Relire aujourd’hui le discours prononcé par François Mitterrand le 24 avril 1964 à la tribune de l’Assemblée nationale constitue un très grand plaisir. Non seulement la forme est impeccable et très travaillée, mais ce texte – l’un des plus importants des controverses constitutionnelles de la Ve République – est susceptible de plusieurs lectures.
Comme tout texte quelque peu ancien, il nous apprend beaucoup de choses, non seulement sur son contenu, mais également sur son environnement.
Le simple parcours du Journal officiel nous indique que ce débat sur la nature de la Ve République a eu lieu un vendredi après-midi dans le cadre des questions orales avec débat. Tel ne serait plus le cas aujourd’hui: d’une part les questions orales avec débat ont quasiment disparu des activités habituelles de l’Assemblée nationale; d’autre part le vendredi (matin et après-midi) est devenu un jour inutilisable pour un ordre du jour de réelle importance, sauf, sans doute, crise nationale ou internationale. La semaine parlementaire n’est plus la même qu’en 1964. Les références à l’hospitalisation du général de Gaulle permettent encore plus de dater cette époque.
On constatera aussi que François Mitterrand fait partie d’un groupe parlementaire « Le Rassemblement démocratique » – distinct du groupe socialiste SFIO – qui regroupe des Radicaux (avant la scission de 1972) et des personnalités du centre gauche, voire de l’ancienne UDSR, dont l’intéressé. Nous avons en face de nous le François Mitterrand opposant résolu au général de Gaulle et à la Ve République, le futur auteur du Coup d’Etat permanent, mais pas encore le candidat de 1965, ni a fortiori le fondateur de la FGDS ou le premier secrétaire du Parti socialiste d’après Epinay. Comment s’inscrit ce discours dans la stratégie personnelle, et donc politique, de François Mitterrand entre le ministre républicain de la IVe République, le candidat de la Gauche et le Président socialiste de la Ve? Voilà une question qui pourrait inciter à poursuivre les recherches.
La structure du propos de François Mitterrand révèle une construction classique, accompagnée de quelques envolées typiquement parlementaires, voire polémiques, même si la tonalité générale du discours ne l’est guère. Après une introduction dans laquelle l’orateur explique pourquoi il a d’abord posé une question sur le décret du 14 janvier 1964 relatif aux forces aériennes stratégiques, puis élargi sa curiosité aux conséquences de la conférence de presse du général de Gaulle du 31 janvier 1964, le député de la Nièvre procède à une longue analyse juridique de la nature du régime institué par la Constitution de 1958. Comme tout requérant ou plaideur, il nourrit son dossier avec de bonnes références et cherche à convaincre l’auditoire par la logique et la force de sa démonstration. Le recours aux débats du Comité consultatif constitutionnel de 1958, à l’exposé de Michel Debré devant le Conseil d’État et aux propos mêmes du général de Gaulle, puis aux meilleurs auteurs de la doctrine constitutionnelle d’inspiration gaulliste (MM.Prélot et Capitant) permet de disposer d’un véritable travail de chercheur sur les conceptions de la fonction présidentielle dans la Constitution de la Ve République. Les citations sont longues, précises, référencées. Le professeur d’aujourd’hui, étudiant à l’époque, ne peut que se réjouir de la qualité du travail préparatoire. Qui a aidé François Mitterrand dans cette tâche? on aimerait le savoir.
Au fur et à mesure de son propos François Mitterrand s’appuie sur la thèse du régime parlementaire classique. Si telle est la volonté consciente des auteurs du texte de 1958 et de l’assentiment donné par le peuple français (sauf quelques minoritaires dont l’intervenant) il convient de continuer à lire et à interpréter les dispositions fondamentales dans ce sens et non en fonction de « l’autorité indivisible de l’État tout entière déléguée au Président », formule utilisée le 31 janvier précédent par le général de Gaulle. De là découlent des questions simples adressées à Georges Pompidou, Premier ministre, sur la manière dont il conçoit son rôle, en particulier en matière de défense nationale et d’utilisation des armes nucléaires. L’exposé de la thèse traditionnelle des Républicains est ici mené avec brio et force. Il peut toujours servir de soubassement pour des sujets d’examen.
Au-delà du contexte de 1964 ce discours mériterait une double interrogation:
– par rapport à ce que sera la pratique présidentielle de François Mitterrand à partir de 1981;
– par rapport à la véritable nature de la Ve République.
Sur le premier point, il serait tentant d’imaginer un débat vers 1984/1986 au cours duquel Pierre Mauroy ou Laurent Fabius répondrait à un orateur de droite (lequel?) sur la poursuite, voire le perfectionnement, du » régime d’autorité et d’irresponsabilité » (il s’agit des derniers mots du discours) institué en 1958. Les références doctrinales pourraient être complétées, grâce notamment à la publication, sur décision du Président Mitterrand, des Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution de 1958, mais il n’y aurait pas grand chose à changer aux analyses et critiques. Le décret de 1964 sur les forces aériennes stratégiques a été remplacé en 1996 par un nouveau décret portant détermination des responsabilités concernant les forces nucléaires; il confirme le rôle décisif du Président de la République pour donner l’ordre d’engagement des forces nucléaires.
Les questions posées par François Mitterrand en 1964 sur la nécessité de choisir entre « un régime présidentiel honnête et authentique » et « un régime parlementaire adapté aux besoins modernes » ont alimenté depuis cette intervention de nombreuses autres prises de position. Les trois cohabitations, dont deux sous la présidence de l’orateur de 1964, la réduction de sept à cinq ans de la durée du mandat présidentiel, la simultanéité de l’élection présidentielle et des élections législatives, les résultats de l’élection à quatre tours du printemps 2002 ou les propositions pour une « nouvelle VIe République » ne rendent pas caduques les arguments d’alors.
L’exception constitutionnelle française, fortement stigmatisée le 24 avril 1964, demeure une réalité. Est-elle, en fin de compte, si condamnable ?