« Il faut considérer le rapport Duclert non comme l’aboutissement mais comme le point de départ d’un véritable travail historique »
Tout en saluant le travail réalisé par la commission d’historiens sur le génocide du Rwanda, Frédéric Bozo, professeur d’histoire contemporaine, souligne, dans une tribune au « Monde », quelques problèmes de méthode qui en réduisent la portée.
Tribune. Le rapport de la commission mise en place par le président Macron en avril 2019 à l’occasion du 25e anniversaire du génocide des Tutsi afin d’étudier « le rôle et l’engagement de la France » au Rwanda entre 1990 et 1994 à partir des archives françaises lui a été remis le 26 mars. A la question de savoir si la France doit être tenue pour « complice du génocide », la commission, présidée par l’historien Vincent Duclert, répond que « rien dans les archives consultées ne vient le démontrer ».
Toutefois, la commission attribue aux autorités françaises de l’époque – à commencer par François Mitterrand – un « ensemble de responsabilités » qu’elle qualifie de « lourdes et accablantes » du fait de l’« aveuglement continu » dont elles auraient fait preuve en soutenant le régime rwandais. Dans ses nombreuses interventions médiatiques, c’est sur ces responsabilités « lourdes et accablantes » supposées bien plus que sur l’absence de complicité de la France que Vincent Duclert s’est exprimé, allant parfois au-delà des conclusions mêmes du rapport. Au point de sembler revenir sur la non-culpabilité française en insinuant l’existence d’une sorte de complicité « cognitive » dont attesterait « l’impensé du génocide » : « la question est de savoir si l’on peut être complice de quelque chose dont on ne comprend absolument pas l’aboutissement », déclarait-il le 27 mars au Monde – sans l’exclure.
Il y a des manques
Le rapport Duclert représente un travail considérable dont il ne s’agit pas ici de mettre en doute l’apport intrinsèque. Il est toutefois permis à l’historien de pointer de sérieux problèmes de méthode qui conduisent à en relativiser la portée et à en interroger tant les conclusions que l’usage qui peut en être fait – comme y invitent les auteurs eux-mêmes en appelant à « faire preuve d’humilité ».
Trois séries de remarques s’imposent au terme d’une lecture minutieuse du rapport – lecture qui doit porter sur l’intégralité de ses plus de 1 200 pages, y compris les 200 pages de son appareil critique. La première porte sur la documentation mobilisée. Il semble peu contestable que la quasi-totalité des archives concernant le rôle de la France – à savoir les documents conservés dans les différents fonds publics – ont pu, à quelques exceptions près, être examinées par la commission. On ne peut néanmoins que constater des manques, qui font du rapport un travail sur archives conséquent mais en aucun cas un travail historique définitif.
Les sources secondaires mises de côté
D’abord parce qu’il ne prend pas en compte de nombreuses sources primaires, qu’il s’agisse des archives d’autres pays – pourtant accessibles comme les archives américaines – ou des témoignages d’anciens responsables, indispensables pour éclairer la lecture des archives.
Ensuite, et c’est plus fâcheux, le rapport laisse systématiquement de côté les sources secondaires, c’est-à-dire les travaux qui ont été consacrés au sujet au fil des années. Or, tout historien sait bien qu’il ne peut valablement examiner les documents qu’à partir des connaissances dont il dispose par ailleurs sur le sujet, la seule lecture des archives ne pouvant livrer une « vérité » historique.
Cette impasse est d’autant plus gênante qu’elle conduit à minimiser la conclusion la plus importante du rapport – l’absence de toute complicité française – dont le lecteur non averti ne mesure pas nécessairement, de ce même fait, qu’elle invalide très largement la « doxa » dominante.
Une faible contextualisation
Une deuxième série de remarques porte sur une autre étape indispensable à la recherche historique : la contextualisation, c’est-à-dire la prise en compte de situations ou de facteurs connexes sans lesquels on ne peut valablement appréhender les événements étudiés. Deux lacunes se font ici sentir.
La première est la faible part accordée, dans l’étude de l’action de la France au Rwanda, au cadre plus large dans lequel, dans cette période, se situe la politique extérieure française en général et africaine en particulier. Comment, en effet, analyser cette action sans prendre en compte, entre autres, la fin de la guerre froide et les crises qu’elle entraîne et dans lesquelles la France est impliquée (guerre du Golfe, conflits de l’ex-Yougoslavie) ? Et, surtout, sans référence à ses interventions en Afrique, à l’aune desquelles l’engagement français au Rwanda a été décidé ? Quant à la deuxième lacune, elle concerne les autres acteurs. Comment juger le bien fondé ou non de la politique française de soutien conditionnel au régime rwandais dans la période sans mettre dans la balance l’alternative qu’elle visait à empêcher – la prise du pays par le FPR – et, par conséquent, sans prendre en compte les objectifs et les méthodes de ce dernier ? Comment étudier le rôle de la France sans examiner sérieusement celui des autres grandes puissances, à commencer par les Etats-Unis, et celui des acteurs régionaux, notamment l’Ouganda ? Ce sont là autant d’angles morts.
Les limites du biais retrospectif
Si tout ce qui précède fait du rapport Duclert un travail historique partiel, un dernier problème de méthode en fait à certains égards un travail partial. Car il prête à bien des endroits le flanc à ce que l’historien doit plus que tout chercher à éviter : le biais rétrospectif, c’est-à-dire l’interprétation des archives à la lumière de ce qui s’est déroulé ex-post, à commencer bien sûr par le génocide lui-même (mais aussi sa qualification politique et juridique, ce en quoi le rapport succombe parfois à une forme de nominalisme qui vient à l’appui de la démonstration d’une supposée « responsabilité cognitive »).
Certes, tout questionnement historique peut légitimement s’alimenter de la connaissance des faits postérieurs, mais celle-ci ne saurait biaiser le travail critique sur les documents – qui ne peut se faire que dans le contexte strict de leur production – ni la « mise en récit », qui doit éviter toute téléologie.
C’est peu dire que le rapport Duclert n’échappe pas à ces travers, au point que le lecteur est conduit à s’interroger légitimement sur ce qui peut se lire comme une discordance entre ses conclusions et le contenu des archives tel qu’il nous est donné à voir au fil de ses pages.
Le rôle exact de la France
Que la France ne puisse s’exonérer de toute responsabilité dans la situation qui a, au bout du compte, débouché sur le génocide, c’est une évidence puisqu’elle s’est, plus que d’autres, impliquée au Rwanda dans cette période. Que ces responsabilités soient « lourdes et accablantes » n’est en revanche pas établi – et ne pourrait de toute façon l’être sans déterminer celles des autres acteurs.
Il faut donc considérer le rapport Duclert non comme l’aboutissement mais comme le point de départ d’un véritable travail historique, qui prendra nécessairement du temps. On doit à cet égard se féliciter de la décision prise par le chef de l’Etat de rendre communicables l’ensemble des documents cités dans le rapport. En attendant, il lui appartient – si son voyage annoncé à Kigali se confirme – de caractériser de la façon historiquement la plus juste ce qu’a été le rôle de la France.
Frédéric Bozo est professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne Nouvelle. Dernier ouvrage paru : La Politique étrangère de la France depuis 1945 (Flammarion, « Champs », 2019).