Pour notre génération, celle qu’on a appelée « de l’après-guerre », François Mitterrand aura été et demeure la référence politique indépassable.
Nous avons tout appris de lui. La gestion du temps. L’élaboration de stratégies de long terme. La ténacité dans l’opposition et la fermeté dans l’exercice du pouvoir. La tolérance à l’extrême diversité des traditions qui ont formé le génie national. L’apprentissage d’une règle qui était l’un de ses aphorismes préférés : il n’est pas de responsable politique qui n’ait la tête, le coeur et les reins en justes proportions.
La reconfiguration opérée à gauche par le Congrès d’Epinay fait oublier aujourd’hui ce qu’était François Mitterrand au début de la Vème République. Ils étaient peu nombreux ceux qui, avec lui et à l’instar de Pierre Mendès-France, de Maurice Faure, de Maurice Bourgès-Maunoury ou de mon père, refusaient le coup de force gaulliste et les nouvelles institutions imposées sous la menace des militaires d’Algérie.
Lorsque la SFIO elle-même prenait sa part dans les nouvelles institutions ainsi installées, François Mitterrand connaissait une sorte de traversée du désert. Et je suis heureux et fier que, dans cette période difficile, il ait toujours considéré la maison de ma famille, où je l’ai vu souvent, comme un havre d’amitié et même d’affection. Je me rappelle d’ailleurs avoir fêté, lorsque je n’étais encore qu’un grand adolescent, la mise en ballottage du général De Gaulle en 1965 comme une véritable victoire politique.
Avec François Mitterrand, nous avons espéré partager les fruits de son obstination, de sa pugnacité aux législatives de 1973, à la présidentielle de 1974 et encore aux législatives de 1978. A chacune de ces étapes – où d’autres au caractère moins trempé voyaient des défaites – François Mitterrand n’a jamais manqué de nous dire que le but se rapprochait, qu’il fallait persévérer dans notre entreprise commune car elle était juste.
C’est pourquoi la victoire de 1981, si longtemps attendue et tellement méritée, nous est apparue comme la ratification par l’Histoire d’un parcours exceptionnel. Il nous avait tous entraînés dans son sillage. C’est à lui que je dois d’être devenu jeune député dès 1978 et à lui encore que je conserve de la gratitude pour m’avoir fait occuper d’importantes
responsabilités ministérielles. Et je me souviens que, lors du vote de l’abolition de la peine de mort ou lors de l’adoption des lois de décentralisation, nous avions l’impression de poser grâce à lui des gestes politiques historiques.
En se maintenant à l’Elysée, malgré les difficultés de l’époque ou la versatilité de l’opinion, François Mitterrand a donné à la gauche au pouvoir une durée et une ampleur dont elle n’avait jamais bénéficié même dans ses plus grandes victoires.
Pour ma part, je conserve de mes relations avec lui le souvenir d’une très grande culture qui pourrait servir d’exemple aujourd’hui à toutes celles et tous ceux, très ou trop nombreux, qui prétendent être dépositaires de son héritage. Il avait coutume de dire que l’Histoire n’était peut-être que la somme des victoires remportées par la volonté politique contre toutes les évidences. Pour que l’Histoire s’écrive, il faut que des hommes et des femmes se lèvent pour dire « non ! », pour refuser l’inéluctable, la fatalité. Il était de ceux-là.
J’ai eu la chance, grâce à ma famille, d’avoir été, aussi loin que je me le rappelle, à la fois radical et mitterrandiste. Je le suis encore et je le resterai. Mais à la fin, j’éprouverai toujours le manque de cette grande intelligence politique que nous avons tant aimée. Parce
que c’était lui, parce que c’était nous.