À partir du congrès d’Epinay en 1971, «la rupture » est le maître-mot qui sous-tend la stratégie adoptée par les socialistes réunis autour de François Mitterrand. Celui-ci dans le discours qu’il prononce alors devant le congrès en fait même la ligne de partage intangible entre ce qui est socialiste et ce qui ne peut pas prétendre l’être. « Celui qui n’accepte pas la rupture, celui qui ne consent pas à la rupture avec l’ordre établi, politique, cela va de soi, avec la société capitaliste, celui-là, je le dis, il ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. »
À partir de là, et dix années durant, c’est l’affaire de tous les militants d’approfondir et de préciser les différents champs sur lesquels cette stratégie de rupture s’appliquera.
C’est d’abord, en 1972, le programme « Changer la vie » qui ouvre une voie entre les thèses réformistes de la social-démocratie, son acceptation du système capitalisme et le communisme qui porte atteinte aux libertés fondamentales. Une perspective que François Mitterrand résumera lors de son investiture, le 21 mai 1981, comme devant être « la nouvelle alliance du socialisme et de la liberté. »
Le programme du candidat présenté aux Français en 110 propositions relève de cette volonté de rupture en particulier dans les domaines de l’action sociale et économique mais, également, pour le vaste champ des libertés.
La lutte contre le chômage en priorité
Le chômage est un phénomène relativement nouveau dans un pays qui a bénéficié de l’élan des fameuses « trente glorieuses ». Au cours des dernières années de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, il a atteint un niveau qui marque profondément l’opinion publique. En dix années, de 1970 à 1980, il est passé d’un taux de 2,5% à 6,3%, tandis que sa durée moyenne n’a cessé d’augmenter (32% des chômeurs le sont alors depuis plus d’un an).
Pour lutter contre cette dégradation alarmante, le programme prévoit deux types de mesures.
La première consiste à agir sur l’économie par une relance de la consommation avec une attention toute particulière pour le pouvoir d’achat des plus démunis. C’est ainsi que sont annoncés le relèvement du Smic et une augmentation de l’ensemble des prestations sociales, à savoir celles qui sont destinées aux personnes âgées, aux familles et aux handicapés. Il prévoit également une baisse de l’impôt direct des contribuables les plus modestes. C’est également pour lutter contre le chômage qu’il est prévu dans ce programme une diminution progressive de la durée du travail et l’instauration d’une cinquième semaine de congés payés, l’objectif étant d’obliger les entreprises à embaucher pour compenser cette diminution du temps de travail. Pour que ces entreprises ne soient pas mises en difficulté par rapport à leurs concurrents étrangers, une des propositions prévoient des mesures d’encouragement à l’investissement.
La seconde consiste à rendre à l’Etat un rôle qu’il avait peu à peu cesser de jouer en matière économique. C’est d’abord l’annonce d’une réhabilitation de la planification qui avait perdu de sa vigueur au cours des dix années précédentes. Mais surtout, plus emblématique, l’extension du champ d’intervention de la puissance publique par la nationalisation de neufs grands groupes industriels et financiers pour les soustraire à la seule loi du profit privé. Avec cette mesure d’ampleur, François Mitterrand se donne les moyens de la rupture annoncée. Le projet serait insuffisant s’il n’était précisé qu’à partir de ces leviers l’objectif était de dynamiser un certains nombres de secteurs clés : transports, électronique, chimie fine, sidérurgie ou bio-industrie, par exemple.
Dans certains groupes industriels, l’intervention de la puissance publique, par-delà le supposé parti-pris idéologique, présente le caractère d’urgence d’un véritable plan de sauvetage. C’est le cas de la sidérurgie, où de nombreux sites produisent encore avec un outillage vétuste, datant des années 20 et récupéré en Allemagne à la fin de la deuxième guerre mondiale. Il en est de même pour Thomson dont, par exemple, la branche « câbles » est en bout de course avec l’achèvement du plan national de « téléphonie » et qui, pour le reste de ses principales activités, dépend largement du bon vouloir de la puissance publique.
Enfin, la proposition 16 prévoit un grand programme de travaux publics avec la mise en chantier de logements sociaux et d’équipements collectifs.
La rupture ne serait que superficielle si elle ne touchait pas la société dans ses profondeurs.
Le programme affiche une série de mesures concernant les libertés et l’acquisition de nouveaux droits pour un certain nombre de catégories « dominées ». Pour les femmes: égalité des chances devant l’emploi, égalité des rémunérations, mais aussi accès facilité à la contraception… Pour les immigrés: égalité des droits dans le travail, protection sociale, formation continue…
Le premier gouvernement Mauroy s’installe le 22 mai 1981. Lors des législatives du 21 juin, les électeurs donnent un large majorité au Parti socialiste. Deux jours plus tard, Pierre Mauroy installe son deuxième gouvernement.
Jusqu’à la fin du mois de septembre, François Mitterrand demeure silencieux tandis que les deux Assemblées se lancent dans la discussion et la mise en œuvre de son programme. Le rythme du travail parlementaire est intense et rapide ce qui permet au Président de la République de dresser un premier bilan devant la presse dès le 24 septembre.
Vers la révolution technologique
A cette date, beaucoup a déjà été accompli: majoration du Smic, augmentation du minimum vieillesse, des allocations familiales et de l’allocation logement, un plan en faveur de l’emploi, la loi de décentralisation, l’abrogation de la peine de mort, la suppression de la Cour de Sureté de l’Etat, sans oublier les lois de nationalisations que vient de voter l’Assemblée nationale « pour doter, commente-t-il, notre pays d’un système de crédit apte à encourager l’initiative et d’un appareil industriel capable d’entraîner l’ensemble des entreprises dans la révolution technologique de la fin de ce siècle. »
Elles concernent cinq grands groupes industriels, à savoir CGE, Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, Rhône-Poulenc, Pechiney-Ugine-Kuhlmann, nationalisés à 100%. et par un contrôle majoritaire Thomson CSF; des participations dans les filiales qui tombent alors dans le domaine public. Les créances de l’Etat sur Usinor et Sacilor deviennent des titres de propriété. Chez Dassault et Matra, la puissance publique prend une participation de 51 %.
Sur 366 banques existantes, 3 avaient déjà été nationalisées par le gouvernement du général de Gaulle, 36 autres le sont alors, avec pour critère un seuil de dépôt fixé à un milliard de francs. Entraient dans cette épure des établissements tels que Suez, le CIC, le Crédit du Nord, le Crédit Commercial de France, la Banque Rothschild, la Banque Worms, la Banque La Hénin, la banque Hervet principalement. Ces établissements forment un maillage très serré du territoire donnant à la puissance publique une capacité accrue d’intervention et de soutien aux entreprises. Sans oublier les deux compagnies financières, Suez et Paribas.
Le secteur nationalisé représente dès lors 10% des salariés, 18% des investissements, 15% de la valeur ajoutée de l’industrie dans un environnement de deux millions d’entreprises environ employant un peu plus de dix millions de personnes, soit un peu plus de la moitié de la population active en France.
Une nouvelle donne internationale
Rupture également dans le domaine des relations extérieures. « Chaque pays a le droit légitime de déterminer sa voie, déclare François Mitterrand lors de cette première conférence de presse. En Amérique latine, en Afrique comme ailleurs, les révoltes, les révolutions, les mouvements de libération naissent d’abord de la misère, de l’exploitation et du totalitarisme avant de devenir, malheureusement, l’enjeu des conflits Est-Ouest. Les aspirations légitimes finissent toujours par surgir, d’autant plus violemment qu’elles ont été longtemps contenues. Aux combattants de la liberté contre des oppressions toujours intolérables, j’adresse mon salut et mon message d’espoir. »
Plus concrètement, lors de son premier sommet du G7, à Ottawa, le 21 juillet, François Mitterrand a proposé à ses partenaires « que soit lancée une politique de l’énergie dans le cadre et dans les moyens de la Banque Mondiale » Idée qui est reprise dans le communiqué final de cette réunion.
« La France a-t-elle les moyens de contribuer au développement du Tiers-Monde ? s’interroge-t-il. Elle a des moyens à sa mesure qui ne sont pas minces. Nous avons pris parti pour la recommandation qui nous était faite d’une contribution de 0,7% de notre produit national brut… Nous avons pris parti pour la réforme de certaines institutions internationales… Nous avons pris parti pour la régularisation des cours des matières premières ou leur stabilisation. »
Rupture encore dans la conduite du chantier européen qu’il veut plus ambitieux posant rapidement les termes de ce qui sera l’une des grandes réussites de ses présidences. François Mitterrand est imprégné des idées des pères fondateurs, des pionniers de l’aventure européenne. Il était présent à la réunion de La Haye en 1948, à une place modeste, bien sûr, mais il a entendu les Churchill, Schuman, De Gasperi ou Spaak.
Quand il entre à l’Elysée, l’Europe est en panne. Margaret Thatcher y est pour beaucoup, qui réclame comme préalable à toute évolution qu’on lui accorde une ristourne sur sa contribution.
Sans renier l’axe franco-allemand, mais sans se laisser enfermer dans cette exclusive, François Mitterrand se tourne vers Londres que Valéry Giscard d’Estaing avait royalement négligé. Pour lui, c’est au 10 Downing Street qu’il faut aller dénouer le nœud qui étrangle la Communauté européenne. Sans nier les différences qui existent entre sa politique et celle de Margaret Thatcher, il choisit dans un premier temps de redonner vie à un dialogue suivi en s’engageant dans un certain nombre d’actions bilatérales concrètes dans les domaines des télécommunications, de l’informatique, par exemple On commence aussi à parler du tunnel sous la Manche.
Concernant l’équilibre Est-Ouest, François Mitterrand prend à contre-pied ceux qui avaient présagé ou craint une certaine complaisance vis-à-vis de Moscou. Il se montre plus ferme que son prédécesseur. Il refuse que soient poursuivis les sommets franco-soviétiques tant que la question des fusées SS 20 n’est pas réglée.
De l’autre côté, tout en manifestant clairement son refus d’entériner les actes que pose à travers le monde, en particulier en Amérique latine, l’impérialisme américain, il donne rapidement des signes très clairs de l’appartenance active de la France au camp occidental.
C’est sans doute en direction du Moyen-Orient que le coup de barre est le plus fort.
Depuis près de deux décennies, les relations diplomatiques avec Israël sont réduites à un formalisme qui le choque, sans oublier l’embargo partiel que la France maintient depuis des années. Sans contrarier la politique arabe de la France (la nomination de Claude Cheysson au Quai d’Orsay en est le signe le plus manifeste), il entend s’efforcer de renouer les fils avec les dirigeants de Tel Aviv. « La règle qui est la mienne, précise-t-il c’est d’employer à l’égard des uns et des autres le même langage et de faire les mêmes propositions… Tout ce qui pourrait menacer l’existence d’Israël dans sa réalité reconnue par le droit international sera refusé par la France… Est-ce que le peuple palestinien disposera d’une terre qui sera sa patrie. A cela j’ai toujours répondu oui. » Lors de cette conférence de presse du 24 septembre, il est en mesure d’annoncer un voyage officiel en Israël dans les mois suivants quand aucun contact de ce genre, à haut niveau, n’avait plus eu cours depuis près de quatorze années.