Lorsque l’on évoque, aujourd’hui, la politique africaine de François Mitterrand, il n’est pas rare que l’on néglige l’une des premières grandes affaires du septennat, c’est-à-dire l’interposition – l’engagement ? – de l’armée française entre les troupes libyennes et tchadiennes. Pourtant, la question du Tchad a longtemps mobilisé notre diplomatie et notre armée. Vous-même avez joué un certain rôle dans cette affaire.
Roland Dumas. – C’est tout à fait exact. J’ai même eu à m’occuper du Tchad avant d’être nommé ministre. Mais avant de répondre à votre question, j’aimerais rappeler quelques éléments de contexte.
Pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de toute cette affaire, il faut se rappeler ce qu’était la situation au Tchad lorsque la gauche arrive au pouvoir. Le pays, vingt ans auparavant, avait obtenu son indépendance. Pourtant, l’instabilité y régnait. Elle se trouvait alimentée par les luttes de clans à l’intérieur et, à l’extérieur, par la convoitise des pays voisins. Ces deux termes de l’équation se complétaient d’ailleurs puisque les puissances extérieures offraient tour à tour leur soutien à l’une ou l’autre des factions, en fonction de leurs intérêts et des aléas politi-comilitaires sur le terrain.
Précisément, depuis quelques années, la Libye intervenait sans ménagement au Tchad. Officiellement, cette intervention reposait sur un différent frontalier entre les deux États : Tripoli réclamait une bande de terre de près d’une centaine de kilomètres de large – dite bande d’Aouzou – se situant à la frontière des deux pays. En réalité, cette revendication territoriale n’était qu’un prétexte. Au-delà de la bande d’Aouzou, la Libye visait un autre objectif, plus ambitieux. En s’imposant militairement dans le nord du pays, son objectif était de faire pression sur le pouvoir en place à N’Djamena. Ainsi, le Tchad aurait-il été intégré dans sa sphère d’influence – voire intégré tout court puisque en 1978, à la suite d’un coup d’État militaire à N’Djamena, un projet de fédération tchado-libyenne avait même été envisagé – permettant au « fougueux » colonel de poursuivre son avancée vers le sud de l’Afrique.
Tout cela inquiétait les pays de la région : ceux du Maghreb voyaient d’un mauvais oeil le renforcement de la puissance libyenne ; ceux d’Afrique redoutaient cette expansion vers le sud. J’insiste d’ailleurs sur ce dernier point : lors d’un sommet franco-africain, Houphouët-Boigny avait, au nom des autres chefs d’États de la région, lancé un appel pressant pour une action française contre la Libye. Bref, toutes les chancelleries nous demandaient d’intervenir.
En juin 1982, après des péripéties qu’il est sans doute inutile de détailler, mais où la France joua un certain rôle – nous étions parvenus à une sorte d’accord avec le colonel Kadhafi pour qu’il évacue ses troupes du pays et qu’une force africaine s’y déploie -, Hissen Habré reprend le pouvoir à N’Djamena, avec le soutien du Soudan. C’est-à-dire avec le soutien, probable, des États-Unis. Ces derniers sont en effet obnubilés par les liens qu’entretenaient alors Goukouni Oueddeï et la Libye ; ceci s’expliquant par le soutien diplomatique de la Libye à l’Union soviétique. N’oubliez-pas l’importance, à l’époque, des mécanismes de la guerre froide. Le colonel Kadhafi décelait dans cette situation une manoeuvre d’encerclement de la part des Américains.
Bref, Goukouni Oueddeï se trouvait chassé du pouvoir. Il recommençait la guérilla au nord, avec le soutien du colonel Kadhafi qui, du même coup, pouvait reprendre – mais l’avait-il vraiment arrêtée ? – sa politique d’expansion africaine. « Après tout, me disaitil, la Libye est une puissance africaine… »
Et la France se trouvait sur son chemin…
Roland Dumas. – … Bien entendu. Notre pays joue un rôle important dans les équilibres géopolitiques du continent. Nous sommes les garants de la sécurité de bon nombre de pays. On nous critique beaucoup pour cela, mais cela nous crée des obligations.
Le Tchad est un pays très pauvre ; l’un des plus pauvres de la planète. Sa géographie lui est défavorable. Pays enclavé, il ne dispose d’aucun débouché naturel. Il est du reste divisé en deux. Au nord, une population plutôt musulmane, clairsemée, sans réelle force économique, vivant du désert. Au sud, en revanche, se trouve ce que l’on appelle le « Tchad utile ». Là, la population est plus dense, animiste ou chrétienne, et vit – survit – de son économie agricole. L’offensive du colonel Kadhafi ne pouvait qu’être un facteur de division et d’affrontement pour un peuple qui méritait de connaître la paix.
Tout en cherchant à poursuivre ses objectifs, il ne pouvait ignorer nos positions au risque d’entrer en conflit ouvert avec nous. Parallèlement, si de notre côté nous pouvions – et devions – jouer un rôle dans la pacification du Tchad, il paraissait difficile de nous engager dans une opération militaire de grande envergure contre les troupes libyennes. Une telle opération aurait été très coûteuse sur tous les plans et très difficile à mener en plein désert. François Mitterrand était très réticent à l’idée d’un engagement de grande ampleur.
Il fallait donc qu’une solution politique soit trouvée si l’on voulait éviter l’affrontement. Une telle volonté existait à Tripoli, aussi étrange que cela puisse paraître : le chef de la Jamaa Islamiya avait, dès mai 1981, multiplié les signaux pour entrer en contact directement avec le président de la République. À partir de l’été 1982, ces signaux se firent plus pressants mais, officiellement, François Mitterrand ne voulait pas donner suite.
La situation était bloquée ?
Roland Dumas. – Oui et non. François Mitterrand avait parfaitement conscience de la nécessité d’un contact pour trouver une solution politique. Mais il ne pouvait s’agir d’une rencontre de haut niveau qui aurait offert sans contrepartie une forme de légitimité au colonel Kadhafi. Il y avait donc une place pour ce que l’on peut appeler une « diplomatie parallèle »…
Il se trouve que j’avais été l’avocat de la famille de Françoise Claustre, enlevée au Tchad en 1974 et retenue pendant près de trois ans. J’étais donc connu pour m’intéresser au dossier. Par ailleurs, personne n’ignorait mes contacts avec François Mitterrand. Malgré tout, je fus étonné de recevoir, par l’intermédiaire d’un ami algérien, un étrange message : le colonel Kadhafi voulait que je serve d’intermédiaire pour entrer en contact avec le président de la République française. Je restais prudent. Quelque temps plus tard, un nouvel émissaire frappa à ma porte. Il s’agissait du colonel Hassan Ichkal, membre du Conseil de la Révolution libyenne et par ailleurs cousin de Kadhafi. Une forte personnalité. La discussion fut avec lui beaucoup plus directe : Kadhafi voulait me voir personnellement pour me proposer un arrangement et le faire savoir à François Mitterrand.
Vous êtes donc parti pour Tripoli.
Roland Dumas. – Pas immédiatement. Je ne pouvais agir sans l’accord du Président. Celui-ci me reçut assez vite et me donna son accord pour que cette rencontre ait lieu, sans évidemment m’engager sur quoi que ce soit. « Soyez prudent. Écoutez-le », m’avait-il dit en me raccompagnant.
J’embarquais donc, sans visa, pour Tripoli. Ichkal m’y attendait avec une voiture. Il me conduisit auprès de Kadhafi. Je garde en mémoire cette première rencontre. Il faut reconnaître que le personnage avait – a toujours – quelque chose de fascinant. Il est entouré d’une tribu de femmes en armes, plus belles les unes que les autres, assurant sa protection. Il est aussi très mystérieux et ne ménage pas les effets. Introduit dans une grande pièce vide et richement décorée, j’attendais depuis quelques minutes, seul, lorsque Kadhafi est… apparu. J’eus l’impression qu’il m’attendait derrière un pilier pour m’observer. Un interprète nous rejoignit et la discussion commença. Son analyse de la situation était, finalement, assez simple : la Libye et la France ont des intérêts communs au Tchad. Il suffisait donc de nous entendre pour décider d’une personnalité qui dirigerait le pays. Seulement, croyait-il, nous n’étions pas prêts à entrer dans une telle solution car nous demeurions beaucoup trop liés aux États-Unis. En tout état de cause, lui continuerait de soutenir Goukouni Oueddeï contre Hissen Habré, qu’il voyait comme la marionnette des Américains. Au fond, la proposition de Kadhafi était simple : il voulait notre aide pour installer l’un de ses hommes à la tête du Tchad ! Il me demandait de faire cette proposition à François Mitterrand. Il mit d’ailleurs à ma disposition son avion personnel pour rentrer à Paris ; celui-ci attendrait quarante-huit heures, me dit-il, une réponse du Président. Elle ne vint pas. François Mitterrand me convoquait en effet dès mon retour. Il m’entraîna dans une longue marche le long de la Seine, au pied de la rue de Bièvre. Je lui fis part de la proposition de Kadhafi. L’avion attendrait ! Le président de la République ne voulait évidemment pas entrer dans ce genre d’arrangement sur le dos d’un gouvernement étranger. Quoi que l’on pense de lui – et François Mitterrand ne l’appréciait pas particulièrement -, Hissen Habré était désormais aux commandes à N’Djamena. Pas question de soutenir contre lui une rébellion largement extérieure ! Toutefois, François Mitterrand ne voulait pas fermer la porte et me dit de conserver le lien avec Kadhafi. Entre 1982 et l’été 1983, je fis donc deux nouveaux voyages à Tripoli. La discussion se prolongeait.
Entre-temps, la situation s’était dégradée au Tchad.
Roland Dumas. – Bien entendu ! Kadhafi continuait de jouer avec le feu. Dès la fin de l’année 1982, il commença à amasser des troupes dans la bande d’Aouzou. Puis, en juin 1983, il appuya – en fait il donna l’ordre à ses troupes d’y participer – l’attaque de Goukouni Oueddeï sur Faya-Largeau, qui tomba en quelques heures. Désormais, le temps de la petite guérilla était terminé : les Libyens intervenaient directement dans le conflit avec des avions de chasse et du matériel lourd au sol. Or, Faya-Largeau était un pointclé dans le dispositif défensif tchadien. La route était ouverte vers N’Djamena. La Libye était sur le point de réaliser son objectif : placer un homme lige à la tête du Tchad, en conclusion d’une opération militaire.
Au terme de l’accord militaire qui existait entre ce pays et la France, signé en 1976, le gouvernement tchadien – en l’occurrence Hissen Habré – pouvait nous demander du matériel et des instructeurs. Nous pouvions donc le soutenir en armant et en formant ses troupes ainsi qu’en stationnant « habilement » quelques détachements dans des villes se trouvant sur la route de la capitale. L’espoir étant qu’un affrontement direct avec des troupes françaises ferait réfléchir les Libyens. Cette opération – l’opération Manta – était en place à partir du 10 août 1983, nous avons renforcé les moyens militaires français se trouvant sur place. Mais Hissen Habré voulait plus ! Et cela représentait un vrai risque pour nous.
Pourquoi ?
Roland Dumas. – Parce que ses troupes, bien que supérieures en nombre, étaient incapables de tenir tête aux forces de Goukouni Oueddeï encadrées et soutenues par les Libyens. De N’Djamena nous arrivaient donc des demandes très pressantes : l’intervention de nos avions sur des colonnes libyennes ; des hommes pour des interventions offensives au sol ; etc. Bref, une offensive militaire directe contre la Libye. Les va-t-enguerre étaient d’ailleurs nombreux : à l’Assemblée nationale, toute la droite parlementaire nous pressait d’intervenir plus durement ; Jacques Chirac le premier. Les États-Unis nous envoyaient constamment des émissaires qui nous demandaient, dans un énervement incessant, de bombarder Tripoli… L’ambiance sur cette question était tendue. N’oublions pas qu’au même moment nous étions engagés au Liban.
Nos militaires étudiaient ce scénario. Charles Hernu me l’avait clairement indiqué. Or, quand un militaire annonce qu’il se « prépare », cela signifie, en termes militaires, qu’il déploie déjà des forces sur le terrain (en l’occurrence qu’au milieu de nos « instructeurs » devaient être glissés des éléments plus offensifs).
Sans très bien savoir lequel des deux est à l’origine de l’initiative, je reçus alors un double message du président de la République et de son ministre des Affaires étrangères. François Mitterrand et Claude Cheysson m’annonçaient qu’ils étaient convenus de m’envoyer auprès de Kadhafi. Cela ne m’étonnait pas puisque, de mon côté, j’avais reçu un appel affolé de mon contact algérien auprès des Libyens. Ces derniers avaient constaté le renforcement du dispositif français et voulaient connaître nos intentions. Kadhafi voulait me revoir d’urgence.
Vous êtes donc reparti pour la Libye en pleine période de crise ?
Roland Dumas. – Exactement. Le 15 août, je me trouvais auprès de Kadhafi. Chez lui, et plus exactement sous sa tente au milieu du désert. C’est là qu’il aimait recevoir certains de ses invités. Notre entretien fut assez long. Je me rendais compte, peut-être plus que les fois précédentes, de son obsession de l’encerclement. Il voyait la main de l’Amérique partout ; persuadé que ses voisins, aux ordres de Washington, fomentaient des complots contre lui. Dit autrement, il expliquait ses décisions par sa volonté de défendre son pays.
Devant une telle attitude, il fallait évidemment le rassurer ou alors nous risquions l’escalade. Je lui fis comprendre que son attitude dans l’affaire tchadienne – mais pas uniquement – inquiétait de nombreux pays et qu’au-delà du Tchad, c’était l’équilibre de toute une région qui était en jeu. Une région à laquelle nous étions très liés. Il en découlait une conséquence simple pour notre diplomatie : que les Libyens occupent le nord du pays – comme ils le faisaient d’ailleurs depuis de nombreuses années, notamment en raison du différend sur la bande d’Aouzou – était une chose. Qu’ils arment des factions et interviennent militairement pour faire main basse sur tout un pays en était une autre. Cela créerait une situation très grave dans la région, et la France ne l’accepterait pas. C’était exactement ce que François Mitterrand m’avait demandé de dire à Kadhafi. Ce dernier respira alors longuement, considérant ce que je venais de dire. Puis, il se tourna brusquement vers notre interprète et lui demanda de sortir. Sans un mot, il se saisit d’une carte placée sous la table basse autour de laquelle nous discutions. Puis, dans un anglais parfait, il désigna sur la carte le quinzième parallèle et m’indiqua qu’au sud de cette ligne il n’y aurait pas d’intervention libyenne. Au nord, en revanche, il continuerait à soutenir le gouvernement « légal » – celui de Goukouni Oueddeï. Cette frontière virtuelle du quinzième parallèle n’était pas inintéressante. Grosso modo, on peut dire qu’elle sépare le Tchad en deux : au nord la partie peu peuplée ; au sud ce que François Mitterrand considérait comme le « Tchad utile ». Il y avait donc là le début d’un accord. Je le quittai sur ces considérations, en lui indiquant que tout cela devait être validé par François Mitterrand.
Vous n’étiez donc que son émissaire, sans aucun pouvoir de négociation.
Roland Dumas. – Pas tout à fait. Certes, dans ce genre d’affaire, seul le président de la République décide en dernier ressort. Un émissaire n’a aucun pouvoir. Il délivre un message ; il recueille une réponse ; éventuellement, il peut demander des éclaircissements pour préciser les éléments d’un accord – et là il faut être habile. Ainsi, s’il ne peut engager la parole de la France, il peut tester des solutions, tout en réservant la décision.
Vous êtes donc reparti au plus vite en France pour retrouver François Mitterrand.
Roland Dumas. – Dès la fin de notre conversation. Il était bien entendu impossible de discuter de tout cela par téléphone avec le Président. De la même façon, je ne pouvais passer par les services de notre ambassade pour communiquer mon message puisque mon déplacement était tenu secret. Même l’ambassadeur ignorait ma présence. François Mitterrand était à ce momentlà à Latche. L’avion me déposa en pleine nuit à Biarritz. J’arrivai dans la bergerie du Président vers deux ou trois heures. Tout était silencieux. François Mitterrand me fit entrer dans sa chambre et je lui fis le compte rendu de mon voyage sur le bord de son lit. Entretemps, Danièle Mitterrand était gentiment descendue à la cuisine pour me préparer une omelette. J’étais affamé. Affamé, mais content. Le Président venait de confirmer les termes de l’accord. La perspective d’un affrontement direct, et sans doute meurtrier, avec la Libye, s’éloignait.
Le colonel Kadhafi a-t-il respecté les termes de l’accord ?
Roland Dumas. – Il y eut quelques incursions de troupes libyennes ici et là et un accrochage sérieux en janvier 1984 où un avion français fut abattu. À cette occasion, nous avons d’ailleurs durcis unilatéralement notre accord. Mais le plus important pour nous n’était pas là : nous avions obtenu l’arrêt de la progression de Goukouni Oueddeï ; nous en restions à un conflit très limité avec les Libyens. Ce répit fut mis à profit par Hissen Habré qui se renforça et put reconquérir une partie du territoire.
Certes. Mais les Libyens se maintenaient toujours au Tchad.
Roland Dumas. – C’est juste. Et cela continuait de nous poser d’importants problèmes. Mais, entre-temps, j’étais devenu ministre d’État aux Affaires européennes. Je ne pouvais plus me rendre en Libye comme auparavant car on l’aurait interprété comme une démarche officielle. Il fallait donc trouver d’autres canaux de communication. Nous savions que cela ne serait pas trop difficile : Kadhafi continuait de rechercher tous les moyens possibles d’entrer en contact direct avec l’Élysée. Omar Bongo, le roi du Maroc, le ministre des Affaires étrangères grec, d’autres encore. Mais le lien le plus intéressant fut noué avec Kadhafi par l’intermédiaire du chancelier d’Autriche, Bruno Kreisky. Ce dernier rencontrait régulièrement le leader libyen et me faisait passer de nombreux documents. En avril 1984, Kadhafi nous fit parvenir par ce biais une proposition intéressante : le retrait conjoint des troupes libyennes et françaises du Tchad au travers d’un processus contrôlé par des observateurs neutres (Maroc, Autriche, Suède). La proposition était évidemment très intéressante et pouvait permettre de nous dégager militairement du Tchad. À la suite de ce message, Claude Cheysson chercha les termes d’un accord. Or, très vite, Kadhafi fit connaître une clause supplémentaire : il voulait rencontrer personnellement et officiellement François Mitterrand pour conclure l’accord. Cette perspective représentait naturellement pour son régime une forme de reconnaissance évidente ce qui était un risque, surtout si, le lendemain de la rencontre, les Libyens décidaient de revenir au Tchad. C’était un risque à prendre, compte tenu de l’enjeu.
Finalement, la rencontre eut lieu en Crète, en terrain neutre, le 15 novembre 1984.
Roland Dumas. – C’est cela. Andhréas Papandhréou, Premier ministre grec, servit de « bons offices » dans cette affaire. Il était estimé par Kadhafi.
Pour ma part, je n’assistais pas à cette rencontre – pas plus que Claude Cheysson d’ailleurs – car François Mitterrand ne voulait pas lui donner trop d’importance. De son côté, Kadhafi avait amené une large délégation : plus d’une centaine de personnes. Au fond, le Président se méfiait. Mais je crois qu’il voulait voir de ses propres yeux l’étrange colonel, ce chef d’État qui intriguait la terre entière.
Dès le début de 1985 – alors que j’étais devenu ministre des Affaires étrangères en remplacement de Claude Cheysson -, des rapports nous parvenaient qui indiquaient que, si les Libyens avaient dans une certaine mesure quitté le Tchad par le nord, ils y revenaient par l’est ! Bref, alors que notre retrait était effectif, celui des Libyens l’était… moins. Puis, en avril 1985, nous avons constaté qu’un nouveau pas était franchi. Les Libyens allongeaient la piste d’aviation de Ouadi-Doum, située dans le nord du Tchad. Les aménagements effectués permettaient d’y faire atterrir et décoller des avions militaires ce qui constituait un appui indéniable aux forces sur place et une terrible menace pour la capitale. Il fallait réagir. Je suis donc retourné à Tripoli pour une nouvelle rencontre sous la tente du colonel Kadhafi, cette fois en qualité de membre du gouvernement. Ma parole était plus libre. J’avais sur moi des photos aériennes prouvant la présence de troupes libyennes au Tchad. Je lui montrai. Il ne nia pas l’évidence. Je l’avertissais : nous ne tolérerons pas cette piste. Au fond, il fut surpris de notre attitude et me dit : « Mais qui se préoccupe du Tchad dans votre pays ? » Je lui rappelai qu’il s’agissait d’un sujet délicat pour nous. Je le quittais sur un avertissement : si cette base accueille des avions militaires, nous la détruirons. Il n’en tint pas compte, si bien qu’en février 1986, le président de la République ordonna le bombardement de la piste par nos avions.
Et il fallut encore deux ans de présence française au Tchad avant qu’un accord politique soit conclu entre Goukouni et Hissen Habré et que le pays retrouve un semblant de paix. La tentative de déstabilisation du Tchad avait échoué. La paix était revenue dans la région.