Mai 1981 sonne en France le coup d’envoi annoncé pour des politiques de rupture, dans l’Hexagone, bien sûr, mais également dans la conduite des affaires extérieures de la France. Pourtant, très vite, concernant le domaine très particulier de la politique africaine de la France, les impulsions initiées par le ministre de la Coopération, Jean-Pierre Cot, se heurtent aux vues du président de la République François Mitterrand et ce, jusqu’au divorce au bout de dixhuit mois. Comment l’expliquez-vous ?
Erik Orsenna. – Le premier élément sur lequel s’installe la divergence des points de vue est simple : François Mitterrand connaît l’Afrique, Jean-Pierre Cot ne la connaît pas.
Le premier l’a apprise de longue date et en profondeur. Ce que la plupart ignoraient alors – ou ils l’avaient oublié – c’est que François Mitterrand doit une partie de sa longue carrière ministérielle sous la IVe République au Rassemblement démocratique africain. Il avait réussi à arracher certains leaders, dont Félix Houphouët-Boigny, à l’influence communiste. Au début des années cinquante. Sans leur appui, son petit parti, l’UDSR, n’aurait pas eu les moyens de jouer le rôle de charnière qu’il a eu au sein de l’Assemblée nationale. Les amitiés qui se sont nouées à cette époque se sont prolongées et approfondies. Elles ont en outre été consolidées lors de son passage au ministère de la France d’outre-mer. Il fait partie en effet de ces responsables politiques qui, avec Gaston Deferre, ont oeuvré dans le sens qui a ensuite autorisé une accession à l’indépendance de ces pays sans troubles majeurs. Dans le dialogue avec les responsables africains, François Mitterrand bénéficie donc d’une forte légitimité politique. L’attachement mutuel est très fort. Mais cela n’a pas été sans susciter dans le même temps des « adhérences » : en une période où le financement des partis politiques n’est pas contrôlé par la loi, la Convention des Institutions républicaines est très certainement financée pour une part, comme les autres formations, par certaines largesses amicales africaines. Ceci pourtant ne suffirait pas à expliquer la qualité des relations qui se sont nouées : la culture et la pensée africaines, les solidarités à partir desquelles elles cheminent et se construisent, ce sens infini et maladif du temps, cette passion pour la, les familles ont nourri et habité François Mitterrand.
Jean-Pierre Cot prend en charge ses responsabilités avec une très vive intelligence. Il comprend très vite les dossiers. Mais, s’il maîtrise avec une aisance réelle les équations des problèmes qui lui sont posés, il incline très spontanément à les résoudre selon une grille de lecture binaire. Il est volontiers cassant. Il préfère la raison imposée rapidement aux lenteurs, parfois exaspérantes, de la palabre. Ajoutons à cela le fait qu’il ne connaît pas vraiment l’Afrique et que son cabinet n’est sans doute pas ce qu’il aurait dû être pour compléter les compétences un peu lointaines de cet excellent juriste. J’avais souhaité m’occuper d’économie du développement, et notamment des matières premières, discipline que j’enseignais depuis des années à l’université de Paris I et à l’École normale supérieure.
Très rapidement, le Ministère et la Présidence s’installent dans un face-à-face embarrassé. Deux couples s’observent : d’un côté, François Mitterrand servi par Guy Penne ; de l’autre, Jean-Pierre Cot, conforté et inspiré par Stéphane Hessel.
Il a été trop vite dit qu’il y a eu à cette période affrontement entre ceux qui auraient été durablement installés dans la zone sombre du réalisme et ceux qui souhaitaient y apporter de la lumière. Chacun avait conscience que des évolutions étaient nécessaires, qu’il nous fallait amender les points de vue et les pratiques, les nôtres autant que celles de nos partenaires africains. Mais pour que ceux-ci nous entendent et nous accompagnent dans ce mouvement, il était indispensable qu’ils soient certains que nous n’avions pas cessé de les aimer.
Les responsables africains sont donc pris à contre-pied en même temps que les « milieux africains » en France…
Erik Orsenna. – Pour bien saisir tous les enjeux de cette période et interpréter la manière dont François Mitterrand a fini par trancher, il est indispensable de réinstaller la question africaine dans la globalité du paysage des relations internationales. En 1981, la France se trouve dans une situation inédite depuis plus de trente ans. Le dialogue européen est bloqué par la position de madame Thatcher. Les États-Unis nous observent avec méfiance à cause de la participation communiste au gouvernement. Nous sommes donc relativement isolés dans l’hémisphère Nord. Des voix s’élèvent alors en France, dans la presse (un éditorial d’alerte de Claude Imbert dans Le Point a joué un rôle crucial). Elle s’alarme : nous sommes en train de nous fâcher durablement avec les seuls amis qui nous restent. Nos chefs d’entreprise s’inquiètent. Que peuvent-ils en effet espérer dès lors que le ministre tourne le dos à Omar Bongo ou à Houphouët- Boigny, par exemple ?
La rupture entre François Mitterrand et Jean-Pierre Cot. Le premier était peut-être trop enclin à privilégier un sens de l’amitié et de la fidélité qui parfois l’emmenait trop loin. Le second manifestait une réelle difficulté à « aimer » ses interlocuteurs. S’agissant des Africains, c’était une infirmité majeure.
Le fait que Jean-Pierre Cot soit alors rocardien ne pouvait sans doute que compliquer les relations avec l’Élysée…
Erik Orsenna. – En lui confiant ce portefeuille important, François Mitterrand avait effacé une partie de cette « ardoise ». Mais, au-delà, il ne faut pas oublier que pour lui le passé est une dimension importante de l’action politique : en le nommant, il saluait également la mémoire du ministre du Front populaire qu’avait été Jean-Pierre Cot.
Au final, peut-être du fait de ces passes d’armes, il semble que la politique africaine de la France n’évolue guère.
Erik Orsenna. – Tout est maintenu en l’état, verrouillé, ce qui s’avère très malsain. Les seuls éléments nouveaux et positifs au cours des années quatre-vingt sont apportés par la politique européenne. Les conventions de Lomé et de Yaoundé font entrer un peu d’air frais dans le domaine africain. Le multilatéralisme qui s’instaure à partir de là permet d’échapper progressivement à l’insupportable tête-à-tête franco-africain.
Comment s’explique la soudaine inflexion qui s’amorce à partir de 1990 ?
Erik Orsenna. – L’habitude existe de faire remonter nombre d’évolutions qui ont bouleversé la donne politique internationale à la chute du mur de Berlin. Dans le cas qui nous intéresse, c’est le renversement de Ceausescu qui a été le véritable déclencheur. Un tyran venait d’être mis à bas par son peuple. Cet événement a aussitôt frappé les imaginations et, dès le début de 1990, l’Afrique est à feu et à sang. Nous assistons à une poussée, à une effervescence de toute la jeunesse. La France, garante des régimes en place, est perçue comme complice de leur autoritarisme. En tant que membre du cabinet de Roland Dumas, je circule beaucoup dans ces pays. Celui-ci me demande de rédiger une note faisant le point sur ce que j’ai constaté. Cette note est envoyée à Jacques Attali qui la transmet à François Mitterrand. Dans un premier temps, s’il reconnaît une certaine pertinence à l’analyse qui lui est proposée, le Président rechigne à intervenir. Pour lui, il n’est pas question de dicter leur avenir aux Africains. Pendant ce temps, les émeutes continuent un peu partout, à Bamako, à Libreville, à Dakar ou Abidjan… Agir devient nécessaire. Je reçois la commande d’un projet de discours qui, après de nombreuses corrections, sera prononcé au sommet de La Baule.
Comment ce discours est-il alors reçu ?
Erik Orsenna. – Il provoque quelques manifestations de colère, en particulier de la part du roi du Maroc. Ce moment de surprise passé, le processus de démocratisation souhaité a commencé à s’enclencher. François Mitterrand n’en ignorait pas les écueils. Il savait, par exemple, que le multipartisme serait fortement marqué par les appartenances ethniques, que la démocratie a un coût élevé peu en rapport avec la situation économique de ces pays. Il n’empêche. Il était convaincu que des progrès étaient indispensables et possibles.
Avec le recul, quinze ans plus tard, quel bilan peut-on faire ? Les institutions se sont renforcées et sont davantage respectées. Les opinions contradictoires parviennent à s’exprimer et la presse s’est développée. Les opposants ont droit de cité. Par contre, dans le même temps, on constate un affaiblissement des États, un délitement des infrastructures et des services publics et un appauvrissement de la plupart des économies. Ce deuxième phénomène – économique, politique et sociologique – joue contre le premier – institutionnel – et lui assigne des limites difficiles à dépasser.