Nous reproduisons ci-après un extrait des pages 68 à 70 de la Lettre à tous les Français publiée par François Mitterrand à l’occasion de l’élection présidentielle de 1988, le 7 avril.
La Nouvelle-Calédonie. [… Un] message de M. Tjibaou. C’est un appel au secours en même temps qu’un rappel des principes qui l’inspirent. Il combat pour l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie et, pour lui, la Nouvelle-Calédonie, c’est avant tout le peuple canaque. Je résume un peu vite, peut-être, sa pensée. M. Tjibaou et son parti ne demandent pas l’exclusion des Français d’origine et des autres ethnies. Ils veulent simplement, si je puis dire, en décider eux-mêmes, car ils sont, à eux seuls, le suffrage universel.
Je connais cette théorie. Depuis sept ans que je le rencontre, M. Tjibaou ne varie pas. C’est un homme que je respecte, avec lequel les mots vont plus loin que les mots. Mais je ne crois pas que l’antériorité historique des Canaques sur cette terre suffise à fonder le droit. Histoire contre Histoire : les Calédoniens d’origine européenne ont aussi, par leur labeur, modelé ce sol, se sont nourris de sa substance, y ont enfoncé leurs racines. Les deux communautés face à face n’ont aucune chance d’imposer durablement leur loi, sans l’autre et contre l’autre – sinon par la violence, et la violence elle-même atteindra ses limites. L’indépendance, pourquoi pas ? La population eût été homogène que la Nouvelle-Calédonie en serait là, comme ses voisins. Mais l’indépendance dans cet état de rupture, entre deux populations d’importance comparable, signifie guerre civile, la seule guerre inexpiable, et donc l’écrasement d’un des deux camps. On devine lequel. Le droit bafoué des Canaques ne sera relevé, restauré que par la paix intérieure et le garant de cette paix et de ces droits ne peut être que la République française. Il n’est pas d’autre arbitre. Je n’énonce pas là un principe, je constate un fait et ce fait commande le salut de tous.
Les Calédoniens d’origine européenne, eux, ne bâtissent pas de théorie. Ils ont le pouvoir. Les plus forts le gardent. Sans nuances. Les Canaques avaient des terres, on les leur a prises. Des ministres de la République, avant et après 1981, avaient cherché à leur rendre justice par une réforme foncière. Ces ministres sont partis. La réforme aussi. Les Canaques ont une culture. Des ministres français, avant et après 1981, avaient voulu la protéger et avaient pour cela créer un office culturel. Les ministres sont partis. L’office aussi. Il n’y avait pas de bachelier canaque jusqu’en 1962. Il y a peu de médecins ou d’ingénieurs canaques, trente-six instituteurs sur plus de huit cents, six fonctionnaires de rang élevé sur près de mille. Les trois régions à majorité canaque ont reçu un demi-milliard de francs Pacifique; la région Sud, six milliards et demi. Je veux dire par là que si l’ultime chance de la Nouvelle-Calédonie de vivre en paix et des Canaques d’être entendus tient à la République, la République doit être juste. L’exclusion des minorités n’est pas de notre tradition.
Mais la majorité parlementaire, à Paris, a voté une loi, et la population de la Nouvelle-Calédonie un référendum. C’est notre principe, à nous républicains, que d’appliquer la loi et mon devoir, à moi, est de la promulguer, puis de la respecter, comme tout citoyen. En revanche rien n’interdit de changer la loi par les mêmes moyens. C’est même recommandé ! Voilà ce que je puis répondre à M. Tjibaou comme à vous, mes chers compatriotes. La Nouvelle-Calédonie avance dans la nuit, se cogne aux murs, se blesse. La crise dont elle souffre rassemble, en miniature, toutes les composantes du drame colonial. Il est temps d’en sortir. Je forme des vœux pour que les communautés en présence évitent le piège d’un affrontement, ces prochaines semaines. Ensuite, j’userai du pouvoir que vous me confierez pour que l’histoire de France, à l’autre bout du monde, retrouve sa vieille sagesse.