Dès 1981, Jean-Pierre Chevènement, Ministre de la recherche, engage l’ensemble du monde scientifique français dans une grande consultation sur les perspectives et les enjeux de la décennie à venir . Ce sont les « États généraux de la recherche ». C’est dans ce contexte que s’exprime François Mitterrand, le 13 janvier 1982, lors du colloque national « Recherche et Technologie » à Paris. Nous vous présentons quelques extraits du discours prononcé à cette occasion.
«(…) Ambition majeure de notre politique, la recherche l’est pour des raisons fondamentales, que j’ai à plusieurs reprises exposées et que je souhaite rappeler brièvement. Nul ne peut prévoir le système auquel les innovations permettront d’aboutir. Ce sont les pays les plus audacieux qui orientent l’évolution et la culture, révolution du modèle de développement. Si nous voulons gouverner notre avenir et non pas en être le jouet, il nous faut dès lors mettre en valeur résolument, et lucidement, notre principale richesse : cette réserve de dynamisme, de mouvement et d’indépendance que constitue une communauté scientifique hautement motivée et de bonne et de grande qualité. Cela ne peut se faire sans une claire volonté, car – je l’ai dit tout à l’heure – la science et la technologie peuvent aussi bien être maîtrisées pour servir le progrès qu’être dévoyées à des fins néfastes.
Cette volonté, nous l’avons. Sachant qu’une société qui se détourne du progrès technique est une société perdue, mais qu’il en est de même d’une société qui se laisserait entraîner par un progrès non contrôlé, nous voulons assurer à l’activité scientifique et technique la perspective d’un développement résolu, d’une insertion profonde dans la vie de la nation (…)
Je voudrais dire le prix particulier que j’attache à ce que la biologie soit portée aux premiers rangs de la science et de ses applications. L’étude de la vie est naturellement au coeur de nos préoccupations depuis les temps les plus reculés, mais son essor scientifique ne s’est affirmé que depuis quelques décennies, grâce à un renouveau de la pensée à laquelle les chercheurs français ont très largement contribué (…)
Dans son oeuvre sur l’histoire du capitalisme occidental, Fernand Braudel montre qu’aucune société n’a jamais pu survivre si elle n’était capable de réussir à réunir en une mystérieuse alchimie les talents des chercheurs, la volonté des politiques, l’esprit d’entreprise des travailleurs.
Cette alchimie s’est trouvée parfois réunie dans certains peuples, qu’elle a abandonnés par la suite ou bien qu’elle avait oubliés pendant les siècles précédents. D’autres peuples n’ont jamais pu sortir de leur déclin. Là comme ailleurs il nous faut retenir cette leçon de l’Histoire. La France sera, dans l’avenir, le grand pays que son génie exige seulement si elle est capable de réconcilier ses entrepreneurs, ses travailleurs, ses chercheurs, ses administrateurs, ses artistes, en la recherche passionnée d’un projet culturel pour le siècle prochain. Telle est l’ambition unique qui doit faire de la France une démocratie à l’heure du XXIème siècle. Faire que la science, sous toutes ses formes, serve pour la France et pour le monde ce but, cet objectif : élargir les libertés.
Oui, c’est en effet, – cela ne doit pas apparaître comme un paradoxe, lorsqu’on sait de quelle façon la science a été utilisée quelques fois pour la ruine de l’homme – c’est en effet élargir les libertés que de réduire la peine des hommes, c’est augmenter les libertés que d’améliorer la connaissance de l’univers, de la matière, c’est augmenter la liberté que de faire progresser la chimie, l’astronomie, la physique, la biologie encore ou même l’anthropologie, ou même la linguistique (…). »
En 1995, François Mitterrand rend hommage à Pierre et Marie Curie dans le discours qu’il prononce à l’occasion du transfert de leurs cendres au Panthéon le 20 avril. Extraits.
«“Je suis, déclara Marie Curie, de ceux qui pensent que la science a une grande beauté. Je ne crois pas que dans notre monde l’esprit d’aventure risque de disparaître. Si je vois autour de moi quelque chose de vital, c’est précisément cet esprit d’aventure qui me paraît indéracinable et s’apparente à la curiosité”. Ainsi conclut-elle son propos. Sans la curiosité de l’esprit, que serions-nous ? Telle est bien la beauté et la noblesse de la science : désir sans fin de repousser les frontières du savoir, de traquer les secrets de la matière et de la vie sans idée préconçue des conséquences éventuelles. Pasteur avait dicté la règle : “Encourager le désintéressement scientifique, parce qu’il est l’une des sources vives du progrès dans la théorie, d’où émane tout progrès dans l’application”.
Respectons cette règle. Il n’est pas de progrès scientifique si l’on entrave ce qui le meut, si l’on bride cette curiosité dont tout procède. Voilà pourquoi ; depuis déjà tant d’années, avec beaucoup d’autres plus qualifiés que moi, nous avons tant voulu que la recherche fondamentale, l’une des plus exaltantes aventures offertes à l’humanité, soit toujours poussée plus loin et donc soutenue par les pouvoirs publics. Oui, le maintien d’une grande Nation comme la France a son rang dépend des moyens qu’elle consacre à la recherche sous toutes ses formes et je considère comme un grand honneur la tâche remplie avec les quelques hommes et femmes qui ont été chargés pendant toutes ces années de tenir de flambeau. Mais la question se pose aussitôt : faut-il craindre l’aventure scientifique, faut-il craindre la liberté qui la nourrit ? Qui mieux que les Curie illustrent la gravité de cette question, eux qui découvrirent avec leurs compagnons les feux de la matière, eux qui en décelèrent les pouvoirs de vie et les pouvoirs de mort ?
Écoutons encore Pierre Curie alors qu’il reçoit le Prix Nobel : “On peut concevoir, dit-il, que dans des mains criminelles le radium puisse devenir très dangereux et l’on peut se demander si l’humanité a avantage à connaître les secrets de la nature. Je suis de ceux qui pensent que l’humanité tirera plus de bien que de mal des découvertes nouvelles”.et son discours s’achève par ces mots, ces mots qui seront repris par bien d’autres savants plus tard, presque effrayés de la puissance de leur esprit et qui pensent cependant qu’il faut continuer de chercher et de découvrir, pour finalement rendre l’homme maître de son destin.
Il y a dans cette confiance, comme dans toute espérance, une part de désir et de rêve. Sans elle, point d’avancée pour l’esprit. Et s’il existe d’autres voies pour adoucir la peine des hommes, où a-t-on montré qu’on pouvait se priver de celle là ? De tout temps, la science a pris la société de vitesse. Un jour, vous le savez, la terre cessa d’être le centre de l’univers. Aujourd’hui la biologie commence de pouvoir changer l’individu dans son être, dans l’intimité de ses gènes et de son cerveau. Faut-il rejeter la science pour autant même si l’on pressent les immenses dangers qui menacent cette avancée des connaissances ?
Le destin des civilisations n’est pas de redouter la connaissance des choses mais de la maîtriser. Le refus du savoir, la crainte de la pensée créatrice sont, j’en suis sûr, le propre des sociétés perdues.
(…) Le combat de la science est celui de la raison contre les forces de l’obscurantisme, c’est le combat de la liberté de l’esprit contre l’esclavage de l’ignorance. Oui, liberté, même si parfois les découvertes de la science peuvent être dévoyées afin de ruiner la vie. C’est accroître la liberté que d’apaiser la souffrance ; c’est accroître la liberté que de réduire les dépendances matérielles et spirituelles qui entravent la capacité de l’homme de choisir son destin. Donc je vous remercie au nom de la Nation, comme nous remercions Pierre et Marie Curie. J’attendais depuis longtemps ce jour, ayant eu l’occasion d’ajouter quelques cendres illustres au Panthéon de nos gloires. Je me serais senti comme en dette à l’égard du pays si je n’avais pu, avant de quitter moi-même mes responsabilités, y ajouter les noms de Pierre et de Marie Curie qui symbolisent dans la mémoire des peuples la beauté de chercher jusqu’au sacrifice de soi. A travers ces deux noms qui unissent deux peuples amis, la République rend à tous les serviteurs de la science dont beaucoup sont ici, l’hommage qui leur est dû. Car ils témoignent d’une des plus hautes facultés de l’homme, la soif de connaître et le désir de créer.
Au nom du pays tout entier qui m’entend, je rends hommage à la mémoire de Pierre et Marie Curie et je rends hommage à la tradition maintenue parmi les leurs, parmi leurs disciples, parmi tous ceux qui s’intéressent aux chances de l’homme. »