quand elles ont été là, elles se sont vite développées dans le plus grand désordre, souvent en infractions avec les principes qui devaient les cadrer. Dans le même temps s’est posée la question de leur viabilité et donc de leurs ressources.
Jacques Attali : Cette question concernait également les chaînes de télévision. C’est dans ce contexte qu’est survenu l’incident NRJ. Cette station se développait de façon notoire en ne respectant aucunes des règles fixées aux radios locales par la loi. Il était envisagé de saisir son émetteur. Aussitôt, ses dirigeants ont riposté en appelant à une manifestation de soutien à la liberté d’expression. La gauche allait donc se retrouver à mener bataille à front renversé de ce qu’avaient toujours été ses combats. La situation était périlleuse, elle aurait laissé des traces durables. François Mitterrand était alors au Sommet européen de Dublin. Avec quelques autres, je l’ai alerté sur le désastre qui se préparait et qui aurait gravement abîmé notre image. S’agissant du respect de ce qui avait toujours été au coeur de nos valeurs, il n’a pas hésité. Il a très vite fait savoir que nous acceptions une évolution vers le marché et la manifestation est tombée à plat. Cela créait une situation nouvelle. En ouvrant cette porte, nous avons été les accoucheurs du pluralisme.
J.F. H : Cette évolution a cependant marqué le début de la fin pour nombre de stations animées qui n’avaient pas vocation à entrer dans le monde marchand, en particulier celles qui avaient été créées par le monde associatif. Jacques Attali : La disparition progressive de cette expression citoyenne est un échec. On peut l’expliquer par de nombreuses raisons. En particulier parce que la gauche n’a pas su apporter le soutien juridique et financier à ce mouvement, mais aussi, peut-être, parce que celui-ci n’a pas su attirer les talents indispensables à son rayonnement. Les grands professionnels auraient pu être là, ils ne l’ont pas choisi. De la même manière que de grandes organisations humanitaires sont nées en France, voulues et animées par des gens talentueux, on aurait pu imaginer que s’installent de grands réseaux à caractère civique. Cela n’a pas été le cas. En dehors des radios de type commercial, celles qui ont survécu sont essentiellement confessionnelles. Elles ont perduré en s’appuyant sur un militantisme qui préexistait à ce nouveau canal d’expression.
J.F. H : Donc, cent un ans après les premières grandes lois sur la liberté de la presse, le coup d’envoi est donné avec l’adoption par le parlement d’un nouveau train de lois. On y trouve en particulier une innovation d’importance, à savoir la création d’une Haute Autorité de l’audiovisuel. Mais celle-ci semble s’installer dans un contexte d’hésitations qui ne va pas l’aider à faire valoir son rôle.
Jacques Attali : L’idée était de mettre en place une institution à même de faire preuve d’une réelle indépendance. Elle est pourtant le reflet de la querelle que nous évoquions à l’instant entre ceux qui souhaitaient une libération des énergies et ceux qui n’y voyaient que des inconvénients. De ce fait nous ne sommes parvenus qu’à une côte mal taillée, situation qui dure encore d’une certaine manière aujourd’hui. L’instance actuelle, le CSA, qui l’a remplacée, dispose d’une indépendance réelle du point de vue juridique. Elle est là pour vérifier les conditions qui permettent l’exercice du pluralisme ; elle en a les moyens et c’est bien dans son rôle. En même temps je m’interroge pour savoir s’il est vraiment normal qu’elle dispose de la prérogative de nommer les présidents de sociétés appartenant à l’Etat.
J.F. H : Pour éclaircir le débat sur l’introduction ou non de recettes publicitaires pour financer les radios locales, on met alors en place un Comité interministériel, d’une part, et l’on fait savoir que la Haute Autorité travaille également sur le même sujet. Puis la décision que l’on connaît est affichée qui coupe l’herbe sous le pied à cette dernière. Il semble qu’elle soit sortie de cette affaire un peu dévaluée.
Jacques Attali : Les événements que j’ai évoqués à l’instant, cristallisés autour du cas NRJ, imposaient un autre registre de réactions qui ne pouvait venir de cette institution. La balle était revenue dans le camp du politique. L’apaisement est vite venu et, au final, on peut estimer que ce processus semé d’embûches, la libération des ondes, demeure un aspect très positif de l’action de la gauche au cours de cette période. Personne ne l’a d’ailleurs remis en cause depuis, pas plus que l’essentiel de ce qui a été entrepris alors dans le domaine social, nationalisations mises à part.
J.F. H : Une critique pourrait venir concernant les concessions de service public à la télévision. Il n’y a pas eu que « Canal Plus », il y a eu aussi la courte aventure de « La Cinq ».
Jacques Attali : La question se posait alors de savoir comment apporter davantage de nuances à la diffusion de l’information télévisée. Toujours cette idée de favoriser l’éclosion d’un véritable pluralisme. Bettino Craxi a alors expliqué à François Mitterrand que, pour déverrouiller le paysage, la meilleure solution était de prendre l’initiative d’une nouvelle chaîne. Pour ce faire, il lui a recommandé Sylvio Berlusconi le présentant comme un de ses hommes de confiance. Il a échoué et « La Cinq » est devenue une chaîne éducative, mariée avec ARTE, ce qui n’était pas plus mal et correspondait à un rêve caressé depuis bien longtemps.
J.F. H : Je vais maintenant vous lire une phrase extraite d’un ouvrage que vous avez écrit en 1977, « Bruits », et vous demander de juger à l’aune de cette réflexion le parcours accompli aux cours des années que nous venons d’évoquer rapidement : « On peut évaluer la puissance du politique à sa législation sur le bruit et à l’efficacité de son contrôle. L’histoire du contrôle du bruit et de sa canalisation dit d’ailleurs beaucoup sur l’ordre politique qui se met aujourd’hui en place ».
Jacques Attali : L’expérience confirme qu’au-delà des tentations et des facilités, le véritable contrôle en ce domaine, pour la gauche, ne peut pas être celui de la coercition. L’originalité de la gauche demeure son message, son plaidoyer en faveur de l’éducation et de la culture, de tout ce qui offre aux citoyens les moyens de se former à l’esprit critique. La gauche a certes souvent hésité, retenue parfois par des craintes ou des schémas anciens. Au cours de ces dernières années le marché a fini par en prendre à son aise. La télévision donne aujourd’hui une image lamentable. Au lieu de s’indigner du malheur des gens, elle offre avec complaisance le spectacle de ceux qui sont dans le malheur. La recette est simple : consoler les gens de leur malheur en leur exhibant celui des autres.