François Mitterrand, Adolf Kimmel, Urban, 2022
La parution d’une biographie de François Mitterrand ne constitue pas en France un événement éditorial majeur tant il en existe de nombreuses. Mais la publication d’un tel ouvrage en Allemagne présente en revanche un intérêt certain pour le public allemand, en tout cas celui qui s’intéresse à la vie politique française sans pour autant lire suffisamment facilement la langue de Molière pour avoir envie de se plonger dans les sources françaises sur ce sujet. En effet, la littérature en langue allemande sur le partenaire d’Helmut Kohl n’est pas monnaie courante, ce qui peut paraître étonnant au regard de l’intensité de la relation franco-allemande sous ses deux mandats mais aussi des polémiques suscitées par ce qui a été décrit comme une attitude trop réservée sur la réunification. Certes, certains ouvrages français ont été traduits comme la biographie écrite par Franz-Olivier Giesbert[1] ou encore les livres du président lui-même, De l’Allemagne, de la France[2] et Mémoires interrompus[3]. Par ailleurs, des sources allemandes existent également mais essentiellement sur la relation de Mitterrand à l’Allemagne, tels ceux de Brigitte Sauzay et Rudolf von Thadden[4], de Tilo Schabert[5] et d’Ulrich Lappenküper[6]. Néanmoins, aucune biographie académique. Dès lors, la sortie du livre d’Adolf Kimmel comble une lacune dans l’historiographie allemande.
Il offre un panorama condensé, distancié et relativement complet des éléments les plus saillants du chemin de François Mitterrand. Pour qui connaît déjà les sources françaises sur le sujet, rien de très nouveau certes, mais cela n’étant pas forcément le cas du lecteur allemand non spécialiste, celui-ci pourra y trouver une synthèse des travaux français les plus importants sur l’ancien président. En effet, l’auteur y puise très largement la substance de son livre, à l’exception de quelques références allemandes, dont l’excellent ouvrage de Tilo Schabert déjà mentionné. Il se fonde ainsi sur les références incontournables de tout travail sur la vie et la politique de François Mitterrand, de Jean Lacouture à Hubert Védrine, en passant par Pierre Favier et Michel Martin-Roland ou encore Pierre Péan, Georges-Marc Benamou, Frédéric Bozo, Éric Roussel, Jean Daniel et Alain Duhamel. Le résultat donne un aperçu très accessible de la vie de celui qui a présidé au destin de la France pendant 14 ans et fondé avec Helmut Kohl un des couples franco-allemands les plus marquants et les plus féconds, tant pour l’approfondissement de la relation bilatérale que pour celui de la construction européenne.
Portrait assez neutre de l’ancien président, cette biographie n’épargne pas son personnage principal, n’élude aucune des différentes polémiques autour de son parcours et de sa personnalité, mais rend aussi hommage à ses engagements, à ses actions, à son sens politique, à son intelligence hors du commun et à l’étendue de sa culture. On y retrouve son engagement dans les milieux nationalistes de la droite extrême dans les années trente, sa relation ambigüe à Vichy, sa politique en Algérie, mais aussi l’affaire de l’Observatoire, la question de ses liens avec René Bousquet ou sa politique au Rwanda. Tous ces aspects, connus et débattus en France, jusque récemment pour ce qui concerne le Rwanda, sont décortiqués en faisant état des accusations portées et des réponses fournies par l’intéressé ou par son entourage, ces réponses faisant elles-mêmes souvent l’objet d’une analyse critique de l’auteur. Ce regard acéré permet de prendre du recul et d’interroger la pertinence de l’argumentation dans un sens comme dans l’autre, ce qui ne manque pas d’intérêt pour un lecteur français tant le débat sur François Mitterrand a souvent été, de notre côté du Rhin, passionné et subjectif. Le regard extérieur du politologue allemand est donc l’occasion de sortir de la vision franco-française de cette vie singulière et complexe, faite de contradictions et d’ambiguïtés. Dès lors, s’il est traduit, le livre d’Adolf Kimmel pourra également intéresser un public français non spécialiste qui y trouvera les éléments essentiels de la vie de François Mitterrand réunis en un seul ouvrage court et accessible.
Construit de manière chronologique, il s’organise en 6 grandes parties : les années qui précèdent son entrée dans la vie politique (1916-1946), le parlementaire et le ministre sous la IVème République (1946-1958), les années d’opposition durant la Vème République (1958-1981), le premier mandat (1981-1988), le second mandat (1988-1995) et l’héritage.
Des années d’enfance, l’auteur évoque la France rurale, le milieu catholique bourgeois conservateur mais républicain, la froideur du père, l’influence de la mère sur l’intérêt porté à la littérature. Il décrit aussi un enfant timide, renfermé, pas particulièrement joyeux, plutôt solitaire, préférant au football la position de gardien de but. L’élève Mitterrand se distingue surtout en histoire, en français et en religion. Doué en rhétorique, il fait déjà preuve de détermination et d’une confiance en lui particulièrement marquée. Arrivé à Paris en 1934 pour y étudier le droit et la science politique, il y fréquente la Jeunesse Étudiante Chrétienne (JEC) et devient rédacteur pour la Revue Montalembert, d’obédience catholique également. Ses activités politiques durant ces années d’avant-guerre, longuement débattues en France, sont également mentionnées. L’auteur y réfute l’appartenance de l’ancien président à l’Action Française, la nostalgie de la monarchie lui semblant anachronique, et à la Cagoule, mais souligne bien entendu sa participation aux Volontaires nationaux, l’organisation de jeunesse des Croix de Feu de François de la Roque, et au Parti social français fondé par ce dernier en 1936. Reprenant notamment les écrits de Pierre Péan sur cette période, Adolf Kimmel rappelle également la participation de François Mitterrand à plusieurs manifestations d’extrême-droite dans les années 1935-1936. Durant cette période de formation, il se lance dans de multiples activités sociales, journalistiques, politiques et culturelles qui démontrent déjà, selon l’auteur, son intelligence au-dessus de la moyenne, sa curiosité intellectuelle et son ambition. Le livre met également en avant le fait que ses écrits de l’époque ne font pas mention de la politique internationale, qu’il s’agisse de la guerre d’Espagne, de la naissance de l’axe Rome-Berlin ou de la guerre sino-japonaise, le jeune étudiant semblant surtout s’intéresser aux questions nationales. Cependant, l’agressivité hitlérienne s’impose rapidement comme un thème majeur, y compris pour la sécurité française, et le journaliste néophyte traite de la question de l’Anschluss, qu’il condamne, dans un article pour la Revue Montalembert en avril 1938. Il y constate l’acceptation de facto du coup de force de l’Allemagne par la Grande-Bretagne et la France. S’il déplore la faiblesse de cette dernière, il accepte néanmoins quelques mois plus tard les résultats de la conférence de Munich et Adolf Kimmel dépeint cette position comme très représentative du climat politique de l’époque, dominé par la volonté de préserver la paix.
Concernant la guerre, l’auteur expose la position très critique de François Mitterrand contre les « politiciens » de la IIIème République qu’il juge responsables de l’humiliation de son pays. Le temps de la détention en Allemagne est également évoqué pour rappeler ce que l’ancien président a lui-même répété à plusieurs reprises, à savoir que cela a constitué une expérience très marquante, un apprentissage de la vie en communauté, une rencontre avec des milieux sociaux plus défavorisés ou des cercles politiques qu’il avait jusqu’alors peu eu l’occasion de fréquenter. Parmi eux, bien entendu, Roger-Patrice Pelat, ouvrier chez Renault, communiste et combattant au sein des Brigades internationales en Espagne, devenu un de ses amis les plus proches. La question de son passage à Vichy est longuement abordée. L’auteur souligne qu’on ne trouve dans ses lettres de l’époque aucune prise de distance avec la politique antisémite menée par l’État français et qu’il a par ailleurs écrit pour des journaux dans lesquels paraissaient des articles clairement antisémites. En outre, le livre évoque, en s’appuyant sur la biographie écrite par Éric Roussel en 2015, des lettres de François Mitterrand qui montrent à quel point il est encore éloigné de tout engagement dans la Résistance en 1942 : il y qualifie notamment les résistants de terroristes. Kimmel revient enfin sur l’affaire de la Francisque ainsi que sur le fait que l’ancien président n’ait jamais vraiment critiqué le maréchal Pétain et ait fait déposer une gerbe sur sa tombe jusqu’en 1993. Pour autant, l’auteur insiste également longuement sur son rôle dans la Résistance, son courage et son sang-froid, notamment dans les combats de la libération de Paris en 1944.
Les années d’après-guerre évoquent son entrée en politique et le début d’une longue carrière parlementaire et ministérielle qui a marqué toute la IVème République. Dans ce chapitre, le politologue allemand met en avant la nette évolution de François Mitterrand vers la gauche, en se fondant pour beaucoup sur le travail de Pierre Péan. Pour autant, il demeure encore loin du Parti socialiste. En outre, l’auteur explique que, davantage que les lignes politiques de tel ou tel parti, ce qui semble le plus important pour déterminer le choix d’une formation politique est la possibilité de pouvoir y faire carrière : un petit parti sera plus à même de lui faire rapidement une place et il sera plus aisé d’en gravir les échelons pour accéder au plus vite à un poste important. Si sa première tentative de se faire élire député de la Seine en novembre 1945 au sein de l’assemblée constituante échoue, il ne s’avoue pas vaincu et se représente, dans la Nièvre cette fois, aux élections de novembre 1946, qui suivent la ratification de la Constitution de la IVème République qu’il a d’ailleurs rejetée pour sa part. Candidat sans étiquette, opposé à un « socialo-communiste », il remporte son premier siège avec un programme clairement conservateur. Mais, selon l’auteur, « peu lui importait sous quelle étiquette il était élu, du moment qu’il était élu »[7]. S’ouvrent ainsi les portes du Palais Bourbon. Son choix de l’UDSR, petite formation du centre de l’échiquier politique dont il parvient même à prendre la tête en 1953 de manière peu scrupuleuse selon Kimmel, lui ouvre celles des ministères.
Ses expériences ministérielles sont ensuite passées en revue, et ce sans en omettre les faces sombres, notamment concernant l’Algérie. L’ouvrage revient sur l’attachement de François Mitterrand à l’Algérie française et à l’empire en Afrique subsaharienne, mais il n’oublie pas non plus sa prise de position en faveur de la fin de la guerre en Indochine, qu’il rattache cependant, sources à l’appui, à sa crainte que ce conflit nuise à la présence de la France en Afrique, prioritaire pour lui. L’auteur explicite la conception coloniale de l’ancien président en se fondant pour beaucoup sur ses propres discours, en particulier ses interventions à l’Assemblée nationale. On retrouve aussi dans le livre sa condamnation très claire des privilèges des Blancs dans les colonies et sa dénonciation du travail forcé et de la situation sociale et politique des populations indigènes. Concernant plus spécifiquement l’Algérie, là encore, l’auteur n’élude pas les prises de position favorables au maintien de la présence française, citant souvent François Mitterrand lui-même. Il en conclut finalement que ce dernier, s’il a défendu des idées largement partagées à l’époque, y compris à gauche à l’exception des communistes, s’y est néanmoins accroché plus longtemps que d’autres et n’a pas fait de la dérive de la politique gouvernementale et de l’utilisation de la torture un motif de démission.
Les chapitres qui suivent sont tout autant complets et documentés. Ils balayent les années d’opposition de 1958 à 1981 puis détaillent les deux septennats, avec leurs grandes réformes et leurs échecs aussi. L’auteur y évoque la critique des institutions de la Vème République, le rapprochement avec les communistes en vue de l’élection présidentielle de 1965, élection qui lui confère une nouvelle stature, puis la fondation du Parti socialiste, la négociation du Programme commun, l’échec à la présidentielle de 1974, la rupture avec les communistes, la concurrence avec Michel Rocard pour la candidature en 1981. L’ouvrage offre ainsi une approche très solide du parcours politique de François Mitterrand avant son élection qui permettra au lecteur allemand non spécialiste de découvrir des aspects moins connus de lui que ses deux mandats présidentiels. Les chapitres qui leur sont consacrés ne manquent cependant pas d’intérêt, notamment pour un public étudiant n’ayant pas du tout connu cette période et qui trouvera dans l’ouvrage un aperçu relativement complet et toujours fondé sur des sources solides, faisant référence en France sur ces questions. L’auteur y passe en revue tous les aspects, politique intérieure comme extérieure, même si le format de l’ouvrage ne lui permet pas de traiter chaque point en détail. La politique européenne et la relation à l’Allemagne sont évidemment traitées et Adolf Kimmel souligne à cette occasion quelques points peu mis en avant en France, notamment la critique initiale faite par François Mitterrand du traité de l’Élysée qui aurait fait de l’Allemagne une puissance dominante et fait courir à la France le risque d’être entraînée dans un conflit en raison de la question interallemande[8]. Il note aussi que, malgré son engagement européen incontestable, le président français ne soutient pas les efforts de Helmut Kohl en faveur d’un renforcement du Parlement européen et ne voit pas dans une Europe fédérale une évolution souhaitable. Sur la question de la réunification, l’auteur ne tombe pas dans la polémique sur une éventuelle tentative de François Mitterrand de s’y opposer. Il souligne d’emblée que ce dernier n’a jamais nié aux Allemands leur droit à l’autodétermination, du moment que la frontière Oder-Neisse était respectée, position affirmée bien avant la chute du Mur déjà. Le livre insiste sur la solidité et l’intensité de la relation Mitterrand-Kohl s’appuyant sur le nombre de rencontres entre eux ou leurs très nombreux échanges téléphoniques.
L’ouvrage s’achève sur un chapitre conclusif intitulé « Ce qu’il reste » dans lequel l’auteur met en avant le fait que les deux présidences de François Mitterrand ont permis de montrer qu’un gouvernement de gauche ne constituait pas une aventure dangereuse aux conséquences incalculables, ce qui constitue bel et bien un héritage majeur au regard des discours entendus dans la foulée de la victoire de 1981 dans la bouche de nombreuses personnalités politiques de la droite française. S’il souligne les échecs des deux septennats, notamment en termes d’inégalités sociales et de persistance d’un chômage de longue durée, il note également que l’alternance et la présidence de Mitterrand ont paradoxalement contribué à consolider le régime de la Vème République qu’il avait tant critiqué, mais en renforçant tant l’état de droit, à travers par exemple une extension des compétences du Conseil constitutionnel, que la démocratie, notamment grâce aux lois de décentralisation. Enfin, il insiste sur l’héritage européen en citant ses vœux du 31 décembre 1994 dans lesquels il demande aux Français de ne pas séparer la grandeur de la France de la construction de l’Europe, faisant ainsi écho à son slogan de mai 1988, « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir », si précieux encore aujourd’hui.
Marion Gaillard
[1] Giesbert Franz-Olivier, François Mitterrand. Une vie, Paris, 2011.
[2] Mitterrand François, De l’Allemagne, de la France, Paris, 1996.
[3] Benamou Georges-Marc et Mitterrand François, Mémoires interrompus, Paris, 1996.
[4] Sauzay Brigitte et Von Thadden Rudolf, Mitterrand und die Deutschen, Göttingen, 1998.
[5] Schabert Tilo, Wie Weltgeschichte gemacht wird. Frankreich und die deutsche Einheit, Stuttgart, 2002.
[6] Lappenküper Ulrich, Mitterrand und Deutschland, München, 2011.
[7] « Doch es war ihm egal, unter welchem Etikett er gewählt wurde; hauptasache, er wurde gewählt.”, p. 44.
[8] L’auteur s’appuie ici sur le livre de Ulrich Lappenküper paru en 2011, Mitterrand und die Deutschen.